Échirolles. Renzo Sulli devant la justice : a‑t-on droit à un service public de proximité ?

Par Manuel Pavard

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Renzo Sulli a démissionné de son mandat de maire en 2023, après vingt-quatre ans à la tête de la municipalité d'Échirolles.
L'ancien maire d'Échirolles Renzo Sulli est renvoyé devant le tribunal correctionnel pour deux affaires, faisant suite à un signalement de la chambre régionale des comptes (CRC). Parmi elles, un présumé délit de favoritisme envers l'association Évade, à laquelle la ville a confié les activités périscolaires via une délégation de service public. L'occasion de pointer l'anomalie contraignant les collectivités à revoir leurs exigences à la baisse, pour ainsi permettre aux acteurs privés d'accéder à ce qui représente pour eux un marché. Tandis qu'Évade est plébiscitée pour son action d'éducation populaire.

Ren­zo Sul­li se pré­sen­te­ra à deux reprises, à un an d’in­ter­valle, à la barre du tri­bu­nal cor­rec­tion­nel. La consé­quence d’un signa­le­ment — sui­vi d’un rap­port — de la chambre régio­nale des comptes (CRC) Auvergne-Rhône-Alpes au par­quet de Gre­noble, en 2023, concer­nant la ges­tion de la ville d’É­chi­rolles. Ce qui vaut aujourd’­hui à l’ex-maire de la com­mune (de 1999 à 2023) d’être ren­voyé devant le tri­bu­nal mar­di 9 décembre 2025 pour la pre­mière affaire et le 8 décembre 2026 pour la seconde.

Dans le pre­mier dos­sier, Ren­zo Sul­li devra jus­ti­fier l’embauche de son ancien adjoint, Emma­nuel Chu­miat­cher, pour un poste de char­gé de mis­sion, entre mai 2021 et 2022. Un recru­te­ment jugé illé­gal par le par­quet, qui conteste éga­le­ment le niveau de rému­né­ra­tion. Selon nos infor­ma­tions, la diver­gence por­te­rait sur un point tech­nique et admi­nis­tra­tif. En clair, fal­lait-il ou non une déli­bé­ra­tion du conseil muni­ci­pal pour enté­ri­ner ce recru­te­ment pour sur­croît d’ac­ti­vi­té ? Le tout, sachant que « la réa­li­té du tra­vail de l’employé concer­né a été abon­dam­ment démon­trée », affirme un bon connais­seur du dos­sier.

Marché public contre délégation de service public

Plus poli­tique, en revanche, est la seconde affaire, qui ver­ra l’an­cien édile com­mu­niste com­pa­raître, aux côtés du direc­teur géné­ral des ser­vices (DGS), Serge Bies­sy, pour un sup­po­sé délit de favo­ri­tisme. En cause, l’at­tri­bu­tion des acti­vi­tés péri­sco­laires à l’as­so­cia­tion Évade (Échi­rolles vacances ani­ma­tion déve­lop­pe­ment édu­ca­tif), via une délé­ga­tion de ser­vice public (DSP) signée en jan­vier 2020. Contrat d’une durée de six ans, qui expire donc en cette fin d’an­née 2025 ; la nou­velle délé­ga­tion, exa­mi­née pro­chai­ne­ment en conseil muni­ci­pal, devant être effec­tive à par­tir du 1er jan­vier 2026.

Ici, la jus­tice soup­çonne la muni­ci­pa­li­té d’É­chi­rolles d’a­voir « conçu un mar­ché sur mesure pour qu’il soit attri­bué à l’association Évade », rap­porte Le Dau­phi­né libé­ré. Une accu­sa­tion contes­tée par la ville qui avait répon­du à la CRC, réfu­tant tout avan­tage confé­ré à Évade. Il appar­tient désor­mais aux juges de se pro­non­cer. Ce qui n’empêche pas de s’in­ter­ro­ger sur ce que sous-tend cette mise en cause du fonc­tion­ne­ment d’un ser­vice public, le péri­sco­laire en l’oc­cur­rence.

Des ambitions politiques revues à la baisse

Ce sont en effet deux visions qui s’op­posent dans cette affaire. D’un côté, la CRC et le par­quet reprochent à la mai­rie de l’é­poque de ne pas avoir res­pec­té les règles de mise en concur­rence. De l’autre, des élus qui assument une poli­tique, à l’i­mage de Jac­que­line Madrennes, adjointe à l’é­du­ca­tion, à la culture, au tra­vail de mémoire. Celle-ci n’a pas l’in­ten­tion de com­men­ter une pro­cé­dure judi­ciaire en cours. Mais l’é­lue tient tou­te­fois à mettre en avant « la dif­fé­rence entre un mar­ché public — qui ren­voie à la mar­chan­di­sa­tion, avec une conno­ta­tion finan­cière — et une délé­ga­tion de ser­vice public liée, comme son nom l’in­dique, à un ser­vice public ».

On touche là au nœud du pro­blème, à savoir la marge de manœuvre des col­lec­ti­vi­tés dans la ligne de mire gou­ver­ne­men­tale, en par­ti­cu­lier de celles gérées par la gauche. À l’o­ri­gine, les habi­tants votent pour des élus sur la base d’un pro­gramme. Mais du fait de la mar­chan­di­sa­tion de pans entiers de sec­teurs rele­vant du ser­vice public, les muni­ci­pa­li­tés sont sous la pres­sion de groupes pri­vés : elles sont som­mées de revoir les cri­tères d’at­tri­bu­tion des délé­ga­tions et donc de revoir leurs ambi­tions poli­tiques à la baisse. Ceci, car le pri­vé n’a pas les moyens de répondre à des cahiers des charges ambi­tieux — sa rai­son d’être étant de déga­ger des pro­fits. Cette « ouver­ture à la concur­rence » — comme disent les experts ultra-libé­raux — est pour­tant la condi­tion sine qua non pour s’at­ti­rer les bonnes grâces de la CRC.

L’éducation populaire, « marqueur de l’identité échirolloise »

Le cas du péri­sco­laire à Échi­rolles est à cet égard édi­fiant. Por­tée après-guerre par les villes pro­gres­sistes, l’é­du­ca­tion popu­laire est en effet depuis une « marque de fabrique » de la com­mune, un véri­table « mar­queur de l’i­den­ti­té échi­rol­loise », sou­ligne Jac­que­line Madrennes. « La ville a très vite adop­té le cré­neau de l’é­du­ca­tion nou­velle. Et aujourd’­hui encore, je porte ce pro­jet édu­ca­tif », se féli­cite-t-elle, pré­ci­sant que l’é­du­ca­tion consti­tue « le pre­mier bud­get muni­ci­pal ».

Jac­que­line Madrennes, adjointe à l’é­du­ca­tion, à la culture, au tra­vail de mémoire.

L’ob­jec­tif, explique l’é­lue à l’é­du­ca­tion, c’est que « les enfants puissent avoir des espaces d’ex­pres­sion, de ren­contre, de décou­verte, en dehors de l’é­cole ». Et de van­ter « la coopé­ra­tion édu­ca­tive avec l’É­du­ca­tion natio­nale » (sur les réfé­ren­tiels, la for­ma­tion des per­son­nels…) ain­si que « les alliances fortes entre les atten­dus de l’é­cole et ce que l’en­fant peut capi­ta­li­ser hors de l’ins­ti­tu­tion ».

« La barre est haute »

Jac­que­line Madrennes insiste sur le « niveau d’exi­gence très éle­vé » de la ville d’É­chi­rolles envers son délé­ga­taire. Sur l’é­du­ca­tion popu­laire, « la barre est haute », ajoute-t-elle. Cela tombe bien, des élus aux parents d’é­lèves en pas­sant bien sûr par les res­pon­sables de l’as­so­cia­tion, le constat est qua­si una­nime : Évade pos­sède une « vraie exper­tise ».

Créée en 1961 à Échi­rolles, Évade œuvre pour l’é­du­ca­tion popu­laire, menant des actions de loi­sirs édu­ca­tifs à des­ti­na­tion des enfants, à la fois sur le temps péri­sco­laire, dans le cadre de la DSP, et sur le temps extra­s­co­laire, que ce soit le mer­cre­di après-midi ou lors des vacances (dans ses cinq accueils de loi­sirs, au centre de vacances de La Grande-Motte, dans les classes de décou­vertes…).

« L’as­so­cia­tion gère le péri­sco­laire le midi et le soir pour les enfants des écoles élé­men­taires », indique Camille, ensei­gnante et membre du conseil d’ad­mi­nis­tra­tion d’É­vade depuis cinq ans. « Le soir, ils ont le choix entre l’ac­cueil clas­sique, enca­dré par le ser­vice édu­ca­tion de la mai­rie, et les ate­liers décou­vertes pro­po­sés par l’as­so­cia­tion, avec quatre acti­vi­tés dif­fé­rentes tous les soirs. »

« Continuité de service » et « panel d’activités fantastique »

« Chaque tri­mestre, il y a dif­fé­rentes thé­ma­tiques », abonde Romain, parent d’é­lève, dont la fille de 7 ans, élève à l’é­cole Jean-Jau­rès, béné­fi­cie des acti­vi­tés péri­sco­laires (spor­tives ou cultu­relles) d’É­vade entre 16h et 17h30. « L’an der­nier, elle fai­sait du taek­won­do et comme ça lui plai­sait moyen­ne­ment, elle a ten­té le kara­té cette année et elle adore ! Et elle essaye aus­si le foot, l’é­veil des cinq sens, la danse, l’é­veil musi­cal… »

La conti­nui­té du ser­vice du péri­sco­laire pro­po­sé par Evade.

Romain ne tarit pas d’é­loges sur Évade, qui encadre sa fille depuis la mater­nelle. Il salue notam­ment « la conti­nui­té de ser­vice incroyable » le mer­cre­di, très appré­ciable quand les parents tra­vaillent. « L’é­cole de ma fille est en réseau d’é­du­ca­tion prio­ri­taire (REP) et elle a école le mer­cre­di matin, raconte-t-il. Eh bien, les ani­ma­teurs d’É­vade viennent la récu­pé­rer à l’é­cole avec un mini­bus, en fin de mati­née, et l’emmènent direc­te­ment au centre de loi­sirs Pablo-Picas­so ! »

Autres points forts, « le maillage ter­ri­to­rial des centres de loi­sirs » et « le panel d’ac­ti­vi­tés fan­tas­tique ». Théâtre, pis­cine, sor­ties en mon­tagne, confec­tion de gâteaux, sports divers… Le menu pro­po­sé à sa fille est riche et varié. « Et les enfants apprennent aus­si la vie en col­lec­ti­vi­té, le vivre ensemble. On est en plein dans l’é­du­ca­tion popu­laire », relève Romain.

Des retours « très positifs »

« Les retours des parents sont très posi­tifs dans l’en­semble », assure de son côté Camille, qui loue la « qua­li­té » des ser­vices pro­po­sés par l’as­so­cia­tion, citant notam­ment « les Jeux M’É­vade, temps fort de l’an­née : des jeux gra­tuits et ouverts à tous, orga­ni­sés toute la jour­née un same­di au prin­temps, dans deux centres de loi­sirs ». Un évè­ne­ment qui a ras­sem­blé plus de 600 parents et enfants en avril 2025, pour la der­nière édi­tion.

Les chiffres témoignent d’ailleurs de ce suc­cès. Selon le rap­port d’ac­ti­vi­té du délé­ga­taire 2024, le nombre d’ateliers décou­vertes mis en place par Évade sur le temps péri­sco­laire du soir dépas­sait, cette année-là, tous les tri­mestres, les 90 ate­liers par semaine contrac­tua­li­sés dans la DSP. Et sur quelque 2230 enfants sco­la­ri­sés dans les écoles élé­men­taires échi­rol­loises, un peu plus de 1000 étaient accueillis en moyenne chaque jour pen­dant la pause méri­dienne, et entre 900 et 1000 étaient pré­sents chaque soir en ate­liers décou­vertes et à l’ac­cueil.

Évade accom­pagne en outre les enfants tout au long de l’an­née, y com­pris durant les vacances esti­vales. Camille évoque ain­si un total de « 750 enfants accueillis pen­dant l’é­té 2025 ». Ou encore « 165 enfants qui ont par­ti­ci­pé aux colo­nies de vacances, à La Grande-Motte », durant ce même été 2025 — contre 130 sur la même période, en 2024.

Aucun enfant ne reste sur le carreau

Pour assu­rer un tel niveau de pres­ta­tions, il faut natu­rel­le­ment une struc­ture assez impor­tante, avec une cin­quan­taine de sala­riés. Par­mi eux, « on a des per­sonnes qui sont capables de suivre les comptes, qui sont rigou­reuses sur les dépenses », confie la membre du CA. Le bud­get de l’as­so­cia­tion est ain­si qua­si­ment à l’é­qui­libre, le total des recettes et celui des dépenses avoi­si­nant tous deux les 3,4 mil­lions d’eu­ros pour l’an­née 2024 par exemple.

Un prin­cipe, aucun enfant ne reste « sur le car­reau ».

La sub­ven­tion de la muni­ci­pa­li­té (en fonc­tion­ne­ment) est quant à elle d’en­vi­ron 1,4 mil­lion d’eu­ros. « Depuis le Covid, on reverse chaque année nos excé­dents à la ville d’É­chi­rolles », pré­cise Camille. En tant qu’en­sei­gnante, elle « appré­cie beau­coup l’ac­com­pa­gne­ment four­ni par l’as­so­cia­tion pour les classes de mer ». Sur­tout, aucun enfant ne reste sur le car­reau : « Même les familles qui payent peu [le prix des ins­crip­tions est cal­cu­lé sur la base du quo­tient fami­lial, NDLR] peuvent avoir des dif­fi­cul­tés. Mais l’as­pect finan­cier ne doit jamais être une rai­son de ne pas par­tir. On trouve tou­jours une solu­tion avec Évade. »

La ville d’Échirolles « très exigeante » sur le choix du délégataire

Si sa fille et la mère de celle-ci résident à Échi­rolles, Romain habite, lui, à Fon­taine. Il est ain­si d’au­tant mieux pla­cé pour com­pa­rer la qua­li­té des ser­vices ren­dus entre les deux com­munes, aujourd’­hui aux anti­podes poli­ti­que­ment. À Fon­taine, la MJC Nel­son-Man­de­la a été som­mée de plier bagages fin 2021, un an après l’ar­ri­vée de la droite aux manettes… Avant que Vil­taïs, choi­sie par la nou­velle majo­ri­té de Franck Lon­go pour la rem­pla­cer, ne soit fina­le­ment mise sur la touche. Désor­mais, à Fon­taine, « on a même des centres de loi­sirs qui sont fer­més pen­dant les vacances », déplore Romain. Ce qui « n’ar­ri­ve­rait jamais à Échi­rolles ».

Sor­ties nature.

Le signa­le­ment de la CRC, puis le rap­port publié par la suite ont-ils influé sur les déci­sions prises par l’as­so­cia­tion et par la ville d’É­chi­rolles ? Chez Évade, pas vrai­ment, selon Camille. Du côté de la muni­ci­pa­li­té, on ne cède pas à une quel­conque pres­sion mais les ser­vices concer­nés sont bien sûr vigi­lants dans ce contexte de renou­vel­le­ment de la DSP. Sur le res­pect du cahier des charges, des cri­tères d’at­tri­bu­tion de la délé­ga­tion, « on est très atten­tifs », assure Jac­que­line Madrennes. Laquelle pro­met que la ville se mon­tre­ra de nou­veau « très exi­geante » dans le choix du délé­ga­taire, pro­cé­dure évi­dem­ment « ouverte à tout le monde ».

« Veut-on laisser des ‘Orpea du périscolaire’ s’occuper de nos enfants ? »

Tous ont par ailleurs conscience que les demandes des magis­trats finan­ciers ne coïn­cident pas tou­jours avec l’in­té­rêt géné­ral. On l’a ain­si consta­té avec le rap­port public annuel 2018 de la Cour des comptes, qui a pas­sé au crible une cen­taine de pis­cines et centres aqua­tiques publics (dix en Auvergne-Rhône-Alpes dont une en Isère, à Fon­taine). Un « rap­port à charge contre les com­munes », fus­ti­geait alors l’As­so­cia­tion des maires de France (AMF). Des com­munes qui, selon la Cour, dépensent trop d’argent dans les pis­cines et ne sont « par­fois plus l’échelon local per­ti­nent de ges­tion de ces équi­pe­ments ».

Loin d’une logique de ser­vice public pour­tant mise en avant par les élus, « la Cour semble rai­son­ner, dans ce domaine, uni­que­ment en termes de ren­ta­bi­li­té finan­cière des ins­tal­la­tions », regret­tait l’AMF, insis­tant au contraire sur les « mis­sions d’ac­cueil de tous les publics, notam­ment des sco­laires ». Les consé­quences, même indi­rectes, peuvent être dra­ma­tiques, l’aug­men­ta­tion récente du nombre de noyades n’é­tant sans doute pas étran­gère au défi­cit d’in­fra­struc­tures aqua­tiques. Ain­si, un tiers des élèves entrant en sixième ne savent pas nager, d’a­près l’en­quête 2023 de la Direc­tion géné­rale de l’en­sei­gne­ment sco­laire (Dges­co).

Pour les pis­cines comme pour le péri­sco­laire, le constat est sans appel : le public pâtit tou­jours des logiques pri­vi­lé­giant le seul inté­rêt finan­cier, au détri­ment du reste. Un parent d’é­lèves et mili­tant échi­rol­lois conclut ain­si par une image élo­quente : « Veut-on lais­ser des ‘Orpea du péri­sco­laire’ s’oc­cu­per de nos enfants ? »

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