Échirolles. Renzo Sulli devant la justice : a‑t-on droit à un service public de proximité ?
Par Manuel Pavard
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Renzo Sulli se présentera à deux reprises, à un an d’intervalle, à la barre du tribunal correctionnel. La conséquence d’un signalement — suivi d’un rapport — de la chambre régionale des comptes (CRC) Auvergne-Rhône-Alpes au parquet de Grenoble, en 2023, concernant la gestion de la ville d’Échirolles. Ce qui vaut aujourd’hui à l’ex-maire de la commune (de 1999 à 2023) d’être renvoyé devant le tribunal mardi 9 décembre 2025 pour la première affaire et le 8 décembre 2026 pour la seconde.
Dans le premier dossier, Renzo Sulli devra justifier l’embauche de son ancien adjoint, Emmanuel Chumiatcher, pour un poste de chargé de mission, entre mai 2021 et 2022. Un recrutement jugé illégal par le parquet, qui conteste également le niveau de rémunération. Selon nos informations, la divergence porterait sur un point technique et administratif. En clair, fallait-il ou non une délibération du conseil municipal pour entériner ce recrutement pour surcroît d’activité ? Le tout, sachant que « la réalité du travail de l’employé concerné a été abondamment démontrée », affirme un bon connaisseur du dossier.
Marché public contre délégation de service public
Plus politique, en revanche, est la seconde affaire, qui verra l’ancien édile communiste comparaître, aux côtés du directeur général des services (DGS), Serge Biessy, pour un supposé délit de favoritisme. En cause, l’attribution des activités périscolaires à l’association Évade (Échirolles vacances animation développement éducatif), via une délégation de service public (DSP) signée en janvier 2020. Contrat d’une durée de six ans, qui expire donc en cette fin d’année 2025 ; la nouvelle délégation, examinée prochainement en conseil municipal, devant être effective à partir du 1er janvier 2026.
Ici, la justice soupçonne la municipalité d’Échirolles d’avoir « conçu un marché sur mesure pour qu’il soit attribué à l’association Évade », rapporte Le Dauphiné libéré. Une accusation contestée par la ville qui avait répondu à la CRC, réfutant tout avantage conféré à Évade. Il appartient désormais aux juges de se prononcer. Ce qui n’empêche pas de s’interroger sur ce que sous-tend cette mise en cause du fonctionnement d’un service public, le périscolaire en l’occurrence.
Des ambitions politiques revues à la baisse
Ce sont en effet deux visions qui s’opposent dans cette affaire. D’un côté, la CRC et le parquet reprochent à la mairie de l’époque de ne pas avoir respecté les règles de mise en concurrence. De l’autre, des élus qui assument une politique, à l’image de Jacqueline Madrennes, adjointe à l’éducation, à la culture, au travail de mémoire. Celle-ci n’a pas l’intention de commenter une procédure judiciaire en cours. Mais l’élue tient toutefois à mettre en avant « la différence entre un marché public — qui renvoie à la marchandisation, avec une connotation financière — et une délégation de service public liée, comme son nom l’indique, à un service public ».
On touche là au nœud du problème, à savoir la marge de manœuvre des collectivités dans la ligne de mire gouvernementale, en particulier de celles gérées par la gauche. À l’origine, les habitants votent pour des élus sur la base d’un programme. Mais du fait de la marchandisation de pans entiers de secteurs relevant du service public, les municipalités sont sous la pression de groupes privés : elles sont sommées de revoir les critères d’attribution des délégations et donc de revoir leurs ambitions politiques à la baisse. Ceci, car le privé n’a pas les moyens de répondre à des cahiers des charges ambitieux — sa raison d’être étant de dégager des profits. Cette « ouverture à la concurrence » — comme disent les experts ultra-libéraux — est pourtant la condition sine qua non pour s’attirer les bonnes grâces de la CRC.
L’éducation populaire, « marqueur de l’identité échirolloise »
Le cas du périscolaire à Échirolles est à cet égard édifiant. Portée après-guerre par les villes progressistes, l’éducation populaire est en effet depuis une « marque de fabrique » de la commune, un véritable « marqueur de l’identité échirolloise », souligne Jacqueline Madrennes. « La ville a très vite adopté le créneau de l’éducation nouvelle. Et aujourd’hui encore, je porte ce projet éducatif », se félicite-t-elle, précisant que l’éducation constitue « le premier budget municipal ».

L’objectif, explique l’élue à l’éducation, c’est que « les enfants puissent avoir des espaces d’expression, de rencontre, de découverte, en dehors de l’école ». Et de vanter « la coopération éducative avec l’Éducation nationale » (sur les référentiels, la formation des personnels…) ainsi que « les alliances fortes entre les attendus de l’école et ce que l’enfant peut capitaliser hors de l’institution ».
« La barre est haute »
Jacqueline Madrennes insiste sur le « niveau d’exigence très élevé » de la ville d’Échirolles envers son délégataire. Sur l’éducation populaire, « la barre est haute », ajoute-t-elle. Cela tombe bien, des élus aux parents d’élèves en passant bien sûr par les responsables de l’association, le constat est quasi unanime : Évade possède une « vraie expertise ».
Créée en 1961 à Échirolles, Évade œuvre pour l’éducation populaire, menant des actions de loisirs éducatifs à destination des enfants, à la fois sur le temps périscolaire, dans le cadre de la DSP, et sur le temps extrascolaire, que ce soit le mercredi après-midi ou lors des vacances (dans ses cinq accueils de loisirs, au centre de vacances de La Grande-Motte, dans les classes de découvertes…).
« L’association gère le périscolaire le midi et le soir pour les enfants des écoles élémentaires », indique Camille, enseignante et membre du conseil d’administration d’Évade depuis cinq ans. « Le soir, ils ont le choix entre l’accueil classique, encadré par le service éducation de la mairie, et les ateliers découvertes proposés par l’association, avec quatre activités différentes tous les soirs. »
« Continuité de service » et « panel d’activités fantastique »
« Chaque trimestre, il y a différentes thématiques », abonde Romain, parent d’élève, dont la fille de 7 ans, élève à l’école Jean-Jaurès, bénéficie des activités périscolaires (sportives ou culturelles) d’Évade entre 16h et 17h30. « L’an dernier, elle faisait du taekwondo et comme ça lui plaisait moyennement, elle a tenté le karaté cette année et elle adore ! Et elle essaye aussi le foot, l’éveil des cinq sens, la danse, l’éveil musical… »

Romain ne tarit pas d’éloges sur Évade, qui encadre sa fille depuis la maternelle. Il salue notamment « la continuité de service incroyable » le mercredi, très appréciable quand les parents travaillent. « L’école de ma fille est en réseau d’éducation prioritaire (REP) et elle a école le mercredi matin, raconte-t-il. Eh bien, les animateurs d’Évade viennent la récupérer à l’école avec un minibus, en fin de matinée, et l’emmènent directement au centre de loisirs Pablo-Picasso ! »
Autres points forts, « le maillage territorial des centres de loisirs » et « le panel d’activités fantastique ». Théâtre, piscine, sorties en montagne, confection de gâteaux, sports divers… Le menu proposé à sa fille est riche et varié. « Et les enfants apprennent aussi la vie en collectivité, le vivre ensemble. On est en plein dans l’éducation populaire », relève Romain.
Des retours « très positifs »
« Les retours des parents sont très positifs dans l’ensemble », assure de son côté Camille, qui loue la « qualité » des services proposés par l’association, citant notamment « les Jeux M’Évade, temps fort de l’année : des jeux gratuits et ouverts à tous, organisés toute la journée un samedi au printemps, dans deux centres de loisirs ». Un évènement qui a rassemblé plus de 600 parents et enfants en avril 2025, pour la dernière édition.
Les chiffres témoignent d’ailleurs de ce succès. Selon le rapport d’activité du délégataire 2024, le nombre d’ateliers découvertes mis en place par Évade sur le temps périscolaire du soir dépassait, cette année-là, tous les trimestres, les 90 ateliers par semaine contractualisés dans la DSP. Et sur quelque 2230 enfants scolarisés dans les écoles élémentaires échirolloises, un peu plus de 1000 étaient accueillis en moyenne chaque jour pendant la pause méridienne, et entre 900 et 1000 étaient présents chaque soir en ateliers découvertes et à l’accueil.
Évade accompagne en outre les enfants tout au long de l’année, y compris durant les vacances estivales. Camille évoque ainsi un total de « 750 enfants accueillis pendant l’été 2025 ». Ou encore « 165 enfants qui ont participé aux colonies de vacances, à La Grande-Motte », durant ce même été 2025 — contre 130 sur la même période, en 2024.
Aucun enfant ne reste sur le carreau
Pour assurer un tel niveau de prestations, il faut naturellement une structure assez importante, avec une cinquantaine de salariés. Parmi eux, « on a des personnes qui sont capables de suivre les comptes, qui sont rigoureuses sur les dépenses », confie la membre du CA. Le budget de l’association est ainsi quasiment à l’équilibre, le total des recettes et celui des dépenses avoisinant tous deux les 3,4 millions d’euros pour l’année 2024 par exemple.

La subvention de la municipalité (en fonctionnement) est quant à elle d’environ 1,4 million d’euros. « Depuis le Covid, on reverse chaque année nos excédents à la ville d’Échirolles », précise Camille. En tant qu’enseignante, elle « apprécie beaucoup l’accompagnement fourni par l’association pour les classes de mer ». Surtout, aucun enfant ne reste sur le carreau : « Même les familles qui payent peu [le prix des inscriptions est calculé sur la base du quotient familial, NDLR] peuvent avoir des difficultés. Mais l’aspect financier ne doit jamais être une raison de ne pas partir. On trouve toujours une solution avec Évade. »
La ville d’Échirolles « très exigeante » sur le choix du délégataire
Si sa fille et la mère de celle-ci résident à Échirolles, Romain habite, lui, à Fontaine. Il est ainsi d’autant mieux placé pour comparer la qualité des services rendus entre les deux communes, aujourd’hui aux antipodes politiquement. À Fontaine, la MJC Nelson-Mandela a été sommée de plier bagages fin 2021, un an après l’arrivée de la droite aux manettes… Avant que Viltaïs, choisie par la nouvelle majorité de Franck Longo pour la remplacer, ne soit finalement mise sur la touche. Désormais, à Fontaine, « on a même des centres de loisirs qui sont fermés pendant les vacances », déplore Romain. Ce qui « n’arriverait jamais à Échirolles ».

Le signalement de la CRC, puis le rapport publié par la suite ont-ils influé sur les décisions prises par l’association et par la ville d’Échirolles ? Chez Évade, pas vraiment, selon Camille. Du côté de la municipalité, on ne cède pas à une quelconque pression mais les services concernés sont bien sûr vigilants dans ce contexte de renouvellement de la DSP. Sur le respect du cahier des charges, des critères d’attribution de la délégation, « on est très attentifs », assure Jacqueline Madrennes. Laquelle promet que la ville se montrera de nouveau « très exigeante » dans le choix du délégataire, procédure évidemment « ouverte à tout le monde ».
« Veut-on laisser des ‘Orpea du périscolaire’ s’occuper de nos enfants ? »
Tous ont par ailleurs conscience que les demandes des magistrats financiers ne coïncident pas toujours avec l’intérêt général. On l’a ainsi constaté avec le rapport public annuel 2018 de la Cour des comptes, qui a passé au crible une centaine de piscines et centres aquatiques publics (dix en Auvergne-Rhône-Alpes dont une en Isère, à Fontaine). Un « rapport à charge contre les communes », fustigeait alors l’Association des maires de France (AMF). Des communes qui, selon la Cour, dépensent trop d’argent dans les piscines et ne sont « parfois plus l’échelon local pertinent de gestion de ces équipements ».
Loin d’une logique de service public pourtant mise en avant par les élus, « la Cour semble raisonner, dans ce domaine, uniquement en termes de rentabilité financière des installations », regrettait l’AMF, insistant au contraire sur les « missions d’accueil de tous les publics, notamment des scolaires ». Les conséquences, même indirectes, peuvent être dramatiques, l’augmentation récente du nombre de noyades n’étant sans doute pas étrangère au déficit d’infrastructures aquatiques. Ainsi, un tiers des élèves entrant en sixième ne savent pas nager, d’après l’enquête 2023 de la Direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco).
Pour les piscines comme pour le périscolaire, le constat est sans appel : le public pâtit toujours des logiques privilégiant le seul intérêt financier, au détriment du reste. Un parent d’élèves et militant échirollois conclut ainsi par une image éloquente : « Veut-on laisser des ‘Orpea du périscolaire’ s’occuper de nos enfants ? »


