Arkema Jarrie. Les salariés et leurs soutiens réunis sur le piquet de grève
Par Manuel Pavard
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Pour sauver Arkema et la filière chimie, « un seul moyen : la grève et la lutte », lance Serge Allègre. Les propos du secrétaire général de la Fédération nationale des industries chimiques CGT, juché sur des palettes faisant office d’estrade, sont acclamés par la foule. Salariés d’Arkema, Vencorex, Framatome, Syensqo (ex-Solvay), Air Liquide… Ils sont plus de 500 réunis ce mercredi 5 février, sur le piquet de grève, devant l’entrée de la plateforme chimique de Jarrie. « C’est la classe ouvrière qui résiste et refuse de mourir », résume fièrement un salarié d’Arkema Pierre-Bénite (Rhône), venu soutenir ses camarades isérois.

Tous ont répondu à l’appel de la FNIC-CGT et de la coordination CGT Arkema, à l’initiative de cette grande journée de mobilisation. Un évènement destiné à soutenir les salariés d’Arkema Jarrie, en grève depuis deux mois contre la fermeture de la partie sud de l’usine, annoncée par la direction. Mais aussi à s’opposer aux liquidations, placements en redressement, fermetures de site, plans de licenciements et de suppression d’emplois, qui se succèdent sans discontinuer depuis des semaines, partout en France.
Des salariés de toute l’industrie de la chimie
Rassemblés sur le site depuis 10h, ce mercredi matin, les ouvriers, techniciens, ingénieurs présents ont tous, quelle que soit leur entreprise, des raisons de s’inquiéter. On croise notamment des salariés de Framatome, eux aussi particulièrement touchés par les difficultés de leur voisin Arkema. Des Vencorex, les premiers à avoir lancé le mouvement, avec deux mois de grève, d’octobre à décembre, sur la plateforme de Pont-de-Claix. Pour ces derniers, « les premiers licenciements auront lieu dans quinze jours. Les salariés ont perdu espoir après les 68 jours de grève », avoue Sévérine Dejoux, élue CGT au CSE.

À un mois de la décision du tribunal de commerce, la production est à l’arrêt et aucune annonce de reprise autre que celle du groupe chinois Wanhua ne se profile. Mardi 4 février, François Bayrou a reçu les parlementaires isérois au sujet de l’avenir de Vencorex. « Le Premier ministre récupère le dossier détenu par Marc Ferracci, ministre de l’Économie », observe Séverine Dejoux, qui attend maintenant des actes, tout en espérant une bonne surprise avant la fin de la période d’observation, le 6 mars. D’ici là, la CGT entend bien contester la première vague de licenciements.

Autres salariés, ceux de Syensqo, arrivés en car de la plateforme chimique de Saint-Fons, près de Lyon. L’entreprise est issue de la scission de Solvay en deux groupes, en décembre 2023. Ses élus CGT évoquent « un bel exemple de démantèlement et de délocalisation mondiale : l’arôme vanille », produit par Syensqo grâce à un procédé de fabrication unique en Europe. Ceci avec une matière première venant à la fois d’Arkema Jarrie (la soude et le chlorure de méthyl), de Kem One Saint-Fons (l’acide) ou de la plateforme de Roussillon (le phénol).

Problème : Syensqo a été victime de la concurrence des Chinois, qui « arrivent à vendre l’arôme vanille moins cher que la matière première grâce à la subvention de l’État chinois », explique la CGT. Résultat des courses, la production a dû stopper en janvier 2024 avec une cinquantaine de postes supprimés à la clé, dans l’atelier de Saint-Fons.
« Association de malfaiteurs »
Ces suppressions d’emplois, c’est ce que Serge Allègre nomme fort justement des « plans antisociaux ». Mais, assure-t-il, « on va lutter et on fera plier cette association de malfaiteurs, c’est-à-dire le gouvernement et le patronat ». Le secrétaire général de la FNIC-CGT ouvre une succession de prises de parole de représentants syndicaux et politiques.

Parmi eux, Alexandre Fiat, secrétaire du syndicat CGT Arkema Jarrie, affiche son incompréhension face à la stratégie du groupe : « Nos filières sont stratégiques, on fabrique nos produits depuis la nuit des temps, on sait les travailler, les fabriquer en sécurité, et aujourd’hui, la direction prétexte une problématique à Vencorex. Le seul lien qu’on a, sur le sel, on peut le résoudre facilement. Mais ils ne veulent pas et n’ont jamais voulu le faire », s’insurge-t-il.

Alexandre Fiat promet néanmoins de lutter jusqu’au bout avec ses camarades, tout en interpellant directement l’État. « Si on veut continuer à avoir nos missiles, nos fusées, notre production de nucléaires, les condensateurs, la filière électrique, c’est ici que ça se fait », souligne l’élu CGT. Avant d’ironiser, dépité : « Sinon ils n’ont qu’à dire qu’ils vendent tout aux Chinois et c’est terminé… » « Ils ont du pognon à perdre, nous, on a de la patience », enchaîne Régis Aymes, délégué syndical central d’Arkema Saint-Auban (Alpes-Maritimes) et représentant de la coordination CGT Arkema.

« C’est grâce à la lutte qu’on arrivera à garder les emplois et le maintien de l’outil industriel sur Jarrie », poursuit-il. « Comment ne pas parler de cette association de malfaiteurs avec un gouvernement qui refuse la nationalisation de Vencorex et Arkema Jarrie, estimée par le cabinet AlixPartners entre 250 et 300 millions d’euros ? Qu’est-ce que ça représente par rapport aux 2 milliards d’euros que l’État va devoir mettre pour tester le perchlorate avec du sel allemand ? » La somme qu’implique une nationalisation équivaut ainsi à « une goutte d’eau » au regard de la « perte de souveraineté » induite, note Régis Aymes.
« Si ce n’est pas la nationalisation, ça peut être la réquisition »
Nicolas Benoit, secrétaire général de l’UD CGT Isère, va même plus loin, estimant — à propos de Vencorex — que « la boîte ne vaut plus rien. (…) Ce qui va coûter, c’est le projet et là, il va falloir faire payer les actionnaires et les patrons. » Rappelant les propositions, présentées par la CGT lors du rassemblement de décembre dernier place de Verdun, d’organiser « des assises de l’industrie et un moratoire sur les licenciements », il déplore également l’absence de réponse de Catherine Séguin.

« La préfète est plus occupée à faire la chasse aux migrants ou à revenir sur le congé menstruel alloué par certaines collectivités », accuse Nicolas Benoit, cinglant. Quant à Arkema, « si ce n’est pas la nationalisation, ça peut être la réquisition », clame le syndicaliste.

Si le terme d’effet domino fait débat au sein de la CGT, certains, comme Alexandre Fiat, préférant parler d’un « effet d’aubaine », l’interdépendance des activités des différentes entreprises de la filière est incontestable. Illustration avec Framatome, qui subit les conséquences directes de l’arrêt de la production dans la partie sud d’Arkema. « Actuellement, on se retrouve sans chlore », précise Mehdi Deschanet, délégué syndical central CGT de Framatome Jarrie. « Et demain (jeudi), on a un CSE, on va passer en chômage partiel pour 140 personnes à partir du 1er avril. »

Soupçonné de vouloir profiter de la situation, le PDG de Framatome avait en outre annoncé initialement « la reprise de 50 salariés d’Arkema », spécialisés dans le dépotage du chlore. « Ensuite, c’est passé à 35, puis ça a fini à 30… On voit qu’ils descendent de plus en plus », constate Mehdi Deschanet qui, lui, n’hésite pas à mentionner « l’effet domino qui se fait ressentir ». D’où l’appel à la grève lancé également à Framatome par l’intersyndicale de la plateforme (CGT, CFDT, CFE-CGC).
Les propositions des communistes
Du côté des responsables politiques, Frédéric Boccara, membre du conseil national du PCF, salue la « lutte exemplaire » des grévistes de Vencorex, puis d’Arkema. « Car elle montre que des contre-propositions sont possibles », affirme l’économiste et statisticien communiste. C’est cela qui permet de mobiliser plus largement. « Il faut montrer à quel point c’est les milliards de l’argent public qu’on va cacher si on veut gaver les actionnaires », ajoute-t-il.

Frédéric Boccara compare lui aussi le coût de la nationalisation aux 2 milliards précités, auxquels s’ajoutent « 3 milliards pour dépolluer » le site. Soit « 5 milliards en tout, plus de dix fois ce qu’il faudrait pour nationaliser et développer le projet ». Le dirigeant communiste interpelle aussi la Banque publique d’investissement et la Caisse des dépôts : « Le pôle public bancaire doit financer, comme il l’a fait pendant la pandémie, à 0 % votre projet. »

À l’instar de la CGT, le PCF appelle également à « réunir partout des cellules d’urgence, autour des préfets », indique Frédéric Boccara. « Ces plans doivent entendre les alternatives des travailleurs et mobiliser les banques. » Autant de propositions aujourd’hui portées par le Nouveau Front populaire et intégrées à son programme, se félicite-t-il.

Dans un tel contexte, de quels leviers disposent les élus locaux ? « On apporte notre expertise », explique le conseiller régional communiste Éric Hours. « L’entreprise est située dans un territoire », tous deux dépendant mutuellement l’un de l’autre. « La chimie dans le Sud grenoblois, c’est vital, puisque les villes sont construites autour de la chimie », souligne-t-il. « Ici, si on a des services publics, des écoles, etc, c’est grâce à l’industrie chimique, qui date d’avant la guerre 14–18. » L’élu entend bien interroger la majorité régionale de droite pour connaître sa « réelle position » sur ce dossier, rappelant le vœu commun déposé par les groupes de gauche il y a quelques mois, qui appelait à « sauver l’industrie ».
Des croix plantées le long de la N85
Particulièrement déterminés, les salariés présents ont défilé l’après-midi — après avoir avalé une bonne « merguez révolutionnaire » — prenant la direction de la N85. Des manifestants brandissant, pour une bonne partie d’entre eux, des croix en bois confectionnées à partir de palettes. Porter sa croix, ne pas faire de croix sur leur combat, ou tout simplement l’enterrement, décidé par le patronat, de leur filière… Chacun pouvait mettre la symbolique de son choix derrière cet objet.

Après une longue marche le long de la nationale, le cortège a fait halte au premier feu précédant le rond-point de Champagnier, pour un nouveau discours de Serge Allègre. Avant de planter une série de croix sur les talus, en bord de route, pour attiser la curiosité des automobilistes.

Bloqués un bon moment dans leur voiture, par la manifestation, ces derniers n’ont d’ailleurs, une fois n’est pas coutume, fait état d’aucun signe manifeste d’agacement. Pas de klaxon, pas de cris de protestation… Comme si la portée universelle de ce combat ne pouvait que susciter l’adhésion.
Avec Martine Briot