Antoine Fatiga, responsable des transports à la CGT. L’un des bons connaisseurs du dossier du Lyon Turin.

Tandis que l’Union européenne presse l’État français de décider le lancement de la réalisation des accès français au tunnel international, le gouvernement persiste dans des atermoiements qui pourraient remettre en cause le report sur le rail des dizaines de millions de tonnes de marchandises qui franchissent les Alpes françaises.

Quarante-trois millions de tonnes de marchandises franchissent, chaque année, les Alpes françaises. Trois millions le font sur des trains. Le reste – par les tunnels du mont Blanc, du Fréjus et l’autoroute à Vintimille – passe à dos de camions. Encombrements, pollutions avec leurs conséquences sanitaires, réchauffement climatique… la question du report modal est devenue une évidence.

Comment organiser le système ferroviaire pour que ce soit possible? La proposition remonte au début des années 90. Formulée par la CGT et les écologistes de l’époque : un franchissement ferroviaire à basse altitude. Ce qu’on appelle un tunnel de base. Perspective avancée dans un cadre plus global. Antoine Fatiga, responsable CGT transports, se souvient : « en 2000, le ministre des Transports, Jean-Claude Gayssot, visait le long terme, il voulait établir la vérité des coûts de chaque mode de transport et développer le transport de conteneurs, pas nécessairement des poids morts que représentent les camions en plus des marchandises ».

En 2013, le projet était déclaré d’utilité publique : tunnel international – Saint-Jean-de-Maurienne Suze –, nouvelle ligne fret et voyageurs – Lyon nord-Chartreuse –, nouvelle ligne voyageurs – nord-Chartreuse Chambéry – et ligne marchandises sous Chartreuse et Belledonne débouchant à Saint-Jean-de-Maurienne. Le tout raccordé à un nouveau contournement ferroviaire de Lyon, de toute façon nécessaire pour éviter la saturation du passage par Lyon Part-Dieu.

Aujourd’hui, le percement du tunnel international et de ses deux tubes est avancé. 10 kilomètres sur 57,5. Il devrait entrer en service à l’horizon 2030. Son accès du côté italien est en cours de réalisation : l’État italien s’est engagé à faire transiter 20 millions de tonnes de marchandises dès l’ouverture du tunnel international. Ce qui sera possible… si les trains peuvent circuler en France. Et là, pour le moment, ça coince. L’État français ne s’est toujours pas prononcé sur un calendrier non plus que sur l’échelonnement des travaux.

Un «reste à charge» de l’ordre de dix milliards

C’est le coût de l’investissement qui est mis en avant pour justifier les atermoiements. De l’ordre de 26 milliards d’euros, du contournement de Lyon jusqu’à Turin, dont 8,3 milliards pour le tunnel international. Mais tout ne revient pas à la France. Ni les accès italiens, ni la majorité des financements du tunnel international, ni même la totalité des accès français : l’Union européenne est prête à financer 55 % du tunnel international (l’Italie en finance 28 %) et elle annonce son intention de régler au moins la moitié des travaux en France.

Si l’on s’en tient à ce que prévoyait la DUP de 2013, le « reste à charge » pour la France serait de l’ordre de 10 milliards – y compris le contournement de Lyon. A comparer aux 50 milliards des extensions du métro en Île-de-France ou aux 23 milliards investis par la Suisse dans ses tunnels, notamment au Saint-Gothard.

Pourtant, la tentation persiste de réduire le projet initial. Depuis mars 2021, plusieurs scénarios sont envisagés. Ils mettent en concurrence les tunnels de la desserte de Chambéry et ceux de la Chartreuse et de Belledonne. Ne pas ouvrir les voies marchandises de Chartreuse et Belledonne en même temps que le tunnel international implique le passage de soixante-dix trains par jour dans Chambéry et l’augmentation du trafic marchandises via Grenoble pour espérer alimenter le tunnel transfrontalier. Ce qui mettrait en cause toute perspective de desserte type RER autour de ces deux villes. Et renoncer à l’axe Saint-André-le-Gaz Chambéry serait renvoyer sine die l’amélioration des trafics entre Lyon et les deux Savoie et réduire l’attractivité pour les voyageurs du Paris Milan.

« Penser l’avenir, ce serait plutôt envisager dès aujourd’hui une ligne mixte sous la Chartreuse et Belledonne pour concurrencer l’avion, note Antoine Fatiga, plutôt que de gaspiller de l’argent dans des bricolages qui ne seront jamais au niveau de l’objectif des trente millions de tonnes et d’un report massif des marchandises sur le rail ».

D’autant qu’un précédent existe. Un autre tunnel transfrontalier à déjà été construit, sous les Pyrénées, au sud de Perpignan. En Languedoc, les voies d’accès sont en attente. Les marchandises continuent à passer d’Espagne en Allemagne ou en Italie… sur des camions.

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La part du fer en Suisse

En Suisse, l’Office fédéral des transports (OFT) indique que la part modale du fret ferroviaire atteint 74,4 %, un record depuis 25 ans. Entre la France et l’Italie, 8 % des marchandises transportées prennent le train. En Suisse, ce succès résulte de l’achèvement du programme des nouvelles lignes ferroviaires à travers les Alpes (NLFA) dont s’inspire directement le Lyon-Turin. Un réseau ferroviaire qui comprend trois grands tunnels et leurs voies d’accès. C’est aussi la conséquence de l’instauration d’une taxe sur le transport par la route. En 2019, la redevance sur les poids lourds qui circulent dans le pays a rapporté 1,5 milliard d’euros à l’État fédéral.

Code de la route

L’une des propositions de la CGT pour établir la vérité des prix de chaque mode de transport… c’est de faire respecter la législation. Poids transporté, temps de travail et de repos, état des véhicules… lorsque des contrôles sont effectués sur les autoroutes au Fréjus ou au mont Blanc, le taux d’infraction monte à 80 %. Un respect de la législation auquel les chauffeurs routiers ont tout à gagner.

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d'économie d'énergie

40%, c’est l’économie d’énergie qui sera réalisée par les trains qui emprunteront le tunnel du Lyon Turin et non plus celui du mont Cenis, à 1 100 mètres d’altitude. Plus de côtes à grimper pour hisser les marchandises en Maurienne. Sachant par ailleurs qu’un train consomme 45 % de moins qu’un camion à la tonne transportée.

TGV Alpes
Le projet du Lyon-Turin , du contournement ferroviaire de Lyon jusqu’au tunnel international.

Quand des Verts militent pour le Lyon-Turin

Le débat est ouvert, au sein d’EELV. Au niveau national, l’atelier ferroviaire d’EELV argumente en faveur du projet.

Le Lyon Turin « grand projet inutile » ? C’est la position défendue par Jean-Luc Mélenchon et EELV. Ce n’a pas toujours été le cas pour les Verts, qui ont soutenu le projet jusqu’en 2012.

Le débat n’en est pas moins vif, au sein d’EELV. En témoigne la note publiée début mai 2021 par l’atelier ferroviaire de la commission nationale transports et mobilités d’EELV. Un document, officiellement désavoué par la direction nationale d’EELV, qui prenait position en faveur de la réalisation de la ligne nouvelle Lyon Chambéry et des tunnels réservés au fret sous la Chartreuse et Belledonne.

Ce document s’arrête également sur la capacité de la ligne existante par Modane et le tunnel du mont Cenis : c’est l’argument principal aujourd’hui mis en avant par LFI et EELV.

Six millions de tonnes, au mieux

L’atelier de la commission nationale EELV affirme ainsi que les normes de sécurité actuelles dans le tunnel mis en service en 1871 et la saturation des voies entre Chambéry et Montmélian – qu’empruntent les trains Grenoble-Genève, Chambéry-Tarentaise, Lyon-Italie et Dijon-Modane – limitent sa capacité à au mieux 6 millions de tonnes par an. L’objectif du Lyon Turin est, à terme, de 30 millions de tonnes – 20 millions à l’ouverture du tunnel de base. Et la commission de proposer « la mise en service à l’horizon 2030 » des accès au tunnel international, dès son ouverture.

L’atelier ferroviaire d’EELV s’est également intéressé aux coûts externes du transport routier – non pris en charge par les transporteurs. Il rappelle tout d’abord que, selon des études publiées en février 2021, la pollution de l’air provoquerait chaque année en France la mort prématurée de 100 000 personnes. Il a également comptabilisé la facture de la dégradation du réseau routier due aux camions.

Au total, l’atelier ferroviaire d’EELV estime que les coût externes du transport routier des marchandises s’élèvent pour la France à environ 90 milliards d’euros par an.

Train-Bourgoin-gare
Lyon-Grenoble, la ligne malade. Les voies nouvelles en sont l’un des remèdes possibles.

Lyon Turin, ce sont aussi les TER

La création de voies nouvelles est une possibilité à saisir pour l’amélioration des trains du quotidien. Autour des agglomérations de la région et entre elles.

Si la liaison transalpine est en voie de concrétisation, on est encore loin du compte en ce qui concerne les investissements ferroviaires nécessaires en France. A l’heure où des décisions vont être prises, il y a urgence à peser sur ces choix politiques, sachant que ces voies nouvelles auront des retombées directes sur l’amélioration, ou pas, du transport régional des voyageurs, notamment dans le Nord-Isère, sur l’axe Lyon-Grenoble-Chambéry.

Les détracteurs du projet dénoncent un ouvrage coûteux. « Il faut avoir une réflexion géographique et économique plus large », suggère Grégory Moser (CGT cheminots Lyon). « Il ne s’agit pas seulement d’un souterrain sous les Alpes, mais bien d’un ensemble d’aménagements dans le Rhône, en Isère et en Savoie qui moderniseront significativement le réseau ferroviaire alpin, en lui donnant plus de capacités, d’efficacité et de rapidité pour les déplacements quotidiens », insiste-t-il.

La possibilité de faire circuler davantage de TER

La mise en œuvre de cette liaison transalpine permettra en effet de libérer des sillons (créneaux de circulation) pour les TER dans le bassin chambérien, la région lyonnaise (liaison Lyon/Bourgoin-Jallieu) et le bassin grenoblois puisque les TGV vers Grenoble utiliseront une partie de la nouvelle voie.

Pour Bernard Tournier (CGT cheminots Isère), « il est important de réaliser l’ensemble des engagements pris dans la déclaration d’utilité publique de 2013, de manière concomitante : priorité au fret mais aussi amélioration de la desserte entre Lyon Chambéry et Grenoble avec des TER rapides ». Le contournement ferroviaire de l’agglomération lyonnaise (CFAL) y contribuera aussi en délestant la gare de la Part-Dieu.

La CGT, souligne Bernard Tournier, s’oppose à toute proposition ou modification de tracé qui réduirait les sillons TER. « L’enjeu du TER est aussi important, avec une nécessaire amélioration des dessertes, des cadencements, de la ponctualité, pour répondre aux besoins de transports de proximité en progression. »

Les voies nouvelles offrent cette perspective. Il faudra la saisir.

Didier Gosselin

Le PCF approuve

Pour Cécile Cukierman, sénatrice et conseillère régionale, « il faut en finir avec ces camions sur les routes. On a donc besoin de cette infrastructure ». Le Lyon Turin sera déterminant dans la lutte contre les pollutions et « permettra de désengorger les lignes Lyon Grenoble et Lyon Chambéry ». La possibilité aussi « de TER « grande vitesse » directs entre Lyon et Grenoble, Chambéry ou Annecy ».

EELV et FI désaprouvent

Pour Yannick Jadot, le Lyon-Turin est « une aberration économique ». Selon lui, il faut développer la ligne du mont Cenis « qui peut augmenter très largement sa capacité de transport de marchandises ». Pour Jean-Luc Mélenchon, « son unique motivation mercantile, imposée par des firmes multinationales, est d’intensifier le transport de marchandises vers et depuis les pays de l’Est. Je refuse ce grand déménagement marchand en Europe comme dans le monde. »

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