Crolles. Teisseire, ST, Soitec… Des salariés unis contre la casse industrielle
Par Manuel Pavard
/

Qu’est-ce qui relie des salariés de Teisseire, leurs collègues de STMicroelectronics ou Soitec, et des livreurs Uber Eats et Deliveroo, souvent auto-entrepreneurs ? Leur condition de travailleurs, malgré des statuts et nationalités — beaucoup de livreurs étant originaires de Guinée, à Grenoble — différents. Et cette ferme conviction d’avoir des intérêts communs, autrement dit la conscience de classe. Qu’on l’appelle ainsi ou pas, c’est bien ce moteur qui a poussé les uns et les autres à défiler côte à côte, ce mardi 2 décembre, dans la zone industrielle de Crolles et Bernin.

L’union locale CGT du Grésivaudan ainsi que les syndicats CGT de Teisseire, ST, Soitec et Atraltech avaient appelé les salariés de ces entreprises et leurs soutiens à manifester, à l’occasion de la journée de grève nationale interprofessionnelle contre l’austérité budgétaire. Un appel auquel s’est donc joint le syndicat CGT des livreurs à vélo, mobilisés à la fois en soutien à leurs camarades de l’industrie et pour défendre l’occupation du siège de la Métropole, à laquelle participent de nombreuses familles de livreurs.

L’objet de la manifestation ? Dénoncer bien sûr la fermeture prochaine de l’usine Teisseire de Crolles, mais aussi, plus largement, « la casse industrielle en cours dans le bassin d’emploi du Grésivaudan », peu d’entreprises échappant aux suppressions d’emplois et « réorganisations » diverses. Le parcours du défilé reflétait ainsi ces revendications, avec un coup d’envoi donné depuis le piquet de grève de Teisseire, puis des haltes, avec prises de parole syndicales, devant les sites d’Atraltech, STMicroelectronics et Soitec, avant un retour au point de départ.
« Aucun élément économique justifiant la fermeture »
Du côté du fabricant de sirops, c’est presque le statu quo en tout cas. Cela fait près de huit semaines que les salariés sont en grève, vent debout contre la « mort industrielle programmée » du site isérois, pour reprendre les termes de la CGT. Fermeture prévue en avril 2026 et qui doit laisser 205 salariés sur le carreau. Un véritable « pillage » organisé de la part du groupe Carlsberg qui, après avoir racheté Britvic en 2024, a visé « l’assèchement de la trésorerie de l’entreprise crolloise, s’ajoutant à la baisse des carnets de commande par la sous-traitance de l’activité vers Slaur-Sardet en Normandie », dénoncent la CGT Isère et la Fédération nationale agroalimentaire et forestière (FNAF CGT) Rhône-Alpes.

La présentation du PSE n’a amené à ce jour « aucun élément économique permettant de justifier la décision de fermeture portée par le groupe », selon les syndicats. Au contraire, « l’entreprise a fait remonter au groupe 121,5 millions d’euros en 2024 » tandis que « les résultats économiques restent positifs en 2024 avec 3,4 millions d’euros de résultat d’exploitation ». D’où une décision qui « relève uniquement d’une opération spéculative », d’après la CGT.

Au sein du cortège, plusieurs salariés insistent ainsi sur ce point, souligné par la CGT : Teisseire est bien « une entreprise solide financièrement et dispose de toutes les compétences en R&D » pour se positionner sur de nouveaux produits, en complément de la production historique de sirops.
« La direction affirme qu’on ne peut pas rester sur le site car on ne répond pas aux standards Carlsberg : douze lignes de prod’, sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec TRS très élevé… Soit. Mais alors pourquoi envoyer à la Slaur qui ne répond pas elle-même à ces standards ? »
Un salarié de Teisseire
Aujourd’hui, les négociations sur le PSE avec la direction sont au point mort, explique un salarié : « On n’a toujours pas signé l’accord de méthode et on est en attente de notre rapport d’expertise. On n’a toujours pas d’informations de notre direction sur pourquoi on est en déficit, où sont passés les 144 millions d’euros [NDLR : de 120 millions de trésorerie à moins 24 millions entre 2024 et 2025]… donc on espère que les experts pourront nous donner des informations complémentaires à ce sujet. »

Les grévistes réclament un retour de la production délocalisée vers la Slaur-Sardet, poursuit-il, ainsi que « des investissements sur le site pour préserver la marque et nos emplois, à Crolles, à côté de la R&D ». Laquelle doit rester à Crolles, à en croire les déclarations du président de Teisseire, Christophe Garcia.
Le salarié précité [qui tient à rester anonyme] réfute par ailleurs la thèse de la direction affirmant « qu’on ne peut pas rester sur le site car on ne répond pas aux standards Carlsberg : douze lignes de prod’, sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec TRS (taux de rendement synthétique) très élevé… Soit. Mais alors pourquoi envoyer à la Slaur qui ne répond pas elle-même à ces standards ? », ironise-t-il, citant, entre autres exemples, « l’impossibilité de faire du bio » pour le sous-traitant havrais, contrairement à Teisseire.
« La seule bataille perdue, c’est celle qui n’a pas été menée »
Plus le temps passe, plus la décision de Carlsberg apparaît donc non seulement injustifiée au niveau économique, mais également illogique sur le plan industriel. Un point commun avec la situation des autres grandes entreprises du Grésivaudan, qui ont toutes fait l’objet de mesures absurdes, à chaque fois pour le seul profit des dirigeants et actionnaires, et au détriment de leurs salariés.

Illustration lors des prises de parole organisées sur les différentes étapes du parcours. Kamel Mouhad, secrétaire général de l’UL CGT du Grésivaudan (et délégué syndical CGT Soitec) pointe ainsi le PSE réalisé par Altraltech, « qui désorganise complètement l’entreprise », poussant même les salariés non ciblés par ce PSE à vouloir partir « par tous les moyens possibles ». Atraltech (spécialisée dans les systèmes de sécurité et télésurveillance) qui a en outre été « rachetée par [le milliardaire Pierre-Edouard] Sterin, qui finance l’extrême droite », ajoute-t-il.

Pierre David, de l’UL CGT, rapproche le cas de cette entreprise de celui de Teisseire : « Les investissements ne sont pas faits donc à un moment donné, on nous dit que ce n’est plus rentable et qu’on n’a pas d’autre solution que de licencier des gens et peut-être à terme, de fermer la boutique. » Là encore, une décision sans aucune justification économique. « Depuis qu’Atraltech a été revendue, rien n’a été fait pour que ce soit développé alors qu’il y a les compétences. Du coup, les salariés en ont marre, ils s’en vont et les compétences avec », déplore-t-il. Pierre David s’appuie toutefois sur la lutte victorieuse — sur les salaires — conduite ici en 2012 pour refuser la résignation : « La seule bataille perdue, c’est celle qui n’a pas été menée ! »
« Des centaines d’emplois menacés dans la vallée du Grésivaudan »
En passant devant STMicroelectronics, puis Soitec, les responsables CGT effectue des constats similaires, avec les mêmes causes produisant les mêmes effets. Nadia Salhi, déléguée syndicale CGT ST France, rappelle ainsi les visites successives des présidents de la République et ministres à Crolles, dont la dernière en date en 2022. C’était Emmanuel Macron, venu « annoncer des aides de l’État à hauteur de 2,9 milliards d’euros pour agrandir l’usine et pour créer mille emplois ». Résultat des courses, en 2025, « le PDG annonce mille suppressions d’emplois [NDLR : en France] », s’insurge-t-elle.

Devant Soitec, Kamel Mouhad évoque quant à lui « la crise financière et de gouvernance de l’entreprise », comme en témoigne la récente démission du directeur général. Une délégation d’élus syndicaux de Soitec et STMicroelectronics a d’ailleurs été reçue au ministère lundi 1er décembre pour interpeller le gouvernement. « Il y a des centaines d’emplois menacés aujourd’hui dans la vallée du Grésivaudan », s’inquiète le syndicaliste. Et sa camarade Alice Pelletier, déléguée syndicale CGT à STMicroelectronics Crolles, de marteler une évidence, régulièrement répétée dans les manifestations : « De l’argent, il y en a dans les caisses du patronat ! » Et ce, « par milliards, alors que c’est nous qui produisons les richesses ».

De leur côtés, la CGT Isère et la FNAF CGT s’adressent directement à la représentante de l’État : « Nous réitérons auprès de la préfète de l’Isère notre demande de l’organisation d’assises de l’industrie et de l’emploi en Isère afin de sortir de la spirale qui voit les entreprises mettre la clé sous la porte les unes après les autres sans aucune intervention de l’État, malgré 211 milliards d’aides publiques tous les ans. »
Nouvelle manifestation le 11 décembre
Une seconde manifestation sera organisée jeudi 11 décembre au départ de l’usine Teisseire et jusqu’à la mairie de Crolles, avec la présence de Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, et de Fabien Gay, sénateur PCF ayant révélé le scandale des 211 milliards d’aides publiques sans contrepartie aux entreprises.


