La grève prend de l’altitude
Par Luc Renaud
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L’Oisans vit au rythme des vacances. Celles des autres. Une activité saisonnière dont l’équilibre est mis en cause par une réforme restrictive des droits à l’assurance chômage. Au risque de fragiliser toute l’économie des massifs. Yvan Belledouche est secrétaire du syndicat CGT des 2 Alpes. Il nous explique ses craintes... et le combat des saisonniers.
« Vous devriez commencer à chercher un vrai travail, voilà ce que m’a dit une conseillère de Pôle emploi. Ce à quoi je lui ai demandé si elle partait en vacances. » Yvan Belledouche est saisonnier aux 2 Alpes. Sans son travail – un vrai travail – pas de ski. Et l’été, beaucoup moins de choses à faire sur le littoral.
Saisonnier n’est pas un métier. Nombreuses sont les professions saisonnières. Yvan travaille aux remontées mécaniques, d’autres sont pisteurs, « ce sont deux branches très différentes ». Avec chacune leurs qualifications. « Sur mon installation, 18000 personnes passent chaque jour d’ouverture. » Ce qui requiert une attention de chaque instant. « A l’oreille, je sais comment ça marche », témoigne Yvan. Qualifications et formations, pour les pisteurs secouristes par exemple. Des métiers que l’on aime, où l’on est solidaire. « Pisteur, passé un certain âge, on laisse les plus jeunes devant. »
Saisonnier, c’est en revanche un point commun à tous : la saison, justement. C’est-à-dire l’impossibilité d’occuper toute l’année sur un même poste de travail. « En haute saison, l’hiver, la station emploie 430 salariés, dont 120 personnes qui sont là toute l’année, l’été, les saisonniers sont une centaine. » Ce que font les autres ? « Il y a beaucoup de cas de figure, certains restent ici et travaillent pour l’essentiel dans le bâtiment, les charpentes, tout ce qu’on ne fait pas en hiver, d’autres se déplacent dans d’autres zones touristiques, beaucoup le littoral. »
Yvan insiste sur un point. Ces saisonniers des stations, les 2 Alpes, l’Alpe d’Huez et d’autres de moindre dimension représentent un poids économique important dans un territoire où vivent 10 000 habitants. D’où l’inquiétude.
« La Grave m’appelle pour savoir comment faire grève »
Inquiétude liée à la réforme de l’assurance chômage qui entre en vigueur au 1er avril – après les élections municipales. Réforme qui aura un effet officiellement chiffré par l’Unedic : pour les saisonniers, une baisse de l’indemnisation de 8 à 50 % selon les cas. Le mécanisme qui aboutit à ce résultat, c’est d’abord l’allongement de la durée de travail nécessaire pour ouvrir des droits à indemnisation. Avant la réforme, il fallait avoir travaillé quatre mois au cours des 28 mois précédents. Après, ce sera six mois au cours des 24 mois précédents. Plus grave, il faudra travailler six mois pour recharger ses droits, là où un mois suffisait. Ajoutons encore que l’indemnité journalière sera calculée sur un revenu moyen mensuel et non plus sur le salaire journalier, autrement dit en comptant les jours de repos. « La CGT a chiffré entre 40 et 50% la perte d’indemnité pour un bisaisonnier été hiver s’il ne trouve rien dans les deux intersaisons ; un saisonnier qui ne travaille pas deux mois par an perdra autour de 20 % de chômage », explique Yvan Belledouche.
« Nous sommes directement touchés, commente Yvan Belledouche, mais c’est aussi toute l’économie de l’Oisans qui est fragilisée, la possibilité pour tout le monde de vivre ici qui est en cause. » Car si les saisonniers et leur familles, faute de revenus partent s’installer ailleurs, ce sera le personnel qualifié et disponible au pied levé en début de saison qui ne sera plus là.
Leur combat est d’intérêt général. Il se mène au quotidien. Aux 2 Alpes, la présence syndicale a permis d’obtenir des accords d’entreprise plus favorables aux salariés. Le régime de la participation et de l’intéressement par exemple. Des critères objectifs ont été négociés, ce qui écarte les « primes au mérite » qui pouvaient laisser place à toutes les dérives. Et être utilisés comme instruments de division entre salariés. Pas négligeables, puisque ce régime peut représenter un supplément de ressources de 1 500 euros pour un bisaisonnier, soit presque un mois de salaire supplémentaire. Accords dont le syndicat CGT demande la garantie dans le cadre de la reprise de la gestion des 2 Alpes par la Sata, la société qui gère l’Alpe d’Huez voisine.
Et le syndicat CGT des 2 Alpes est ainsi devenu un point de repère en OIsans. Les salariés de l’Alpe d’Huez s’intéressent aux actions entreprises de l’autre côté de la Romanche. Jusqu’à la Grave et à ses vallons de la Meije – eux aussi gérés par la Sata. « Ils m’ont appelé pour savoir comment ils pouvaient se mettre en grève le 15 février », se réjouit Yvan Belledouche.
Les 2 Alpes changent de patron
Dans la course aux dernières décennies de ski, les 2 Alpes abandonnent la Compagnie des Alpes qui n’en est pas vraiment fâchée. Explications.
L’affaire est sur les rails. Dès la saison prochaine, les 2 Alpes – l’une des plus importantes station française avec deux cent vingt kilomètres de pistes – va changer de délégataire. Jusqu’alors gérée par la Compagnie des Alpes, elle va passer dans le giron de la Société d’aménagement touristique de l’Alpe d’Huez, la Sata. Une transition voulue par les communes des 2 Alpes (issue de la fusion entre celles du Mont-de-Lans et de Venosc) et de Saint-Christophe-en-Oisans alors même que la délégation courrait jusqu’en 2023. La CDA a jugé insuffisante la profitabilité d’une poursuite de l’exploitation compte tenu des investissements demandés par les élus.
Les raisons de ce divorce voulu par les communes ? Des investissements limités, principalement. « Le matériel est vieillissant », constate Yvan Belledouche. La CDA s’est contentée du respect d’un cahier des charges négocié à minima, prévoyant 6 millions d’euros d’investissement annuels là où le seul télésiège débrayable de Pierre Grosse en coûte 13.
Le projet de liaison des deux grandes stations de l’Oisans
La CDA, mastodonte international, est-elle en train de saisir l’occasion d’un désengagement des domaines skiables français ? « A l’origine, c’était une compagnie d’État créée pour moderniser les stations », explique Yvan Belledouche. Aujourd’hui, c’est une multinationale soucieuse de rentabilité.
Les élus ont donc fait le choix du local avec la Sata de l’Alpe d’Huez voisine. Sata dont la présidence est assurée par les élus de la commune d’Huez. L’enjeu est d’importance, rien de moins que l’avenir des stations confrontées à des saisons raccourcies faute de neige. Le ski d’été – avec son glacier, les 2 Alpes compte le plus important domaine skiable d’été en Europe – vit ses dernières saisons.
Pour l’heure, c’est la fuite en avant. Gagner de l’argent tant que c’est encore possible. Le projet de liaison entre les domaines de l’Alpe et des 2 Alpes par dessus la Romanche illustre ce choix. « C’est une vitrine, qui sera pour partie financée sur fonds publics, et qui permettra d’afficher des chiffres impressionnants en kilomètres de pistes pour attirer la clientèle étrangère et remplir les hébergements », commente Yvan Belledouche. Car la gestion des immeubles est devenue une nouvelle source de profit pour les exploitants de domaines skiables.
Alors, d’ici vingt ans, il sera temps de réfléchir à ce que deviendront les équipements devenus sans objet, faute de neige.
Le recentrage de la Compagnie des Alpes
Le changement de stratégie remonte à 2002. La Compagnie des Alpes – créée en 1989 par l’État et dont la Caisse des dépôts détient encore 39,9 % du capital – décidait alors d’investir dans les parcs de loisirs. Aujourd’hui, le ski (Serre Chavalier, Val d’Isère, la Plagne…) représente 52 % de son activité et les parcs de loisirs (Futuroscope, Astérix, musée Grévin…) 45,1 %. Soucieuse de rentabilité, la CDA lorgne vers la Chine des JO de 2022. Le projet d’une entrée du groupe chinois Fosun dans le capital de la CDA a été abandonné au profit d’un « partenariat industriel » prévoyant notamment la construction d’une piste de ski en salle à proximité de Shanghai. Avec un chiffre d’affaires en hausse de 6,6 % à 854 millions et un bénéfice accru de 8,8 % à 62,2 millions d’euros, la CDA a connu une saison record en 2018 2019.
Aux 2 Alpes, la piste de la grève
Une grève comme on n’en avait pas vu depuis longtemps dans les stations de ski françaises. Et qui pourrait connaître de prochains développements. Récit de ce qu’est passé aux 2 Alpes.
Le Jandry express fermé. Au total, les trois quart du domaine fermé. C’était le 15 février et ce n’était pas pour cause d’avalanche : ce 15 février était jour de grève nationale dans les remontées mécaniques.
Près de la moitié des 430 salariés de la station étaient en grève, aux 2 Alpes, à l’appel de la CGT et de FO. « Le mouvement a été bien suivi aux caisses, note Yvan Belledouche, délégué CGT, c’est rare, ce sont très majoritairement des femmes qui sont en première ligne de la précarité et qui ont peu de contacts avec les autres, isolées derrière les vitres ». Plus de la moitié en grève. Un mouvement suivi au niveau national dans tous les massifs avec notamment un rassemblement à l’entrée de Moutiers, en Tarentaise.
Aux 2 Alpes, grève, mais aussi manifestation. Là encore, peu fréquent. Avec des salariés venus de l’Alpe‑d’Huez et la Grave. Et puis des salariés de l’hôtellerie, aussi. « Nous en avons profité pour discuter avec les touristes, raconte Yvan Belledouche, nous défendons bien sûr nos métiers, mais si nous ne pouvons plus en vivre, alors ça aura des conséquences pour toute la filière tourisme ».
Les saisonniers ont pu ainsi expliquer les raisons de leur mouvement. La réduction de leurs droits au chômage, notamment. Une régression qui concerne tous les saisonniers. Une autre inquiétude concerne plus particulièrement les saisonniers qui travaillent en station, celle de l’article 16 de la convention collective.
Expliquons. Le gouvernement – qui ne manque pas une occasion de rogner les droits – veut réduire drastiquement le nombre de conventions collectives. Et donc supprimer celle des remontées mécaniques pour la fondre dans un ensemble de branches relevant du tourisme ou des transports. En niant complètement les spécificités du travail en station. Or l’article 16 – un conquis, bien sûr – de la convention actuelle prévoit une priorité à l’embauche en début de saison pour ceux qui ont travaillé l’année d’avant. « Ça donne un peu de stabilité aux saisonniers et ça permet aussi aux patrons de pouvoir compter sur des salariés formés d’une année sur l’autre », note Yvan Belledouche. Au point que les patrons du secteur – Domaines skiables de France et le nom de leur syndicat patronal –, hésitent entre le problème posé par ce risque de perte de compétence et l’avantage de pouvoir choisir des salariés craignant pour leur réembauche.
A l’heure où ces lignes sont écrites, d’autres mouvements étaient envisagés. Et plus forcément un samedi, jour d’arrivée et de départ en station, jour où les pistes sont moins fréquentées.
Référence syndicale
Le syndicat CGT au 2 Alpes, ce sont plus d’une dizaine de syndiqués. Soit 10% du personnel permanent. La CGT a obtenu un tiers des suffrages aux dernières élections professionnelles. Au delà des chiffres, le syndicat des 2 Alpes est devenu ces dernières années un point de repère pour les salariés des stations de l’Oisans, jusqu’à la Grave. Et les 2 Alpes, c’est la station de référence en terme d’accord d’entreprise.