Grenoble. « Pas un élève à la rue » : la fronde des enseignants et personnels des collèges

Par Manuel Pavard

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Mardi 16 décembre au soir, une marche aux flambeaux, partie de la place du marché de la Villeneuve, a été accueillie au collège Lucie-Aubrac par le spectacle musical et lumineux de la BatukaVI.
Les enseignants et personnels éducatifs de plusieurs collèges de l'agglomération grenobloise, soutenus par des parents d'élèves, se sont mobilisés ces mardi 16 et mercredi 17 décembre, se rassemblant devant leur établissement, puis devant le conseil départemental. Objectif : alerter sur la situation des élèves dormant à la rue et réclamer un hébergement pour ces familles. Mais aussi interpeller les collectivités, et notamment le département, en charge des collèges et de la protection de l'enfance.

« Je vais conti­nuer à les accueillir chez moi pen­dant les vacances mais nor­ma­le­ment, ce n’est pas à nous, ensei­gnants, de les prendre en charge. On a aus­si une vie, une famille… » Syl­vie Ali­beu enseigne au col­lège Fan­tin-Latour, dans le quar­tier Saint-Bru­no. Depuis la fin novembre, elle pal­lie les carences de l’É­tat et des ins­ti­tu­tions en héber­geant chez elle une mère et ses deux enfants sans-logis, sco­la­ri­sés dans l’é­ta­blis­se­ment. Alors ce mar­di 16 décembre, des ensei­gnants, AED, agents et parents d’é­lèves ont déci­dé, comme leurs col­lègues d’autres col­lèges de l’ag­glo­mé­ra­tion gre­no­bloise, de se ras­sem­bler sur les lieux pour dénon­cer cette situa­tion « inac­cep­table ».

Plu­sieurs dizaines d’en­sei­gnants, agents et parents d’é­lèves du col­lège Fan­tin-Latour ont pro­tes­té, mar­di 16 décembre au soir, devant l’é­ta­blis­se­ment, contre l’ab­sence de prise en charge d’une famille qu’une ensei­gnante a dû héber­ger chez elle.

Le phé­no­mène prend en effet aujourd’­hui une ampleur inédite. Selon le col­lec­tif infor­mel regrou­pant les dif­fé­rents col­lèges mobi­li­sés, « à Gre­noble, 1 200 per­sonnes sont à la rue, dont 240 enfants de moins de 10 ans. Près de 5 000 per­sonnes ont une adresse admi­nis­tra­tive au CCAS. Der­rière ces chiffres, il y a des enfants, nos élèves : des enfants qui dorment dehors avant de venir en cours le matin », s’in­dignent ces ensei­gnants, dans un com­mu­ni­qué com­mun.

Système D et débrouille pour trouver un hébergement

Pro­blème, si plu­sieurs écoles gre­no­bloises sont occu­pées — avec l’as­sen­ti­ment ou du moins une rela­tive man­sué­tude de la ville — pour mettre à l’a­bri des familles sans toit, il n’en est pas de même pour les col­lèges. Les pres­sions et menaces éma­nant des auto­ri­tés aca­dé­miques ou du dépar­te­ment n’y sont pas rares, en cas de demande ou ten­ta­tive d’oc­cu­pa­tion d’un bâti­ment. Le per­son­nel édu­ca­tif se tourne ain­si sou­vent vers le sys­tème D et la débrouille pour trou­ver des solu­tions. Illus­tra­tion au col­lège Ver­cors où les ensei­gnants et parents mobi­li­sés ont dû pas­ser la nuit sous des tentes ins­tal­lées devant les grilles, aux côtés d’une famille avec quatre enfants.

Mais si cette der­nière a pu obte­nir un héber­ge­ment in fine, c’est loin d’être la norme. Ras­sem­blés ce mer­cre­di 17 décembre devant l’hô­tel du dépar­te­ment de l’I­sère, les profs sont un cer­tain nombre à rela­ter des his­toires à l’is­sue moins posi­tive. Comme au col­lège Fan­tin-Latour donc. Le 20 novembre au soir, les ensei­gnants de l’é­ta­blis­se­ment ont appris qu’une famille ango­laise, dont les deux enfants s’é­taient ins­crits le jour même (en cin­quième et en troi­sième), dor­mait à la rue.

Des ensei­gnants, parents et mili­tants se sont ras­sem­blés devant l’hô­tel du dépar­te­ment pour inter­pel­ler la col­lec­ti­vi­té, mer­cre­di 17 décembre.

« C’é­tait le soir où on remet­tait les diplômes de bre­vet aux anciens troi­sièmes et à 19 heures, la prin­ci­pale nous a dit qu’elle était obli­gée de les mettre dehors », raconte Oli­vier Renard, ensei­gnant dans ce col­lège. « On a essayé de cher­cher un hôtel, un Airbnb… Mais c’é­tait 100 euros mini­mum la nuit. Et il devait nei­ger toute la nuit donc c’est fina­le­ment une col­lègue qui a pro­po­sé de les prendre chez elle. » Celle-ci a dû réamé­na­ger son loge­ment en ser­rant par exemple ses deux filles dans la même chambre, afin de libé­rer une pièce pour les nou­veaux arri­vants.

Une famille logée trois semaines chez une enseignante

Pour­tant, la famille, arri­vée cet automne d’An­go­la, est deman­deuse d’a­sile. À ce titre, elle aurait dû béné­fi­cier d’un héber­ge­ment en centre d’ac­cueil pour deman­deurs d’a­sile (CADA). Mais le dis­po­si­tif était et est tou­jours satu­ré. « Ça fait un mois qu’ils étaient à la rue, avec des dif­fi­cul­tés : la jeune fille de 14 ans a été appro­chée par des réseaux de pros­ti­tu­tion, elle a eu aus­si une demande en mariage », confie Oli­vier Renard.

À par­tir du 20 novembre, la famille a été logée trois semaines chez Syl­vie Ali­beu… Jus­qu’à ce que ses appels quo­ti­diens au 115 portent enfin leurs fruits, lui per­met­tant d’ob­te­nir, il y a quelques jours, une place d’hé­ber­ge­ment d’ur­gence. Une solu­tion cepen­dant très pro­vi­soire puisque cet accueil se ter­mi­nait ce jeu­di 18 décembre. Après cela, déplore l’en­sei­gnant du col­lège Fan­tin-Latour,« retour à la case départ », c’est-à-dire chez sa col­lègue.

« De plus en plus d’enfants dormant à la rue, dans des voitures, des caves »

Dès lors, com­ment sor­tir de ce cercle infer­nal ? Celui-ci confirme les dif­fi­cul­tés aux­quelles sont confron­tées les familles de col­lé­giens, « contrai­re­ment aux écoles où il y a une cer­taine tolé­rance de la mai­rie » pour les occu­pa­tions — les­quelles consti­tuent « des réqui­si­tions tem­po­raires, orga­ni­sées en dehors des heures de cours », pré­cise le col­lec­tif. « C’est aus­si pour ça qu’on est là, devant le dépar­te­ment, explique Oli­vier Renard. Pour lui dire que dans les cas d’ur­gence, on aime­rait bien pou­voir héber­ger les familles qui sont à la rue dans l’en­ceinte chauf­fée du col­lège. »

Ils étaient une cen­taine à poin­ter le silence cou­pable du dépar­te­ment et des ser­vices de l’É­tat.

Des familles comme celle-ci, on en trouve dans la grande majo­ri­té des col­lèges gre­no­blois. « Il y a une mul­ti­pli­ca­tion des élèves à la rue », constate Thi­baut Michoux, ensei­gnant au col­lège Olym­pique, repré­sen­tant du Snes-FSU et de l’in­ter­syn­di­cale « enfants migrant.es à l’é­cole ». « Jusque-là, on arri­vait par­fois à les mettre dans les écoles. Mais là, on se retrouve, dans les col­lèges, avec de plus en plus d’en­fants qui dorment à la rue ou dans des voi­tures, des caves… »

Le département « fait la sourde oreille »

Pour le per­son­nel des col­lèges, qui s’in­ter­roge depuis long­temps sur ses leviers d’ac­tion pos­sibles, « avec l’ur­gence, cette ques­tion devient vrai­ment pré­gnante », ajoute-t-il. Le ras­sem­ble­ment de ce mer­cre­di vise ain­si à inter­pel­ler le dépar­te­ment de l’I­sère sur deux élé­ments. « Pre­miè­re­ment, on consi­dère que nos élèves sont des enfants. Or, la pro­tec­tion de l’en­fance reste une com­pé­tence du conseil dépar­te­men­tal », rap­pelle Thi­baut Michoux, qui regrette néan­moins que les cri­tères de prise en charge aient été « res­treints de façon dras­tique ».

Au micro, Thi­baut, de l’in­ter­syn­di­cale enfants migrant-es.

La deuxième chose concerne l’o­bli­ga­tion et le « devoir » de mettre à l’a­bri les enfants. « On n’a pas le choix de le faire dans les éta­blis­se­ments sco­laires, sou­ligne le syn­di­ca­liste. Or, pour l’ins­tant, dans les col­lèges, les quelques fois où la ques­tion s’est posée, on a eu des menaces de la part du dépar­te­ment », dénonce-t-il, évo­quant l’exemple du col­lège Ver­cors, l’an­née sco­laire pas­sée. Un exé­cu­tif dépar­te­men­tal qui n’as­sume pas ses obli­ga­tions donc, et qui, en plus, « fait la sourde oreille à chaque fois qu’on demande à le ren­con­trer », tacle Thi­baut Michoux.

« Tout le monde se renvoie la patate chaude »

Face à ce sombre tableau, les motifs d’es­poir sont rares mais existent tou­te­fois. À com­men­cer par la belle soli­da­ri­té obser­vée depuis deux ou trois ans dans les écoles et qui gagne désor­mais de nom­breux col­lèges. Que l’on soit ensei­gnant, parent d’é­lève, assis­tant d’é­du­ca­tion ou agent admi­nis­tra­tif, il devient en effet de plus en plus dif­fi­cile d’i­gno­rer la pro­blé­ma­tique.

« Étant moi-même ensei­gnante, je sais que c’est quelque chose qui se mas­si­fie », recon­naît Natha­lie, mère de trois enfants ren­con­trée ce mar­di soir devant le col­lège Lucie-Aubrac, où arri­vait une marche aux flam­beaux par­tie de la place du mar­ché de la Vil­le­neuve, en sou­tien aux familles à la rue dans les éta­blis­se­ments sco­laires de Gre­noble. « Au cœur de l’hi­ver, c’est par­ti­cu­liè­re­ment inquié­tant et révol­tant de savoir que ces enfants vivent à la rue, qu’ils ne sont pas du tout dans des condi­tions pro­pices à leur déve­lop­pe­ment et aux appren­tis­sages », pour­suit-elle.

Des ensei­gnants et familles ont effec­tué une déam­bu­la­tion aux flam­beaux à tra­vers le parc Jean-Verl­hac, à la Vil­le­neuve, pour aler­ter sur le nombre crois­sant d’é­lèves à la rue dans les écoles et col­lèges.

À qui s’a­dres­ser en prio­ri­té ? État, dépar­te­ment, métro­pole, ville… Natha­lie vise « toutes les ins­ti­tu­tions qui, de près ou de loin, peuvent se mobi­li­ser. Tout le monde se ren­voie un peu la patate chaude mais c’est à tout le monde de mettre la main à la pâte… y com­pris à nous, les citoyens. On est un peu les der­niers rem­parts et en même temps, ceux qui ont le moins de leviers d’ac­tion. »

« L’État compte-t-il sur les ensei­gnants des col­lèges pour héber­ger les deman­deurs d’asile ? »

Le len­de­main, devant l’hô­tel du dépar­te­ment, les inter­lo­cu­teurs se suc­cé­dant au micro fai­saient d’ailleurs le même constat. Ensei­gnant-es, mili­tant-es du DAL, livreurs à vélo occu­pant le siège de la métro­pole… Tous pointent une urgence sani­taire et sociale que ni l’É­tat, ni le dépar­te­ment, ni aucune autre ins­ti­tu­tion n’ont le droit d’i­gno­rer. Sans réponse rapide, il fau­dra de toute façon agir, pré­vient Oli­vier Renard : « Ma col­lègue accepte d’hé­ber­ger la famille pen­dant les deux semaines de vacances mais on se revoit dès le lun­di ou mar­di de la ren­trée pour faire un point et peut-être une action d’oc­cu­pa­tion du col­lège. »

Les enfants de la fan­fare Batu­ka­VI jouant pour les mani­fes­tants réunis devant le col­lège Lucie-Aubrac.

De son côté, Natha­lie en tire la même conclu­sion que Syl­vie Ali­beu : « Les cas se mul­ti­plient, les familles sont de plus en plus pré­caires et à la rue mais nous, on ne peut pas faire plus, ce n’est pas un job à temps plein. On fait ce qu’on peut au maxi­mum mais ça ne peut pas repo­ser que sur les parents d’é­lèves et les profs. » C’est au contraire, affirme-t-elle, « à l’É­tat de s’en­ga­ger plei­ne­ment dans ses res­pon­sa­bi­li­tés ». Et les per­son­nels du col­lège Fan­tin-Latour d’i­ro­ni­ser : « L’État compte-t-il sur les ensei­gnants des col­lèges pour héber­ger les deman­deurs d’asile ? »

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