Grenoble. Hommage aux femmes kurdes
Par Edouard Schoene
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Dans un contexte local très tendu en Turquie et en Syrie se tenaient deux rencontres de solidarité avec les femmes kurdes à Grenoble, à l’initiative d’Aiak et de diverses organisations. Avec tout d’abord un rassemblement rue Félix-Poulat, jeudi 9 janvier. L’occasion de rendre hommage aux trois militantes kurdes assassinées, le 9 janvier 2013, au siège du Conseil démocratique kurde en France (CDK‑F), dans le 10e arrondissement de Paris : Sakine Cansiz, co-fondatrice du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Fidan Dogan (Rojbin), représentante du Congrès national du Kurdistan (KNK) — structure basée à Bruxelles — et du Centre d’information du Kurdistan à Paris, et Leyla Saylemez, responsable des organisations de la jeunesse kurde.
Douze ans après le triple assassinat, le sentiment d’impunité́ règne plus que jamais. Comme si la France cherchait à jeter aux oubliettes ce crime politique, à l’instar de tant d’autres qui jalonnent son histoire contemporaine. L’assassin présumé est décédé sans procès, mais différents éléments indiquent que le service de renseignements turc, le MIT, est impliqué dans cette sombre affaire.
Grâce à la persévérance des familles des trois victimes, le dossier du triple meurtre a pu être rouvert en 2019 pour « complicité d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste » et « association de malfaiteurs terroriste criminelle ». La justice française a toutefois des difficultés à avancer, des pièces essentielles étant classées « secret défense ».
C’est à la fois pour honorer la mémoire de ces trois militantes et pour réclamer justice que ce rendez-vous annuel est organisé à Paris et dans plusieurs villes de France. Et notamment à Grenoble où Aiak et 27 associations, syndicats et partis ont de nouveau affiché leurs revendications, jeudi 9 janvier. À savoir « la levée du secret défense dans l’enquête de ces assassinats politiques pour pouvoir faire la pleine lumière sur ces assassinats » ; « l’arrêt des mesures d’intimidation et de répression contre les militant.es kurdes opposants au président turc Recep Tayyip Erdoğan ».
Nouvel attentat contre les Kurdes à Paris, en 2022
Le 23 décembre 2022, alors que les responsables kurdes étaient entièrement affairés aux préparatifs du dixième anniversaire de ce triple assassinat, trois autres militant·es kurdes ont été froidement assassiné·es, dans un attentat terroriste visant le siège du CDK‑F. Un bilan qui aurait même pu être bien plus lourd. Une réunion avec les haut·es dirigeant·es kurdes, prévue sur les lieux pour préparer la manifestation du 9 janvier, a en effet été repoussée d’une heure au dernier moment.
Parmi les victimes, figurent Emine Kara, figure emblématique du Mouvement des femmes kurdes, ainsi que le jeune chanteur kurde Mîr Perwer, réfugié en France suite à une condamnation par la justice turque à une peine de prison en raison de son engagement pour la culture kurde. La troisième victime est Abdurrahman Kizil, un sexagénaire qui fréquentait régulièrement l’association.
Pour Maryvonne Mathéoud, présidente d’Aiak, « tant que les commanditaires du triple assassinat du 9 janvier 2013 ne seront pas jugés et condamnés, l’attentat politique du 23 décembre 2022 restera également impuni. Toute la lumière doit être faite, tant sur la première affaire que sur la deuxième qui endeuille et meurtrit une fois de plus notre communauté », exige-t-elle.
Le Rojava, « expérience démocratique unique au Moyen-Orient »
En ce début d’année, les regards sont bien sûr braqués sur la Syrie. « Nous célébrons avec le peuple syrien la chute du régime de Bachar El Assad, ayant provoqué la mort de centaines de milliers de Syriens, la destruction massive des infrastructures, emprisonné et torturé des dizaines de milliers de personnes », souligne Maryvonne Mathéoud. « Cependant, l’avenir est très incertain pour la Syrie et la région : risques de fragmentation avec les interventions armées de la Turquie et d’Israël, interrogations sur ce que fera le nouveau pouvoir vis à vis des droits des femmes et des minorités. »
Aiak soutient ainsi « les revendications pour l’unité du pays et pour un État démocratique, laïque et civil, garantissant l’égalité des droits entre les femmes et les hommes ». D’où l’appel à défendre le Rojava, « symbole de la résistance kurde », qui constitue « une expérience démocratique unique au Moyen-Orient ».
La militante rappelle la lutte victorieuse contre l’État islamique en 2015, notamment à Kobané. « Les combattantes et combattants du Rojava ont mis en place sur le territoire libéré une société démocratique, multiethnique, féministe, où les femmes et les hommes sont à parité à tous les niveaux (conseil municipal, administration, armée, …), où toutes les personnes vivent à égalité de droits, quelle que soit leur appartenance culturelle, langue et religion », explique-t-elle.
Maryvonne Maythéoud dénonce également la « guerre implacable » menée par Ankara contre les Kurdes. « Les milices de l’Armée nationale syrienne, armées et appuyées par le pouvoir turc, notamment avec des drones, profitent du chaos pour attaquer le Rojava. Des dizaines de milliers de personnes ont déjà été déplacées », s’alarme-t-elle.
Aiak appelle donc la France à « exiger le retrait des forces d’occupation étrangère du pays, en particulier la Turquie et Israël ». Mais aussi à « soutenir les efforts de transition pacifique, basée sur la justice, le droit et la prise en compte des aspirations de toutes les composantes du peuple syrien, en respectant ses minorités et les catégories les moins protégées de sa population ». Et enfin à « garantir le droit aux Syrien·nes refugié.es en France de pouvoir rester si iels le souhaitent et se rendre temporairement en Syrie sans perdre leur statut ».
Solidarité avec les femmes kurdes en Turquie, Syrie et Iran
Vendredi 10 janvier, au lendemain du rassemblement, se tenait une rencontre en solidarité avec les femmes kurdes de Turquie, d’Iran et Syrie, au siège de la fédération PCF de l’Isère, à l’initiative d’Aiak. Parmi les intervenants, Aurélien (UCL) a évoqué le cas des quelque 2,5 millions de Kurdes de Syrie, soit près de 12 % de la population du pays.
« Les autorités locales de régions kurdes en Syrie ont promulgué un décret garantissant aux femmes les mêmes droits que les hommes, selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH) », précise-t-il. « Un décret aux allures « d’affront » pour les ennemis djihadistes qui sévissent dans la région. Les femmes yézidis, issues d’une minorité kurde, sont d’ailleurs les premières touchées par l’État islamique. Enlevées, violentées, certaines ont réussi à s’échapper. Elles témoignent des horreurs qu’elles ont subies. »
Zoreh (Ligue des droits de l’Homme Iran) est ensuite intervenue sur la situation en Iran et les luttes en lien avec le mouvement « Femmes, vie, liberté ». Elle déplore le nombre faramineux d’exécutions, notamment au sein des minorités kurdes et baloutches, et — fait nouveau — de nombreuses femmes.
Après une nouvelle prise de parole de Maryvonne Mathéoud, sur la place des femmes dans la société kurde en Turquie, et une pause repas, l’assistance a écouté avec une grande attention un spectacle de récits et chants d’Elie Guillou, auteur et musicien, autour de son ouvrage L’homme tempéré (éd La belle étoile, 2023).
« Un jeune homme s’éveille à la part tragique du monde. Il y raconte la colère face à l’indifférence, la honte face à l’impuissance. Mais aussi la douleur à l’épreuve de la douceur. » Ce récit est issu d’un séjour, en 2021 dans le sud-est de la Turquie. Les spectateurs ont salué unanimement un spectacle d’une grande finesse.