La culture vent debout contre les attaques gouvernementales

Par Claudine Kahane

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L’annonce brutale, par le gouvernement, du gel au 31 janvier du budget alloué à la part collective du pass Culture a provoqué une onde de choc. Équipements culturels, associations, enseignant-es, élèves… Tous vont subir les effets de cette interruption soudaine. Illustration à Saint-Martin-d’Hères, auprès des premières concernées.

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Stéphène Jourdain, directrice du centre des Arts du récit, et Élise Morin, chargée d’action culturelle, ont réussi, malgré le gel de la part collective du pass Culture, à éviter le pire cette année. Mais toutes deux redoutent que cette décision complique fortement le maintien des séances pour les collégiens à partir de la rentrée prochaine. © Claudine Kahane

Basé à Saint-Martin‑d’Hères, le centre des Arts du récit existe depuis trente-huit ans, l’association ayant, elle, vu le jour en 1992. Ses acti­vi­tés, cen­trées sur les arts de la parole (récits, contes…), se déclinent de mul­tiples façons : dif­fu­sion, for­ma­tion, sou­tien à la créa­tion… Elles visent lar­ge­ment le jeune public — des tout-petits jusqu’aux lycéens — mais s’adressent aus­si aux adultes, notam­ment allo­phones. Très pré­sente, dès sa créa­tion, dans les mai­sons de quar­tier, MJC et biblio­thèques de la com­mune, l’association rayonne éga­le­ment dans des éta­blis­se­ments sco­laires et lieux cultu­rels de toute l’Isère, voire au-delà.

Sté­phène Jour­dain, direc­trice du centre, et Élise Morin, char­gée d’action cultu­relle, racontent l’impact qu’a eu le gel bru­tal du pass Culture col­lec­tif sur les pro­jets des Arts du récit pré­vus avec des élèves. Un dis­po­si­tif stop­pé alors que l’usage du dis­po­si­tif pour finan­cer les actions menées dans les col­lèges et lycées était jus­te­ment en crois­sance. Les nom­breuses séances sco­laires pro­gram­mées pen­dant le fes­ti­val annuel des Arts du récit (du 14 au 23 mai 2025), qui n’étaient pas encore défi­ni­ti­ve­ment fina­li­sées et ins­crites fin jan­vier, se sont ain­si trou­vées com­pro­mises par le gel, sou­lignent les deux sala­riées.

Si près de vingt séances avaient été finan­cées l’an der­nier, cette année, une seule a fina­le­ment pu être enre­gis­trée au bud­get du pass Culture. Heu­reu­se­ment, grâce à la très forte impli­ca­tion des Arts du récit sur le ter­ri­toire, en par­ti­cu­lier en zone rurale, et à son label « Scène d’intérêt natio­nal », douze séances sco­laires seront finan­cées par d’autres sub­ven­tions, notam­ment dépar­te­men­tale et régio­nale. Et cer­taines le seront même via les fonds propres des Arts du récit.

L’usage du pass Culture était en pleine croissance

Le pire scé­na­rio a donc pu être évi­té cette année. Néan­moins, Sté­phène et d’Élise res­tent très inquiètes face à la capa­ci­té l’an pro­chain à mul­ti­plier comme sou­hai­té ou même seule­ment à main­te­nir les séances sco­laires pen­dant le temps du fes­ti­val. Des moments consti­tuant pour­tant de très bonnes occa­sions d’amener à la culture des publics — les jeunes et leurs familles — qui en sont géo­gra­phi­que­ment et socia­le­ment éloi­gnés.

Celie Rodri­guez, direc­trice de Saint-Mar­tin-d’Hères en scène, redoute elle aus­si de devoir réduire les séances sco­laires à par­tir de la ren­trée pro­chaine. © Clau­dine Kahane

Autre exemple, celui de Saint-Martin‑d’Hères en scène, struc­ture muni­ci­pale regrou­pant les deux salles de spec­tacle vivant mar­ti­né­roises, l’Heure bleue et l’Espace cultu­rel René-Pro­by. Sa direc­trice, Célie Rodri­guez, expose le contexte. « En 2023–2024, les deux salles ont accueilli une tren­taine de séances de spec­tacle dédiées aux sco­laires (de la mater­nelle au lycée), d’une cen­taine de par­ti­ci­pants cha­cune, le plus sou­vent asso­ciées à des inter­ven­tions d’artistes dans les éta­blis­se­ments sco­laires », pré­cise-t-elle.

Pour l’année sco­laire 2024–2025, pour­suit la direc­trice, « cinq pro­jets com­por­tant spec­tacles et inter­ven­tions étaient pré­vus pour les élèves du secon­daire (col­lèges et lycées) ». Saint-Martin‑d’Hères en scène a tou­te­fois pu anti­ci­per le sinistre épi­sode du gel, « grâce à l’alerte qui a immé­dia­te­ment cir­cu­lé sur les réseaux des pro­fes­sion­nels des salles de spec­tacle ». L’équipe s’est ain­si mobi­li­sée pour « prendre contact après des struc­tures édu­ca­tives, et ten­ter de faire vali­der au plus vite par les ensei­gnants tous les pro­jets d’ateliers EAC publiés sur la pla­te­forme dédiée Adage ».

Mal­gré cette grande réac­ti­vi­té, deux pro­jets en lycée et un pro­jet en col­lège n’ont fina­le­ment pas été rete­nus. « Ce qui repré­sente un total de sept classes et plus de deux cents élèves pri­vés d’ateliers », se désole Célie Rodri­guez. Quid des consé­quences finan­cières de ces annu­la­tions ? « Les spec­tacles en salle ont tous été main­te­nus mais le mon­tant per­du par trois com­pa­gnies, suite à la sup­pres­sion des ate­liers en col­lège et lycée, s’élève à près de 5 500 euros », explique-t-elle. L’effet sur la billet­te­rie est, lui, « en prin­cipe nul », du fait d’une bonne anti­ci­pa­tion des réser­va­tions. Cepen­dant, estime la pro­fes­sion­nelle, « il n’est pas exclu que cer­taines classes, pri­vées d’ateliers, ne viennent fina­le­ment pas aux spec­tacles, ce qui impac­te­ra alors la billet­te­rie ».

Célie Rodri­guez exprime d’ailleurs, à l’instar de ses consœurs des Arts du récit, son inquié­tude pour l’année sco­laire pro­chaine : « Comme le pass Culture est le seul finan­ce­ment des séances pour les col­lé­giens, nous allons pro­ba­ble­ment devoir les réduire, alors que nous étions au contraire cette année dans une dyna­mique de mon­tée en puis­sance. Les lycées, eux, peuvent, en prin­cipe, béné­fi­cier d’aides de la Région, donc l’impact sera peut-être moindre », espère-t-elle. Avant d’avouer un autre sujet de pré­oc­cu­pa­tion : « Les ensei­gnants, qui avaient inves­ti cette année beau­coup d’énergie pour les pro­jets d’atelier puis pour essayer de les sau­ver, risquent eux aus­si de bais­ser les bras. »

Sefije, élève du lycée Jacques-Pré­vert de Fon­taine, et un frag­ment de son pro­jet pho­to, enca­dré par l’ar­tiste pho­to­graphe Lise Busa­rel­lo, dans le cadre du pass Culture. © Lise Busa­rel­lo

« On n’existe plus les cinq derniers mois de l’année »

Artiste intervenant dans des collèges et lycées isérois, Lise déplore le mépris envers son métier.

Atta­blée en ter­rasse à Her­beys, Lise Busa­rel­lo ne déco­lère pas. Le gou­ver­ne­ment, affirme-t-elle, « tue les inter­ven­tions artis­tiques dans les éta­blis­se­ments sco­laires ». Certes, ce n’est qu’une facette de son tra­vail d’artiste-photographe-poète. Mais on la sent embal­lée par les ate­liers qu’elle anime depuis deux ans, via le pass Culture, dans dif­fé­rents col­lèges et lycées, à Gre­noble, Eybens, Seys­sins ou Fon­taine.

Le moteur de Lise, c’est « la trans­mis­sion » inhé­rente au dis­po­si­tif. Soit la pos­si­bi­li­té de « co-construire un tra­vail au long cours avec les élèves ». Afin d’être réfé­ren­cée sur la pla­te­forme dédiée, elle a dû étu­dier la charte de l’éducation artis­tique et cultu­relle (EAC) : « Je me suis aper­çue que mon pro­jet col­lait par­fai­te­ment. » Celui-ci mêle pho­to et écri­ture, l’artiste uti­li­sant notam­ment « la tech­nique du cya­no­type pour ame­ner les élèves à prendre les pho­tos eux-mêmes, fabri­quer le néga­tif et le déve­lop­per ».

Le moteur de Lise, c’est « la transmission »

Cela per­met éga­le­ment de leur « mon­trer la trans­ver­sa­li­té des matières », explique Lise, qui inter­vient ain­si « avec des profs de fran­çais, d’arts plas­tiques et de chi­mie ». Au col­lège, son tra­vail sur l’autoportrait et l’autobiographie coïn­cide même avec le pro­gramme de troi­sième. Et cer­tains pro­jets donnent lieu à une « res­ti­tu­tion dans un lieu cultu­rel », par exemple à l’Odyssée.

Pro­blème, le gel du pass Culture col­lec­tif a été « annon­cé le 30 jan­vier pour s’appliquer le 1er février, sans concer­ta­tion », fus­tige Lise. Laquelle n’est « par chance » pas tou­chée en 2024–2025, ayant ache­vé ses pro­jets en col­lèges et lycées. Mais pour l’an pro­chain, « aucune garan­tie ». Pire, « les profs doivent bou­cler leurs pro­jets 2025–2026 avant le 19 avril… Sans finan­ce­ment. »

Il fau­dra donc « bri­co­ler » dès la ren­trée. Pour l’artiste, le mes­sage envoyé est mépri­sant : « On nous dit : « durant les cinq der­niers mois de l’année, vous n’existez pas, ce n’est plus votre job ». » Lise se désole aus­si pour les élèves, sou­vent séduits par ces ate­liers. Exemple avec l’autoportrait : « Ce sont des ados, un âge où on parle dif­fi­ci­le­ment de son inti­mi­té. Pour­tant, il y a des choses extra­or­di­naires qui res­sortent. Et ils découvrent qu’avec la pho­to, on peut se racon­ter autre­ment que par les sel­fies et les réseaux sociaux. »

Cette régres­sion l’inquiète d’autant plus qu’elle sur­vient dans ce contexte de mon­tée de l’extrême droite. Lise l’admet : « J’ai tou­jours peur du jour où on brû­le­ra des livres sur la place publique. »

Manuel Pavard

Adage

La pla­te­forme aca­dé­mique numé­rique Adage recense les finan­ce­ments des pro­jets péda­go­giques, des col­lèges et lycées. Une vitrine publique qui ne par­vient tou­te­fois pas à pro­po­ser l’action à 100 % des lycéens. Sauf avec l’engagement de cer­taines muni­ci­pa­li­tés très volon­taires et exem­plaires, comme Saint-Mar­tin d’Hères. Sur Adage, le pro­jet péda­go­gique cultu­rel est appe­lé offre : c’est la loi du mar­ché, on choi­sit une « offre ». Un terme bien inap­pro­prié : l’enseignant‑e co-contruit le pro­jet cultu­rel avec la struc­ture ou l’intervenant‑e cultu­rel-le, en lien avec les besoins et objec­tifs des élèves.

50

mil­lions d’eu­ros

C’est le pla­fond de dépenses fixé pour la part col­lec­tive du pass Culture sur la période jan­vier-août 2025. Celui-ci ayant déjà été atteint au 30 jan­vier selon le gou­ver­ne­ment, le bud­get a été gelé jusqu’à la fin de l’année sco­laire (22 mil­lions d’eu­ros res­te­raient, en théo­rie, de sep­tembre à décembre 2025).

Et le transport ?

Le pass Culture crée une forte inéga­li­té ter­ri­to­riale car l’aide cultu­relle n’est jamais asso­ciée à une aide au trans­port, favo­ri­sant les urbains. La Région ayant cette com­pé­tence, elle doit s’engager pour cou­pler une offre de trans­port, sur tout le ter­ri­toire, avec les pro­jets cultu­rels qui ont lieu hors les murs.

Vive la culture !

Le PCF lance une cam­pagne natio­nale struc­tu­rée autour de l’appel « Vive la culture ! ». Un mee­ting, ini­tié par la com­mis­sion culture du par­ti, a ain­si été orga­ni­sé le 23 mars à Paris. Des débats à retrou­ver ici : pcf.fr/vive_la_culture

Des élèves menui­siers de Bour­goin-Jal­lieu à la Cité du desi­gn de Saint-Étienne. © Didier Gos­se­lin

Pass Culture : élèves et intervenants culturels pénalisés, profs désabusés

Difficile de dénombrer les projets pédagogiques impactés mais in fine le gel du pass Culture collectif réduit l’accès à la culture pour des milliers d’élèves, notamment ceux touchés par les inégalités sociales de réussite scolaire, nombreux dans le Nord-Isère.

Anne et Flo­rence, pro­fes­seures d’EPS ont l’impression d’avoir tra­vaillé pour rien… « Nous avons construit depuis juin 2024 un pro­jet de créa­tion avec la com­pa­gnie vien­noise L’aigrette et 34 élèves des asso­cia­tions spor­tives des lycées Ella-Fitz­ge­rald de Saint-Romain-en-Gal et Léo­nard-de-Vin­ci de Vil­le­fon­taine, ain­si que le musée gal­lo-romain. Un ate­lier danse et une visite du musée ont eu lieu en décembre 2024, et en juin 2025, il devait y avoir quatre jours de créa­tion de danse, et une pré­sen­ta­tion sur le site du musée. Le pro­jet s’arrête alors que les fonds pré­vi­sion­nels avaient été blo­qués dans nos éta­blis­se­ments res­pec­tifs pour répar­tir le bud­get. Mais la com­pa­gnie, faute d’information sur la date cou­pe­ret, n’a pas pu ren­trer son pro­jet sur l’application aca­dé­mique Adage dans les temps », sou­lignent, amères, les deux ensei­gnantes.

Pour la com­pa­gnie de danse contem­po­raine L’aigrette, il s’agit d’un manque à gagner impor­tant, qui vient s’ajouter à un bud­get déjà pré­ca­ri­sé par les réduc­tions et annu­la­tions de dates dans les théâtres, sachant qu’elle ne reçoit aucune sub­ven­tion de la Drac, de la Région AuRA, ni de la ville de Vienne, et que celle du dépar­te­ment de l’Isère n’est pas suf­fi­sante au regard des enjeux de finan­ce­ment. La com­pa­gnie se trouve donc pla­cée dans une situa­tion très fra­gi­li­sée. Outre le très lourd inves­tis­se­ment rela­tif à la concep­tion et pré­pa­ra­tion maté­rielle du pro­jet, les trois inter­ve­nants en danse, cirque et musique, perdent cha­cun une qua­ran­taine d’heures de pres­ta­tion et risquent, comme inter­mit­tents du spec­tacle, de se retrou­ver en dif­fi­cul­té au regard des 507 heures exi­gées pour béné­fi­cier des indem­ni­tés de France Tra­vail.

Les établissements limitent la casse en finançant eux-mêmes les projets

Au lycée Delorme, à l’Isle‑d’Abeau, un tiers des 1250 élèves ne pour­ront assis­ter à des séances de ciné­ma ou de théâtre, pure­ment et sim­ple­ment annu­lées. Pour d’autres sor­ties ciné­ma et la visite du mémo­rial de la Résis­tance en Ver­cors (1162 euros pour 93 élèves), le lycée a trans­fé­ré la charge sur la part élève du pass Région (places de ciné­ma et « musée/expo ») et com­plé­té sur ses fonds propres à rai­son d’un euro par élève. De même, le lycée finan­ce­ra la visite du musée Aéros­pa­cia dans le cadre d’un voyage à Tou­louse. Le pro­jet « micro-folie » d’accueil d’un musée numé­rique en par­te­na­riat avec la mai­rie de Bour­goin-Jal­lieu est sup­pri­mé.

Outre l’atteinte aux pro­jets por­tés par les inter­ve­nants cultu­rels et les ensei­gnants, et au tra­vail accom­pli, cette mesure de gel du pass Culture conduit les éta­blis­se­ments sco­laires, sou­cieux de leurs élèves, à pui­ser dans leurs bud­gets déjà for­te­ment ten­dus et contraints.

Didier Gos­se­lin

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