©Julie Cherki
Mardi 9 avril 2024 – Réfugié·es en France, Tatiana Frolova et six acteurs et actrices du Théâtre KnAM de Komsomolsk-sur-Amour parlent de leur pays, la Russie, de l’impossibilité d’y vivre après l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, de leur incompréhension, de leur douleur. Un spectacle fait de témoignages, de souvenirs, de l’expérience de l’exil. Une leçon de théâtralisation où se marie le documentaire, l’anecdote, l’autobiographie, la poésie et la beauté plastique. For-mi-da-ble !
Trois acteurs, trois actrices, vêtu·es de blanc apparaissent sur la scène de la salle René Rizzardo, s’éclairant mutuellement avec des lampes torches. Au premier plan, des ballots de vêtements.
L’une – cheveux blonds très courts – s’assied à un petit pupitre côté jardin tandis que les cinq autres s’adossent contre le mur de fond. Tatiana Frolova, la metteure en scène, avance au premier plan côté cour, en blanc elle aussi. Elle parle de l’exil qui s’imposait après la déclaration de guerre de la Russie à l’Ukraine le 24 février 2022, de l’accueil du théâtre des Célestins à Lyon, de la possibilité de poursuivre leur travail artistique et politique. De revivre. Mais sont-ils bien vivants ? Nous ne sommes plus… Tel est le titre de leur premier spectacle créé en exil, qui énonce, au présent, la dure réalité que Tatiana va suivre depuis la régie.
Un théâtre documentaire
Les sept artistes ont coopéré au travail de création à partir de leur expérience dans leur pays – l’URSS puis la Russie -, de documents d’archives, de films, de photos, d’objets du quotidien, de la terre russe qu’ils malaxent, dont ils enduisent leurs visages et leurs vêtements au cours du spectacle.
Au moment du départ, ils avaient droit à 23 kg de bagages. Quoi emporter ? Un objet personnel au milieu de vêtements qu’ils auraient pu laisser : un cahier de chansons, une marionnette d’ours – le symbole de la Russie –, une poupée de Grand-père Gel, le père Noël russe, un châle de la grand-mère…
Des vidéos composent aussi le spectacle : un soldat russe prisonnier téléphone à sa mère, une amie du KnAM raconte avoir accepté le départ de son fils pour le front. Dans une vidéo de 2016, lors d’une cérémonie de la société de Géographie russe retransmise à la télévision, Vladimir Poutine demande à un écolier de 9 ans quelles sont les frontières de la Russie. Réponse du bon élève : « Les frontières de la Russie se terminent au détroit de Béring avec les États-Unis ». A quoi Poutine réplique : « Les frontières de la Russie ne se terminent nulle part, » avant d’ajouter en riant : « C’est une blague ».
Le châle de la babouchka
©Julie Cherki
Un collage impressionniste
Aux témoignages personnels des acteurs et actrices, traduits oralement par Bleueen Isambart – la Française de l’équipe – installée à sa petite table, ou traduits en sur-titrage , aux vidéos, succèdent de courtes séquences, disparates mais convergentes : témoignages sur le pays perdu, sur les causes de l’exil, récit des souffrances intimes et collectives.
Touche géopolitique : les interprètes tracent les contours de leur immense pays sur le mur de fond, au moyen d’un chatterton noir. Komsomolsk-sur-Amour est à l’extrême Est, au bord du Pacifique, proche du Japon. Sur des panneaux transparents, ils et elles inscrivent les nombreuses guerres coloniales menées par leur pays : Angola, Afghanistan, Géorgie, Tchétchénie, l’annexion de la Crimée, la guerre actuelle en Ukraine… « La terre fertile représente 13 %, mais elle n’est développée qu’à un cinquième, soit 2,5 % du territoire total. Les quatre cinquièmes restants sont au-delà des capacités de l’homme russe. Mais, pour une raison que j’ignore, le Russe a besoin de s’approprier les terres des autres », s’exclame un des interprètes.
Touche de culture russe : extrait de La Cerisaie (1904), pièce d’Anton Tchekhov (1860-1904), joué par les acteurs et actrices. Ses habitant·es ruiné·es doivent quitter leur chère maison, tant aimée. Fin d’une époque. Forte émotion.
Touche Mireille Mathieu : la chanteuse française, adorée du public russe, chante sur la place Rouge. La coupe Mireille Mathieu était, à une époque, très prisée des jeunes filles.
Salut de fin de spectacle, le 9 avril 2024.
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Entre politique et poésie
Le travail sur la lumière, les vidéos filmées en direct, les éléments de décor mobiles flottant au-dessus des interprètes, créent des moments de pure beauté, atténuant, ou rendant d’autant plus cruelle la coupure entre le groupe d’exilé·es et leurs compatriotes : « Le serf est toujours à l’intérieur des gens » déplore la metteuse en scène.
Citons les artisans du succès de la troupe : les historiques comme Dmitrii Bocharov et Vladimir Dmitriev, présents depuis le début, Irina Chernousova qui les a rejoints plus tard et les « jeunes » Liudmila Smirnova et German Iakovenko. Bleuenn Isambard, militante pour les droits humains en zones de conflits – en Tchétchénie notamment – travaille avec eux depuis 2011. Sa présence comme traductrice et interprète a permis au KnAM de se faire connaître en France.
Dans une rencontre précédant le spectacle, Tatiana Frolova – née en 1961- retrace son parcours. Création du KnAM – initiales de sa ville natale Komsomolsk-sur-Amour dont l’acronyme signifie « Venez chez nous » – en 1985 dans une toute petite salle de 26 places où chaque spectacle donnait lieu à « une guerre civile » dit-elle. « Pourquoi faites-vous tant de politique », lui demandait-on souvent. « Mais je devais parler » aussi bien sur la vie de sa mère, que la guerre en Tchétchénie, que l’histoire de Komsomolsk, que le suicide d’une jeune femme.
Lucie Kempf, professeure à l’Université de Lorraine, l’accompagne et traduit. Elle a fait la connaissance de la petite troupe lors du festival Passages à Nancy et ne les a plus perdus de vue. La troupe s’est fait connaître à Berlin, grâce aussi au festival Sens Interdits à Lyon. Et le spectacle « Nous ne sommes plus… » a déjà été donné 50 fois en France.
« Le 24 février, notre théâtre en Russie, où nous avions travaillé pendant 37 ans, s’est transformé en un espace sans vie. Nous sommes partis. Nous n’avons plus de pays. Nous sommes ici. Une personne sans armes a peu d’outils pour résister à la guerre. Seulement le cœur et l’énergie. Alors c’est avec ces outils à notre disposition que nous résistons. » Extrait de la note d’intention rédigée par Tatiana Frolova.
Tatiana Frolova et Lucie Kempf, le 10 avril à la MC2
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