« Grenoble est un désert médical »
Par Manuel Pavard
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Grenoble, un désert médical ? La question peut surprendre. Des statistiques récentes et la pénurie de médecins traitants font apparaître une ville mal lotie comparée à d’autres grandes villes françaises mais aussi au reste de l’Isère. Constat confirmé par la communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) de Grenoble, qui regroupe une large partie des professionnels du territoire.

À Grenoble, « chaque médecin généraliste reçoit en moyenne dix coups de fil par jour pour une demande de médecin traitant… Dix sollicitations liées à des situation de détresse. » Les propos du Dr Deborah Cadat, déléguée syndicale, trésorière de MG France 38 et vice-présidente de la CPTS de Grenoble, font écho à l’actualité. Dans le quartier Gustave-Rivet, les départs en retraite simultanés de sept médecins ont ainsi beaucoup fait parler, près de 10 000 personnes se retrouvant sans médecin.
D’après le rapport établi fin 2023 par la CPTS, « Grenoble est considérée comme une zone prioritaire », confirme Deborah Cadat. « La pénurie de médecins traitants était déjà observée avant la crise Covid, en 2017–2018. » Une tendance qui s’est aggravée depuis. Problème, les chiffres retenus par la commission ne correspondent pas aux données officielles. Car l’annuaire santé Ameli, établi par la CPAM, se base sur le nombre de diplômés de médecine et non sur la réalité : les 152 professionnels (de secteurs 1 et 2) répertoriés à Grenoble n’équivalent pas à 152 médecins généralistes de fait. En effet, « 19 % d’entre eux ont un exercice particulier, c’est-à-dire qu’ils peuvent faire de la médecine du sport, de la gynécologie, de la pédiatrie, de l’esthétique… », précise la représentante syndicale.
Environ 49 000 patients grenoblois sans médecin traitant en 2030–2035
Selon le rapport de la CPTS, seuls « 107 de ces médecins exercent de la médecine générale sur la commune et 71 sont installés durablement ». Des généralistes grenoblois dont l’âge moyen est de 53 ans et 9 mois – contre 50 ans et un mois en Isère. Et 46 % ont plus de 60 ans, soit le double des praticiens de moins de 40 ans. Le Dr Cadat évoque « une vraie dynamique de fond : il y a plus de cessations que d’installations (un ratio de un pour deux) ainsi qu’une vague de départs en retraite ».
Grenoble n’est en outre « pas très bien lotie » en matière de densité. Avec 71 médecins généralistes libéraux « actifs » et 25 généralistes salariés des cinq centres de santé, Grenoble compte 6,1 médecins pour 10 000 habitants, contre 9,4 pour le département, 9,1 pour la région et 8,7 au niveau national.
Pour Deborah Cadat, la conclusion est sans appel : « Grenoble est un désert médical ! Les délais d’accès aux médecins traitants sont d’une semaine minimum, et pour certains d’un mois ou un mois et demi. » Une difficulté croissante pour la population, pour laquelle la recherche d’un médecin traitant relève souvent du parcours du combattant. Audrey, agente territoriale, y a été confrontée en apprenant le départ en retraite, à la fin de l’été, de sa généraliste. « J’ai appelé au moins une dizaine de médecins depuis, sans succès. Pourtant, il faut absolument que j’en trouve un nouveau avant septembre », raconte-t-elle.
On estime d’ailleurs à 49 000 le nombre de patients grenoblois risquant de se retrouver sans médecin traitant à l’horizon 2030–2035. D’après le calcul de la CPTS, « chaque praticien devrait être médecin traitant de 1 648 patients pour couvrir l’ensemble des besoins de la population ».
« On aimerait que les médecins travaillent comme il y a cinquante ans alors que la société privilégie une vie professionnelle et personnelle épanouie. »
Deborah Cadat (CPTS / MG France)
Comment expliquer ce sombre tableau ? Grenoble dispose pourtant de réels atouts, reconnaît Deborah Cadat, à commencer par son « environnement attractif » ou la présence « du CHU et de pas mal de spécialités ». Sur ce dernier point, la médecin observe néanmoins que « de plus en plus de spécialités sont à l’extérieur de la ville » – comme les radiologues. Quant au reste, difficile de donner une réponse à ce stade, selon elle. Et de citer, dans l’air du temps, « les difficultés pour accéder en voiture au parc immobilier et la création de cabinet qui est très compliquée ». Quant à la sécurité, cela pourrait devenir problématique à terme, sans être très déterminant à ce stade.
Dans ce contexte, la loi Garot visant à contraindre les médecins à exercer deux jours par mois dans les déserts médicaux est jugée sévèrement. « Grenoble ne fera pas partie de ces communes » bénéficiaires, note la déléguée MG France. De plus, « pour remplacer un médecin, on estime qu’il en faut deux aujourd’hui. Les besoins sont plus importants : on voit les médecins plus souvent, plus de spécialistes pour la prévention… On aimerait qu’ils travaillent comme il y a cinquante ans alors que la société privilégie une vie professionnelle et personnelle épanouie. »
« Un généraliste ne travaille pas seul »
Deborah Cadat souligne également que « les grands déserts médicaux sont des déserts tout court. Un généraliste ne travaille pas seul, il faut aussi avoir accès à d’autres spécialités médicales : laboratoires d’analyses, infirmiers, cabinets de radiologie… S’il n’y a rien de tout cela à moins d’une heure de voiture, il ne peut pas soigner efficacement. » Elle rappelle par ailleurs qu’un médecin a aussi droit à des écoles pour ses enfants, un travail pour son conjoint et des commerces de proximité sur son lieu de vie.
Quelle est la clé alors ? Ce n’est pas tant la formation, affirme le Dr Cadat : « On en forme assez, le problème, c’est que les diplômés ne s’installeront pas nécessairement en médecine générale ». Pour elle, « il faut rendre ce métier de généraliste plus attractif, moins lourd et avec des responsabilités partagées », conclut-elle.
Dans l’immédiat, la CPTS a mis en place à Grenoble le dispositif « Médecins engagés », qui consiste à centraliser les demandes de patients sans médecin traitant. Un système conçu à la fois pour les patients et les généralistes. Cela permet aux premiers de faciliter leur recherche de médecin traitant, en regroupant les demandes en un seul point d’entrée. Mais également de soulager les seconds, en s’occupant d’orienter les demandes vers les professionnels disponibles, tout en respectant leur capacité d’accueil. Un premier pas, en attendant une hypothétique amélioration de la conjoncture.

CHU Grenoble-Alpes, un fleuron malade
Urgences saturées, manque de lits et de soignants, management toxique… Malgré ses atouts, le CHU Grenoble-Alpes n’échappe pas à la crise.
Avec ses 2 100 lits et 11 500 professionnels (premier employeur isérois) répartis sur quatre sites, l’excellence scientifique du territoire, ses équipements, le CHUGA demeure « attractif », admet Élisabeth Guillemin, secrétaire générale de la CGT du CHU. Mais si l’hôpital recrute, « encore faut-il que les gens embauchés restent ». Cette « grosse fuite » touche autant les soignants expérimentés que les jeunes, « dégoûtés par le management toxique et délétère ».
Des agents auxquels la direction répond « si vous n’êtes pas content, la porte est ouverte », relate-t-elle. Ces « mauvaises conditions de travail » se traduisent aussi par le manque de lits dont « le nombre a été au moins divisé par deux en vingt ans », souligne Raphaël Briot, médecin anesthésiste de formation, désormais urgentiste au Samu, élu au Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes-réanimateurs élargi (SNPHAR‑E).
« Des patients qui peuvent rester plusieurs jours dans le couloir »
« Plus de 200 lits ont fermé, il manque au moins 150 infirmiers, 60 à 80 aide-soignants, des urgentistes… Tous les services sont en sous-effectif », abonde Élisabeth Guillemin. Pointant la tarification à l’acte initiée par Sarkozy, « stratégie perverse ne prenant pas en compte les maladies chroniques ou la psychiatrie », Raphaël Briot fustige le système qui impose de « se débrouiller pour faire plus avec moins ».

Avec les difficultés rencontrées par les urgences des établissements voisins — à l’instar de Voiron ou du GHM -, l’hôpital Michallon est en outre « le seul établissement du bassin grenoblois qui ne peut pas se permettre de fermer les urgences la nuit », précise-t-il. « On n’accueille que les patients régulés, amenés par le Samu », complète Élisabeth Guillemin. Des urgences « calibrées pour 55 patients. Mais au mieux, ils sont 80, et même jusqu’à 130. Avec des patients qui peuvent rester plusieurs jours sur des brancards, dans le couloir. Ce n’est pas humain ! »
La CGT, qui milite notamment pour la suppression de la loi de financement de la Sécurité sociale et la création de centres de santé locaux, est « mitigée » face au plan de modernisation à 563 millions d’euros annoncé en avril par Yannick Neuder, ministre de la Santé. Dubitative, la syndicaliste émet aussi une crainte : l’aide de l’État étant évaluée à 201 millions d’euros, « tout le reste viendra des finances du CHU, qui met toutes ces billes dans ce projet ». Et qu’arrivera-t-il après la fin des travaux ? « On est inquiets des conséquences sur le personnel, qu’il n’y ait plus de marge de manœuvre. »

Sous administration judiciaire, la Mut’ revit
La Mut’ va mieux. C’est la bonne nouvelle de 2024 : son activité a progressé de 8 % et la plage d’ouverture de ses urgences est passée de 8h-16h à 8h-23h cinq jours par semaine. L’établissement avait été mis en péril après son rachat par le groupe Avec de Bernard Bensaid. Suite à une plainte déposée par FO et la CGT, le PDG avait été mis en examen pour détournement de fonds publics.
Aujourd’hui, 75 % des sociétés Avec sont en redressement judiciaire. Le parquet national financier ainsi que les parquets de Grenoble et de Marseille poursuivent leurs investigations. La Mut’ est sous administration judiciaire jusqu’en mai 2026 avec mission pour ses administrateurs de récupérer les 6,5 millions d’euros captés par les sociétés Avec.

Bourgoin. L’hôpital sur la corde raide
L’hôpital de Bourgoin-Jallieu n’échappe pas aux effets des restrictions budgétaires qui touchent tout autant les soignants que les soignés.
Thibaud n’oubliera jamais sa nuit aux urgences du centre hospitalier Pierre-Oudot (CHPO). Cinquante-quatre patients, certains agressifs, très mal en point, et pour faire face, seulement deux infirmières et deux médecins, « efficaces, calmes, respectueux ». Une chance pour Thibaud, si l’on peut dire, car les urgences pour adultes de Bourgoin-Jallieu sont fermées régulièrement et temporairement, faute de médecins urgentistes en nombre suffisant.
Hormis les services normés, comme les unités de soins intensifs ou les services de réanimation, pour lesquels la direction a une obligation légale de respecter un quota soignants/soignés, les sous-effectifs sont légion dans différents services du centre hospitalier berjallien.
En pédopsychiatrie, un chef de service et un cadre de santé
Ainsi, et alors même que le gouvernement a décidé de faire de la santé mentale une grande cause nationale en 2025, le service de pédopsychiatrie se trouve en très grande difficulté avec seulement un chef de service et un cadre de santé… Ce qui fait peu pour un établissement support du groupement hospitalier territorial du Nord-Isère, situé dans un bassin de population de 300 000 habitants au sein duquel une dizaine de déserts médicaux ont été recensés par l’agence régionale de santé.
Michelle, de son côté, déplore la fermeture du service d’urologie survenue il y a quelques mois. « C’était un service dynamique, avec une très grande patientèle et deux médecins qui intervenaient également à Pont-de-Beauvoisin et La Tour-du-Pin. Ils ont créé le service ensemble il y a neuf ans et l’ont fermé ensemble faute de collègues pour prendre leur suite », précise Michelle qui est contrainte de consulter à Lyon dans le privé, faute de places dans les hôpitaux publics.
Au total, sur les soixante-douze services de soins, nombre d’entre eux sont en sous-effectifs permanent, affectant ainsi le bon fonctionnement de cet hôpital pourtant bien équipé et indispensable dans le Nord-Isère.
Didier Gosselin
Investir dans la santé
Pour le PCF, il faut sortir de l’austérité et consolider les recettes de la Sécurité sociale. Augmenter le taux de l’objectif national de dépenses d’assurance maladie, qui stagne ou baisse, et investir dans les hôpitaux. Ainsi les nouvelles recettes de l’Assurance maladie seraient utilisées pour embaucher 100 000 agents hospitaliers et titulariser les contractuels dans le cadre d’un plan d’embauche et de formation.
Le jackpot à 200 millions
Pour le seul CHPO, le coût de l’investissement s’est élevé à près de 170 millions d’euros. Le bail emphytéotique a engagé l’établissement dans une relation contractuelle de 32 ans à l’issue de la livraison de l’ouvrage (2011). Évalué à 17 millions d’euros en 2013, le loyer contracté atteindra 25 millions dans les dernières années. Le paiement différé de la construction de l’ouvrage se traduira par le versement sur la durée de plus de 370 millions d’euros en principal et intérêts à l’opérateur (Bouygues), montants inclus dans les loyers. (Sources Chambre régionale des comptes).