Grenoble. « Pas un élève à la rue » : la fronde des enseignants et personnels des collèges
Par Manuel Pavard
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« Je vais continuer à les accueillir chez moi pendant les vacances mais normalement, ce n’est pas à nous, enseignants, de les prendre en charge. On a aussi une vie, une famille… » Sylvie Alibeu enseigne au collège Fantin-Latour, dans le quartier Saint-Bruno. Depuis la fin novembre, elle pallie les carences de l’État et des institutions en hébergeant chez elle une mère et ses deux enfants sans-logis, scolarisés dans l’établissement. Alors ce mardi 16 décembre, des enseignants, AED, agents et parents d’élèves ont décidé, comme leurs collègues d’autres collèges de l’agglomération grenobloise, de se rassembler sur les lieux pour dénoncer cette situation « inacceptable ».

Le phénomène prend en effet aujourd’hui une ampleur inédite. Selon le collectif informel regroupant les différents collèges mobilisés, « à Grenoble, 1 200 personnes sont à la rue, dont 240 enfants de moins de 10 ans. Près de 5 000 personnes ont une adresse administrative au CCAS. Derrière ces chiffres, il y a des enfants, nos élèves : des enfants qui dorment dehors avant de venir en cours le matin », s’indignent ces enseignants, dans un communiqué commun.
Système D et débrouille pour trouver un hébergement
Problème, si plusieurs écoles grenobloises sont occupées — avec l’assentiment ou du moins une relative mansuétude de la ville — pour mettre à l’abri des familles sans toit, il n’en est pas de même pour les collèges. Les pressions et menaces émanant des autorités académiques ou du département n’y sont pas rares, en cas de demande ou tentative d’occupation d’un bâtiment. Le personnel éducatif se tourne ainsi souvent vers le système D et la débrouille pour trouver des solutions. Illustration au collège Vercors où les enseignants et parents mobilisés ont dû passer la nuit sous des tentes installées devant les grilles, aux côtés d’une famille avec quatre enfants.
Mais si cette dernière a pu obtenir un hébergement in fine, c’est loin d’être la norme. Rassemblés ce mercredi 17 décembre devant l’hôtel du département de l’Isère, les profs sont un certain nombre à relater des histoires à l’issue moins positive. Comme au collège Fantin-Latour donc. Le 20 novembre au soir, les enseignants de l’établissement ont appris qu’une famille angolaise, dont les deux enfants s’étaient inscrits le jour même (en cinquième et en troisième), dormait à la rue.

« C’était le soir où on remettait les diplômes de brevet aux anciens troisièmes et à 19 heures, la principale nous a dit qu’elle était obligée de les mettre dehors », raconte Olivier Renard, enseignant dans ce collège. « On a essayé de chercher un hôtel, un Airbnb… Mais c’était 100 euros minimum la nuit. Et il devait neiger toute la nuit donc c’est finalement une collègue qui a proposé de les prendre chez elle. » Celle-ci a dû réaménager son logement en serrant par exemple ses deux filles dans la même chambre, afin de libérer une pièce pour les nouveaux arrivants.
Une famille logée trois semaines chez une enseignante
Pourtant, la famille, arrivée cet automne d’Angola, est demandeuse d’asile. À ce titre, elle aurait dû bénéficier d’un hébergement en centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA). Mais le dispositif était et est toujours saturé. « Ça fait un mois qu’ils étaient à la rue, avec des difficultés : la jeune fille de 14 ans a été approchée par des réseaux de prostitution, elle a eu aussi une demande en mariage », confie Olivier Renard.
À partir du 20 novembre, la famille a été logée trois semaines chez Sylvie Alibeu… Jusqu’à ce que ses appels quotidiens au 115 portent enfin leurs fruits, lui permettant d’obtenir, il y a quelques jours, une place d’hébergement d’urgence. Une solution cependant très provisoire puisque cet accueil se terminait ce jeudi 18 décembre. Après cela, déplore l’enseignant du collège Fantin-Latour,« retour à la case départ », c’est-à-dire chez sa collègue.
« De plus en plus d’enfants dormant à la rue, dans des voitures, des caves »
Dès lors, comment sortir de ce cercle infernal ? Celui-ci confirme les difficultés auxquelles sont confrontées les familles de collégiens, « contrairement aux écoles où il y a une certaine tolérance de la mairie » pour les occupations — lesquelles constituent « des réquisitions temporaires, organisées en dehors des heures de cours », précise le collectif. « C’est aussi pour ça qu’on est là, devant le département, explique Olivier Renard. Pour lui dire que dans les cas d’urgence, on aimerait bien pouvoir héberger les familles qui sont à la rue dans l’enceinte chauffée du collège. »

Des familles comme celle-ci, on en trouve dans la grande majorité des collèges grenoblois. « Il y a une multiplication des élèves à la rue », constate Thibaut Michoux, enseignant au collège Olympique, représentant du Snes-FSU et de l’intersyndicale « enfants migrant.es à l’école ». « Jusque-là, on arrivait parfois à les mettre dans les écoles. Mais là, on se retrouve, dans les collèges, avec de plus en plus d’enfants qui dorment à la rue ou dans des voitures, des caves… »
Le département « fait la sourde oreille »
Pour le personnel des collèges, qui s’interroge depuis longtemps sur ses leviers d’action possibles, « avec l’urgence, cette question devient vraiment prégnante », ajoute-t-il. Le rassemblement de ce mercredi vise ainsi à interpeller le département de l’Isère sur deux éléments. « Premièrement, on considère que nos élèves sont des enfants. Or, la protection de l’enfance reste une compétence du conseil départemental », rappelle Thibaut Michoux, qui regrette néanmoins que les critères de prise en charge aient été « restreints de façon drastique ».

La deuxième chose concerne l’obligation et le « devoir » de mettre à l’abri les enfants. « On n’a pas le choix de le faire dans les établissements scolaires, souligne le syndicaliste. Or, pour l’instant, dans les collèges, les quelques fois où la question s’est posée, on a eu des menaces de la part du département », dénonce-t-il, évoquant l’exemple du collège Vercors, l’année scolaire passée. Un exécutif départemental qui n’assume pas ses obligations donc, et qui, en plus, « fait la sourde oreille à chaque fois qu’on demande à le rencontrer », tacle Thibaut Michoux.
« Tout le monde se renvoie la patate chaude »
Face à ce sombre tableau, les motifs d’espoir sont rares mais existent toutefois. À commencer par la belle solidarité observée depuis deux ou trois ans dans les écoles et qui gagne désormais de nombreux collèges. Que l’on soit enseignant, parent d’élève, assistant d’éducation ou agent administratif, il devient en effet de plus en plus difficile d’ignorer la problématique.
« Étant moi-même enseignante, je sais que c’est quelque chose qui se massifie », reconnaît Nathalie, mère de trois enfants rencontrée ce mardi soir devant le collège Lucie-Aubrac, où arrivait une marche aux flambeaux partie de la place du marché de la Villeneuve, en soutien aux familles à la rue dans les établissements scolaires de Grenoble. « Au cœur de l’hiver, c’est particulièrement inquiétant et révoltant de savoir que ces enfants vivent à la rue, qu’ils ne sont pas du tout dans des conditions propices à leur développement et aux apprentissages », poursuit-elle.

À qui s’adresser en priorité ? État, département, métropole, ville… Nathalie vise « toutes les institutions qui, de près ou de loin, peuvent se mobiliser. Tout le monde se renvoie un peu la patate chaude mais c’est à tout le monde de mettre la main à la pâte… y compris à nous, les citoyens. On est un peu les derniers remparts et en même temps, ceux qui ont le moins de leviers d’action. »
« L’État compte-t-il sur les enseignants des collèges pour héberger les demandeurs d’asile ? »
Le lendemain, devant l’hôtel du département, les interlocuteurs se succédant au micro faisaient d’ailleurs le même constat. Enseignant-es, militant-es du DAL, livreurs à vélo occupant le siège de la métropole… Tous pointent une urgence sanitaire et sociale que ni l’État, ni le département, ni aucune autre institution n’ont le droit d’ignorer. Sans réponse rapide, il faudra de toute façon agir, prévient Olivier Renard : « Ma collègue accepte d’héberger la famille pendant les deux semaines de vacances mais on se revoit dès le lundi ou mardi de la rentrée pour faire un point et peut-être une action d’occupation du collège. »

De son côté, Nathalie en tire la même conclusion que Sylvie Alibeu : « Les cas se multiplient, les familles sont de plus en plus précaires et à la rue mais nous, on ne peut pas faire plus, ce n’est pas un job à temps plein. On fait ce qu’on peut au maximum mais ça ne peut pas reposer que sur les parents d’élèves et les profs. » C’est au contraire, affirme-t-elle, « à l’État de s’engager pleinement dans ses responsabilités ». Et les personnels du collège Fantin-Latour d’ironiser : « L’État compte-t-il sur les enseignants des collèges pour héberger les demandeurs d’asile ? »


