Quand l’État fabrique des sans-papiers

Par Manuel Pavard

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Sur le campus de l’université Grenoble Alpes, des centaines d’étudiants et chercheurs étrangers connaissent d’énormes difficultés et retards pour le renouvellement de leur titre de séjour. En cause, les dysfonctionnements des services préfectoraux, avec des conséquences dramatiques pour les personnes concernées. Lesquelles dénoncent un choix politique.

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Emmanuel Omonlogo, président du CAAEI, et Ulrich, étudiant béninois privé de titre de séjour, devant le bâtiment Stendhal du domaine universitaire de Saint-Martin-d'Hères.

« On l’avait déjà consta­té en 2023, avant que la loi Immi­gra­tion ne soit pro­mul­guée (NDLR : le 26 jan­vier 2024). Mais depuis, c’est un car­nage, on n’avait jamais vécu ça ! » Le « chaos » qu’évoque Emma­nuel Omon­lo­go, pré­sident du Col­lec­tif d’associations afri­caines et étu­diantes de l’Isère (CAAEI), c’est le par­cours du com­bat­tant vécu par les étu­diants et cher­cheurs étran­gers de l’Université Gre­noble Alpes pour renou­ve­ler leur titre de séjour.

Le col­lec­tif, qui regroupe une tren­taine d’associations étu­diantes, a recen­sé « près de 1 600 étu­diants concer­nés » en Isère – sur­tout sur le cam­pus de Saint-Martin‑d’Hères. « L’administration n’est plus en mesure de régu­la­ri­ser les étu­diants en temps et en heure… même si on res­pecte les délais pour la demande de renou­vel­le­ment », déplore Emma­nuel Omon­lo­go. Cer­tains ont ain­si dépo­sé leur dos­sier trois mois avant la date butoir ; « depuis un an, on ne leur délivre que des récé­pis­sés de pro­lon­ga­tion. Ils n’ont tou­jours pas de titre de séjour », s’insurge l’étudiant béni­nois. Et quand le docu­ment est enfin dis­po­nible, le deman­deur ne reçoit par­fois « aucune noti­fi­ca­tion ».

Tous pointent la désor­ga­ni­sa­tion des ser­vices pré­fec­to­raux. La prise de ren­dez-vous – obli­ga­toire en ligne – n’est « plus pos­sible sur la pla­te­forme. Le site est dys­fonc­tion­nel », observe le pré­sident du CAAEI. En outre, « les ren­dez-vous sont acca­pa­rés par un grou­pus­cule qui les revend », ajoute-t-il. Les numé­ros de ces indi­vi­dus cir­culent lar­ge­ment par­mi les étu­diants étran­gers, prêts à leur ver­ser 100 ou 200 euros, sim­ple­ment pour avoir un ren­dez-vous per­met­tant de dépo­ser son dos­sier. Pour ces étu­diants, les consé­quences sont dra­ma­tiques. « Sans titre de séjour, ce sont des rup­tures de contrats, de jobs étu­diants, d’alternance, des annu­la­tions de stage », explique Emma­nuel Omon­lo­go. « Des écoles pri­vées refusent même de les ins­crire. » Un der­nier point dont les étu­diants de l’UGA sont, eux, épar­gnés, le CAAEI étant en contact avec les ensei­gnants et l’administration afin de « trou­ver des arran­ge­ments ».

« J’ai dormi trois mois dehors »

Pour le reste, c’est l’engrenage. Beau­coup sont ain­si à la fois « en décro­chage » dans leurs études et sans reve­nus, « ne pou­vant plus sub­ve­nir à leurs besoins et mena­cés d’expulsion ». Idem pour les ensei­gnants cher­cheurs étran­gers, eux aus­si « sou­vent obli­gés d’arrêter leurs cours et qui n’ont alors plus de salaire », sou­ligne le mili­tant asso­cia­tif.

Le cas d’Ulrich, autre étu­diant béni­nois, en Mas­ter 2 com­merce, est édi­fiant. Atta­blé au Café lit­té­raire, sur le cam­pus, le jeune homme narre, ému, la « réac­tion en chaîne » qui l’a conduit à « se retrou­ver à la rue ». Arri­vé à Gre­noble en 2021, il dépose sa demande de renou­vel­le­ment le 20 sep­tembre 2023 : « Je n’ai pas eu de réponse de la pré­fec­ture, pas d’attestation de pro­lon­ga­tion. Je ne pou­vais plus tra­vailler ni payer mon loyer en rési­dence étu­diante et j’ai quit­té mon loge­ment fin mars. » Ulrich trouve d’abord refuge à la lave­rie du Crous. « Puis j’ai dor­mi trois mois dehors, entre le Café lit­té­raire et le bâti­ment Sten­dhal », raconte-t-il, mon­trant un recoin en pierre, sous le toit d’un porche mais ouvert aux quatre vents. L’étudiant en garde des « séquelles » phy­siques et psy­cho­lo­giques : « J’ai eu une frac­ture de fatigue, à cause du froid qui m’obligeait à mar­cher toutes les nuits jusqu’au tram, à 4 heures. Et ç’a eu des réper­cus­sions sur ma san­té men­tale. »

Aler­té, le CAAEI a pu lui trou­ver une place au Patio soli­daire, le lieu de vie auto­gé­ré ouvert fin 2017 pour héber­ger des exi­lés. Mais pour les études, c’est com­pli­qué. « Là où j’ai fait mon stage l’été der­nier, ils vou­laient me prendre en alter­nance mais sans titre de séjour, je n’ai pas pu… Et je ne pour­rai pas non plus faire mon stage rému­né­ré en Mas­ter 2 ».

Quinze mois après son dépôt, il n’a tou­jours pas de titre de séjour. L’injonction adres­sée à la pré­fec­ture par une avo­cate spé­cia­li­sée en droit des étran­gers lui a per­mis d’obtenir une pre­mière attes­ta­tion, puis une deuxième. Mais sa troi­sième attes­ta­tion d’un mois expire le 27 décembre. Face à cette situa­tion « ubuesque », Ulrich a même son­gé à ren­trer au Bénin via la pro­cé­dure de retour volon­taire, avant de se ravi­ser. Emma­nuel Omon­lo­go y voit d’ailleurs l’un des buts de l’État : « La pré­fec­ture dit man­quer de per­son­nel pour trai­ter les dos­siers mais com­ment est-ce pos­sible en France ? L’argument n’est pas valable. C’est un choix poli­tique lié à la loi Immi­gra­tion, pour nous décou­ra­ger. On est déshu­ma­ni­sés ! »

Selon lui, l’Isère a même fait office de « labo­ra­toire pour expé­ri­men­ter cette poli­tique désor­mais appli­quée ailleurs ». Les deux étu­diants ne baissent pas les bras : « On n’a plus rien à perdre, ils nous ont déjà tout pris », assènent-ils, pla­çant leurs espoirs dans « la nou­velle pré­fète, qui sera peut-être plus com­pré­hen­sive ».

Du jour au len­de­main, clan­des­tine et pri­vée d’emploi.

Aminata : « J’ai ressenti une grande angoisse ! »

D’origine ivoirienne, mariée à un Français, Aminata est une victime des retards préfectoraux.

Arri­vée en France en 2019, Ami­na­ta a un emploi et béné­fi­cie d’un visa d’un an. Elle satis­fait les stages exi­gés et obtient des renou­vel­le­ments par périodes de trois mois. Un par­cours du com­bat­tant exi­geant moult dos­siers à rem­plir. Novembre 2024, tout déraille.

Pour renou­ve­ler, il faut prendre contact plu­sieurs mois à l’avance, par Inter­net, sans contact humain pos­sible. Le dos­sier est bou­clé dans les délais. Sans aucune réponse, mal­gré de mul­tiples relances. La date d’échéance fati­dique arrive. « Je me suis retrou­vée sans papier, sans léga­li­té et sans emploi du jour au len­de­main », car la sup­pres­sion du contrat de tra­vail est auto­ma­tique. « Je n’avais plus droit à rien, j’étais clan­des­tine ! J’ai res­sen­ti une grande angoisse. Je ne condui­sais plus de peur d’être contrô­lée ! »

Pas de réponse

Une demande de réfé­ré au tri­bu­nal admi­nis­tra­tif est dépo­sée et une pro­cé­dure d’urgence enga­gée. Le tri­bu­nal astreint la pré­fec­ture à four­nir un docu­ment pro­vi­soire et à payer les frais de plai­doi­rie. « J’ai pu être réta­blie dans mon CDI grâce à la bonne volon­té de mon employeur ! »

Le tri­bu­nal a dénon­cé le défaut de pro­cé­dure admi­nis­tra­tive, ces méthodes qui se déve­loppent. « La seule façon de faire bou­ger c’est d’aller au pro­cès », sou­ligne Ami­na­ta. « Mais c’est une démarche dif­fi­cile et coû­teuse, à laquelle beau­coup ne se résignent pas. »

Max Blan­chard

Les livreurs à l’abri

Sou­rires de rigueur, ce 30 novembre, dans le centre de Gre­noble : les livreurs à vélo dis­posent désor­mais d’un local fer­mé, mis à leur dis­po­si­tion par la ville de Gre­noble. Et ce n’est pas du luxe. Moha­med Fofa­na, qui inter­ve­nait au nom de la CGT livreurs et de leur asso­cia­tion, le rap­pe­lait : « Qu’il pleuve, qu’il neige ou que ce soit la cani­cule…, nous atten­dons les com­mandes dans la rue ». Les reven­di­ca­tions demeurent : les pla­te­formes refusent leur réa­li­té d’employeur. Mais c’était l’aboutissement d’une reven­di­ca­tion avan­cée par l’union locale CGT en 2021.

1600

étu­diants étran­gers

sont vic­times des retards de la pré­fec­ture de l’Isère pour le renou­vel­le­ment de leur titre de séjour, selon l’estimation, fin 2024, du Col­lec­tif d’associations afri­caines et étu­diantes de l’Isère (CAAEI). Ce chiffre inclut les étu­diants de l’université Gre­noble Alpes, sur le cam­pus de Saint-Martin‑d’Hères et dans l’agglomération gre­no­bloise, mais aus­si ceux des autres éta­blis­se­ments d’enseignement supé­rieur du dépar­te­ment.

Plainte

Des étu­diants et tra­vailleurs étran­gers ont évo­qué un tra­fic de ren­dez-vous, des indi­vi­dus reven­dant des cré­neaux des­ti­nés aux dépôts de dos­sier. Une plainte a ain­si été dépo­sée à ce sujet en juillet auprès du pro­cu­reur de la Répu­blique de Gre­noble.

8200

usa­gers

ont été accueillis par les ser­vices pré­fec­to­raux, pen­dant les deux mois de sep­tembre et octobre 2024, pour des déli­vrances de titre de séjour, selon les chiffres de la pré­fec­ture de l’Isère.

Nouvelle préfète

Arri­vé en août 2023, l’ancien pré­fet Louis Lau­gier a été nom­mé en novembre 2024 direc­teur géné­ral de la police natio­nale. Une pro­mo­tion qu’il devrait notam­ment, d’après les asso­cia­tions, à l’application des direc­tives gou­ver­ne­men­tales anti-immi­gra­tion.
Reste à savoir quelle ligne sui­vra la nou­velle pré­fète, Cathe­rine Seguin.

Le 4 décembre, place de Ver­dun, devant la pré­fec­ture de l’Isère.

Comment fonctionne la fabrique à sans papiers

Depuis plusieurs mois, cinquante-et-une associations ont constitué un collectif, « Bouge ta Pref 38 », comme à Paris, Lyon…

En mars 2024, le pré­fet de l’Isère a déci­dé qu’aucune entrée en pré­fec­ture ne serait accep­tée sans ren­dez-vous préa­lable, pour les per­sonnes étran­gères effec­tuant une demande de papiers. Le col­lec­tif Bouge ta pref 38 s’est alors consti­tué. Dans une lettre ouverte adres­sée au pré­fet en mai 2024, le col­lec­tif dénon­çait notam­ment les « rup­tures de droits et atteintes à la digni­té des per­sonnes » que consti­tue le blo­cage de la pré­fec­ture pour répondre aux très nom­breuses sol­li­ci­ta­tions de tra­vailleurs et étu­diants étran­gers deman­dant la régu­la­ri­sa­tion de leur titre de séjour.

La sup­pres­sion de l’accueil phy­sique et les ren­dez-vous qua­si impos­sibles à prendre fabriquent des sans-papiers. Après avoir lan­cé une péti­tion qui a recueilli 4 000 signa­tures, le col­lec­tif a mobi­li­sé des mili­tants en juin, afin d’effectuer le recen­se­ment des per­sonnes étran­gères qui se pré­sen­taient à la pré­fec­ture. Trois ras­sem­ble­ments ont été orga­ni­sés en mai, juin et décembre devant la pré­fec­ture.

Dans l’illégalité, par défaillance administrative

Dans un com­mu­ni­qué dif­fu­sé le 31 octobre, les ser­vices pré­fec­to­raux évoquent « plus de 28 000 ren­dez-vous en pré­fec­ture et en sous-pré­fec­ture qui ont été attri­bués au cours des huit der­niers mois ».

Mais les témoi­gnages recueillis dans la mani­fes­ta­tion du 4 décembre, devant la pré­fec­ture sont conver­gents : l’accès à un ren­dez-vous est plus que dif­fi­cile et les délais de trai­te­ment des demandes s’allongent.

Ayache Ben­ha­nis, secré­taire du syn­di­cat CGT des tra­vailleurs sans papiers, réclame à la nou­velle pré­fète qu’elle réen­gage l’accord qui exis­tait entre la pré­fec­ture et la CGT, avec la recon­nais­sance d’un réfé­rent par deman­deur de papiers pour sim­pli­fier les démarches admi­nis­tra­tives.

Le 18 décembre tom­bait le délai de trois mois au bout des­quels la pré­fec­ture devait répondre à une mise en demeure de cinq asso­cia­tions. Sans réponse, une pro­cé­dure de réfé­ré sus­pen­sion sera enga­gée.

Edouard Schoene

Rendez-vous impossible

« À titre pri­vé j’accompagne des tra­vailleurs sans papiers pour face à leur désar­roi et les aider dans leurs démarches pour obte­nir ou renou­ve­ler un titre de séjour. Comme d’autres, j’ai dû renon­cer à sol­li­ci­ter un ren­dez vous par voie élec­tro­nique. C’est impos­sible. Je recueille une mul­ti­tude de copies d’écran prou­vant les ten­ta­tives infruc­tueuses d’obtenir un ren­dez vous. »

Vingt-quatre ans au tra­vail

Abbou Sam­ba, d’origine séné­ga­laise : « J’ai tra­vaillé depuis 2001 pour construire des conduites d’eau, de gaz, mon­ter six km des rails du tram… Papiers non renou­ve­lés, je ne peux plus tra­vailler. Je galère, avec une famille au pays que je nour­ris­sais ».

Elle vient du Maroc, son mari de Libye. Trois enfants. Elle essaie de renou­ve­ler son titre de séjour après une série de contrats suc­ces­sifs. Depuis un an, elle n’arrive pas à obte­nir de ren­dez-vous. Ren­due clan­des­tine, elle risque de perdre son contrat de tra­vail et tout le reste.

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