Avoir ou ne pas avoir… la banane

Par Jean-Claude Lamarche

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Je me suis demandé si j’allais illustrer cet article avec une photo de la banane de Cattelan mais comme ça ne présentait, à mes yeux, aucun intérêt, j’ai choisi une peinture de Gauguin, « Le repas », où l’on voit des bananes pas collées certes, mais peintes par l’artiste.
Ces derniers jours, la banane de Maurizio Cattelan, collée sur une cimaise avec un ruban adhésif en 2019 et aussitôt qualifiée d'oeuvre d'art, a fait sa réapparition dans la presse car elle a été vendue 6 240 000 dollars le 20 novembre à un collectionneur chinois. En fait, ce qui a été vendu, ce n'est certainement pas l'originale qui a été mangée déjà en plusieurs exemplaires et d'autres suivront pour remplacer le fruit très difficile à conserver. Est-ce qu'un régime de bananes vertes complet est livré avec l'oeuvre exposée pour changer régulièrement le fruit dès qu'il commence à pourrir, ou est-ce qu'on le mange tant qu'il est mangeable avant de le remplacer, ou est-ce qu'on a envisagé de le vitrifier… ? Autant de questions angoissantes dont je n'ai pas trouvé la réponse. Mais ces questions sont secondaires devant les interrogations multiples que suscitent la chose et l'événement commercial.


J’ai lu quelque part que cette « oeuvre » est en fait un ques­tion­naire sur l’art : qu’est-ce que l’art ? Est-il éphé­mère alors que les artistes croient que leurs oeuvres sont éter­nelles ? Tout objet dépo­sé sur une cimaise est-il de ce fait une oeuvre d’art ? Être accro­chée dans un musée confère-t-il à une pein­ture le sta­tut de chef d’oeuvre ? L’art est-il objet de spé­cu­la­tion ? Je vous laisse ima­gi­ner plein d’autres ques­tions… J’ai lu aus­si à pro­pos de la banane une réfé­rence à l’u­ri­noir de Duchamp. La réfé­rence est fon­dée mais c’est là qu’il y a un gros pro­blème : toutes ces ques­tions et bien d’autres ont déjà été posées par les artistes depuis main­te­nant plus d’un siècle et même avant pour ce qui est du carac­tère éphé­mère des oeuvres d’art. Sur ce point, à moins d’être tota­le­ment hors sol, les artistes comme les spec­ta­teurs, les col­lec­tion­neurs, les conser­va­teurs de musée… savent que les oeuvres d’art s’a­bi­ment, s’é­rodent, sont détruites, usées par le temps, éphé­mères… les exemples sont des mil­liers. Bref, si cette banane est un ques­tion­naire sur l’art, ce n’est qu’un pla­giat et non une oeuvre ori­gi­nale, donc de très peu d’in­té­rêt.


Mais j’en viens à la ques­tion qui me tra­casse le plus. Elle ren­voie à une inter­ro­ga­tion de Marx sur ce qui fait la valeur (qui peut beau­coup varier dans le temps) d’une œuvre d’art. Car il n’est pas pos­sible de sou­te­nir que 6 240 000 dol­lars repré­sentent la valeur de la quan­ti­té de tra­vail réi­fiée dans la banane. Si le prix de la banane peut atteindre de tels som­mets, c’est pro­ba­ble­ment parce qu’il y a des per­sonnes phy­siques, ou des éta­blis­se­ments finan­ciers, des banques, des grandes entre­prises… qui spé­culent sur tout et qui peuvent pour ça débour­ser des mil­lions de dol­lars ou d’eu­ros pour ache­ter une banane parce qu’ils pensent qu’ils la reven­dront encore plus cher par la suite. A sa nais­sance, en 2019, la banane a été ven­due 120 000 dol­lars. Voyez comme elle a bien vieilli ! Et pour­quoi peuvent-ils débour­ser 6 240 000 dol­lars (sans que ça les prive du néces­saire pour vivre), c’est parce qu’ils les ont volés en exploi­tant le tra­vail d’autres per­sonnes qui elles peuvent avoir des fins de mois dif­fi­ciles. Le prix des œuvres d’art est un baro­mètre de l’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste en même temps qu’un indi­ca­teur du niveau de la spé­cu­la­tion finan­cière. Aujourd’­hui, les super riches (les par­rains de Macron par exemple) achètent ou font ache­ter des oeuvres d’ar­tistes, non parce qu’ils les aiment (il arrive qu’ils ne les voient même pas) mais comme des lin­gots d’or et ils les font conser­ver dans des coffres spé­cia­le­ment conçus pour cet usage, situés dans des grands ports dans le monde entier, juste comme une réserve finan­cière. De ce fait, beau­coup d’oeuvres ne sont jamais pré­sen­tées au public. Le public est pri­vé des oeuvres et les artistes sont pri­vés de public.


Heu­reu­se­ment, la plu­part d’entre nous pou­vons encore nous payer une banane sur le mar­ché local ou chez le pri­meur du coin ! Après, si vous la col­lez sur un mur de votre salon, évi­tez l’accusation de faus­saire en chan­geant la cou­leur de l’adhésif par exemple. Et si vous trou­vez fas­ti­dieuse la cor­vée de rem­pla­ce­ment régu­lier et fré­quent du fruit qui s’abime, faites plu­tôt votre œuvre d’art avec une noix de coco, c’est moins péris­sable et ça fera ori­gi­nal, ce qui ne gâte rien. Vous arri­ve­rez peut-être à la vendre 120 000 dol­lars à un ama­teur d’art à la noix.

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