Pourquoi la montagne n’en finit pas de s’écrouler

Par Claudine Kahane

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Le 1er février dernier, d’énormes blocs de roche tombaient sur la RN90 en Savoie. Ceci, quelques mois après l’impressionnant éboulement rocheux survenu fin juillet 2024 à La Rivière, un mois après la crue dévastatrice de La Bérarde. Trois événements aux causes très différentes, selon le chercheur Ludovic Ravanel, qui nous apporte son expertise.

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Échantillonnage au Trident du Tacul (secteur qui s’est écroulé depuis) dans le massif du Mont-Blanc, par le chercheur Ludovic Ravanel, spécialiste de géomorphologie, qui étudie notamment les conséquences du changement climatique sur la montagne. © F. Pallandre

Ludo­vic Rava­nel est direc­teur de recherche dans le labo­ra­toire EDYTEM (CNRS et uni­ver­si­té Savoie Mont-Blanc). Spé­cia­liste de géo­mor­pho­lo­gie, il tra­vaille sur l’évolution des milieux de moyenne et haute mon­tagne face au réchauf­fe­ment cli­ma­tique et en par­ti­cu­lier sur la cryo­sphère (gla­ciers, per­gé­li­sol, neige). Il est éga­le­ment moni­teur d’escalade, accom­pa­gna­teur en mon­tagne et membre de la com­pa­gnie des guides de Cha­mo­nix.

En huit mois, se sont suc­cé­dé la crue tor­ren­tielle à La Bérarde, l’éboulement à La Rivière et celui sur la RN90 entre Albert­ville et Moû­tiers. Est-ce que ce sont des phé­no­mènes natu­rels voire habi­tuels à ces sai­sons et dans ces sec­teurs ?

En réa­li­té, il s’agit de trois phé­no­mènes très dif­fé­rents. Il y a un risque tor­ren­tiel effec­ti­ve­ment très lié à la crise cli­ma­tique pour La Bérarde. En revanche, l’éboulement à La Rivière est lié à l’exploitation de la car­rière. Quant à l’éboulement sur la RN90, c’est un phé­no­mène nor­mal à cette période de l’année, pro­vo­qué par l’alternance des épi­sodes de gel-dégel. D’ailleurs, il ne s’agissait pas du tout d’un évè­ne­ment mons­trueux.

Y a‑t-il un lien avec le réchauf­fe­ment cli­ma­tique ?

Dans le cas de La Bérarde, c’est indis­cu­table. Les maté­riaux sur les­quels a été construit le vil­lage de La Bérarde ont été dépo­sés par le tor­rent ; ces sédi­ments ont peu bou­gé pen­dant des siècles mais main­te­nant, ils deviennent instables. Cette catas­trophe a été pro­vo­quée par la conjonc­tion de trois fac­teurs, qui portent tous la signa­ture cli­ma­tique : des extrêmes de pré­ci­pi­ta­tions, phé­no­mène de plus en plus fré­quent, une fonte très impor­tante du man­teau nei­geux pro­vo­quée par des tem­pé­ra­tures éle­vées et la vidange bru­tale d’un lac gla­ciaire au niveau du val­lon de Bonne Pierre. De façon géné­rale, les évo­lu­tions cli­ma­tiques et l’augmentation des risques sont très notables à haute alti­tude, là où il y a du per­gé­li­sol.

Que faire pour pré­ve­nir cela et pro­té­ger les habi­tants et les infra­struc­tures ?

Il existe déjà des études de pré­ven­tion mais elles se basent sur des risques à l’échelle cen­ten­nale. Or cette échelle de réfé­rence n’est plus per­ti­nente pour les risques actuels. En outre, même s’il peut y avoir des études locales sur des sites spé­ci­fiques, les mil­liers d’infrastructures exis­tantes ne peuvent pas être toutes pro­té­gées. Non seule­ment cela coûte très cher mais en plus, on ne peut pas tou­jours anti­ci­per l’apparition de nou­veaux risques ou des conjonc­tions de risques, comme dans le cas de la Bérarde.

Le chan­ge­ment cli­ma­tique conduit-il à adap­ter les pra­tiques de la mon­tagne (ran­do, alpi­nisme, ski…) ?

Les pra­tiques de la mon­tagne les plus affec­tées sont le ski et l’alpinisme. Avec l’élévation de la tem­pé­ra­ture, il y a clai­re­ment une dimi­nu­tion des chutes de neige en moyenne mon­tagne et on s’oriente vers une concen­tra­tion de la pra­tique du ski dans un petit nombre de sta­tions de haute alti­tude, ce qui va for­cé­ment induire des chan­ge­ments de pra­tique. L’effet est encore plus mar­qué sur l’alpinisme, qui concerne des milieux très sen­sibles et qui se réchauffent plus vite (gla­ciers, per­gé­li­sol). Les consé­quences en sont notam­ment des iti­né­raires qui deviennent plus dan­ge­reux, plus tech­niques, voire qui dis­pa­raissent com­plè­te­ment.

Les alpi­nistes ont sou­vent, heu­reu­se­ment, une approche plus sen­sible de la mon­tagne. Plu­sieurs moda­li­tés de chan­ge­ment des pra­tiques ont ain­si déjà été iden­ti­fiées : le chan­ge­ment de sai­son­na­li­té, avec le glis­se­ment des acti­vi­tés d’été vers la mi-sai­son ; une plus grande mobi­li­té, avec des chan­ge­ments de mas­sifs en fonc­tion des condi­tions cli­ma­tiques ; une plus grande réac­ti­vi­té d’organisation favo­ri­sant les cré­neaux qui pré­sentent de bonnes condi­tions (sur des périodes plus courtes) ; l’évolution des tech­niques, avec notam­ment un nombre accru de pas­sages plus équi­pés.

Com­ment infor­mer et sen­si­bi­li­ser la popu­la­tion ?

Je par­ti­cipe à la sen­si­bi­li­sa­tion du grand public sous forme de confé­rences, d’entretiens avec des jour­na­listes… Pour les pro­fes­sion­nels, j’assure des for­ma­tions spé­ci­fiques au sein de la struc­ture de for­ma­tion des guides de haute mon­tagne à Cha­mo­nix (ENSA) mais aus­si auprès de guides ita­liens, alle­mands, autri­chiens, anglais… De façon géné­rale et presque para­doxa­le­ment, avec l’augmentation signi­fi­ca­tive du nombre et de la varié­té des risques que les guides de haute mon­tagne ont désor­mais à gérer, ces ques­tions, qui sont désor­mais par­tie pre­nante de la for­ma­tion, rendent le diplôme de guide encore plus riche et inté­res­sant !

Cora­lie et Chloé Tair­raz devant leur mai­son de la Bérarde.

La Bérarde panse ses plaies huit mois après

L’association des habitants de la Bérarde se montre critique vis-à-vis de ce qu’elle considère comme l’inaction des pouvoirs publics.

Huit mois après la catas­trophe qui a rava­gé les hameaux de la Bérarde et des Etages, les habi­tants sont tou­jours en attente d’informations sur le deve­nir de ce haut lieu de l’alpinisme. L’événement à carac­tère excep­tion­nel lais­se­ra à jamais des stig­mates dans l’esprit des habi­tants et plus lar­ge­ment dans le milieu mon­ta­gnard. « Ce qui se passe à la Bérarde concerne toute la val­lée jusqu’au Bourg d’Oisans, rap­pelle Cora­lie Tair­raz, porte-parole de l’association des Amis et habi­tants de La Bérarde et du Haut Vénéon. Les retom­bées éco­no­miques impactent de nom­breuses per­sonnes. »

L’expertise du SYMBHI sera déterminante

Same­di 15 février, une nou­velle réunion a eu lieu entre les habi­tants du hameau de la Bérarde et le maire de Saint-Chris­tophe-en-Oisans, Jean-Louis Arthaud. Le col­lec­tif des habi­tants demande dans l’immédiat une obser­va­tion effi­cace du gla­cier de Bonne Pierre, la sécu­ri­sa­tion du vil­lage en amont, esti­mant insuf­fi­sants les tra­vaux actuels et la pos­si­bi­li­té d’accéder au hameau en voi­ture. Demandes res­tées pour l’heure lettre morte. « On ne peut pas accep­ter cette situa­tion, les pou­voirs publics par leur inac­tion laissent mou­rir la val­lée. Humai­ne­ment, c’est très dur », déplore Cora­lie Tair­raz.

L’expertise du Syn­di­cat mixte des bas­sins hydrau­liques de l’Isère (SYMBHI) sera déter­mi­nante pour l’avenir des hameaux sinis­trés. Une nou­velle réunion avec la pré­fec­ture aura lieu au mois de mars.

Il a fal­lu des semaines de labeur d’énergie déployée par les habi­tants pour vider les mai­sons de mil­liers de m³ de maté­riaux. Il veulent aujourd’hui croire à un ave­nir pour la Bérarde.

Mary­vonne Mathéoud

Un camping ouvert cet été

En 2025, un cam­ping sera ouvert à la Bérarde. Le pelo­ton de gen­dar­me­rie de haute mon­tagne (PGHM) sera pré­sent sur place et un bureau des guides sera ouvert. Les habi­tants demandent la créa­tion d’un par­king pour accueillir les visi­teurs dans de bonnes condi­tions.

Camp de base

La Bérarde est le camps de base pour les courses en mon­tagne et l’accès aux refuges. En 2023, 80 000 per­sonnes ont fré­quen­té la val­lée du Haut Vénéon dont 30 000 au départ de la Bérarde. Le cam­ping de la Bérarde enre­gis­trait 15 000 nui­tées au cam­ping, 2 200 au CAF et 2 000 à l’auberge de la Meije. Dans les refuges, les chiffres étaient de 731 nui­tées au Car­re­let, 1 950 au refuge Temple Ecrins, et 1 364 au Pro­mon­toire.

La catastrophe

De fortes pluies, la fonte d’une impor­tante masse de neige et la vidange simul­ta­née du lac sous-gla­ciaire de Bonne Pierre, ont libé­ré plus de 200 000 m3 de maté­riaux rocheux qui sont venus sub­mer­ger le hameau.

Reconstruction

Si le calen­drier ne subit pas d’aléas, les tra­vaux de recons­truc­tion devraient com­men­cer en 2027.

Nettoyage

Avant l’arrivée de l’hiver, des cen­taines de volon­taires sont venus net­toyer et dépol­luer la val­lée.

8

mil­lions de per­sonnes

habitent dans des zones de mon­tagne en France. 20 000 d’entre elles vivent sous la menace d’événements consé­cu­tifs à la fonte des gla­ciers. 70 sites de mon­tagne sont concer­nés par les risques liés au réchauf­fe­ment cli­ma­tique.

Un mil­lion de mètres cubes. C’est tout un pan de la mon­tagne qui s’est effon­dré. © Manuel Pavard

Éboulement à La Rivière : les habitants accusent la carrière

Sept mois après l’énorme éboulement rocheux survenu à La Rivière, les services de l’État n’ont toujours pas communiqué les résultats des expertises et études. Mais pour l’association La Montagne gronde, la responsabilité de la carrière ne fait aucun doute.

Le 25 juillet 2024, un pan de mon­tagne s’effondrait au-des­sus de La Rivière, ense­ve­lis­sant la RD 1532 sous un mil­lion de m³ de gra­vats. Sept mois après, la route est tou­jours condam­née et la vision, en arri­vant sur le site, reste sai­sis­sante, avec cette paroi rocheuse por­tant encore les stig­mates de l’éboulement. En revanche, rien n’a encore fil­tré offi­ciel­le­ment sur les causes et les res­pon­sa­bi­li­tés.

« Deux études ont été annon­cée par la pré­fec­ture, mi-sep­tembre et mi-novembre, mais on n’a jamais eu les conclu­sions », déplorent Pierre Vex­liard et Annie La Roc­ca, copré­si­dents de La Mon­tagne gronde. Mon­té début août, le col­lec­tif – qui réunit 380 habi­tants de 44 com­munes du ter­ri­toire – s’est consti­tué en asso­cia­tion le 30 jan­vier.

« L’action la plus visible, c’était celle pour la gra­tui­té de l’autoroute entre Saint-Mar­cel­lin et Tul­lins », pré­cise Pierre Vex­liard. « Sur les 7 000 véhi­cules par jour qui pas­saient sur la RD 1532, plus de 4 000 prennent l’A49 », sou­ligne Annie La Roc­ca. Area, elle, a concé­dé une remise de 50 %. Mais l’association pré­voit bien­tôt une nou­velle action, récla­mant désor­mais « la gra­tui­té jusqu’à Voreppe ».

Elle n’en oublie pas pour autant son objec­tif pre­mier : éclair­cir les cir­cons­tances de cette catas­trophe qui n’a, « par miracle », fait aucune vic­time. La Mon­tagne gronde a pu avoir accès aux deux études de RTM, datées des 25 et 30 juillet, et « dif­fu­sées seule­ment aux mai­ries de La Rivière et Saint-Ger­vais où on a dû aller pour tout reco­pier », raconte Annie La Roc­ca.

« 80 000 m³ en instance de tomber »

Si « la pos­si­bi­li­té d’un effon­dre­ment natu­rel lié aux fortes intem­pé­ries » était citée, les rap­ports évo­quaient aus­si la res­pon­sa­bi­li­té poten­tielle de la car­rière, exploi­tée par Car­ron et Eif­fage. Pierre Vex­liard indique qu’il y avait déjà eu « un gros pépin sur la car­rière en 2018, non décla­ré par le car­rier : un glis­se­ment dont on voit encore la trace. Mais ils se sont arran­gés pour conti­nuer l’exploitation », ajoute-t-il, fus­ti­geant l’impunité de la car­rière – spé­cia­liste des gros blocs, qui réa­lise par exemple toutes les digues de Pont­char­ra et inter­vient jus­qu’en Savoie (pré­sen­tée à ce titre comme « irrem­pla­çable »).

L’association a vu le scé­na­rio se confir­mer avec l’arrêté minis­té­riel reje­tant l’état de catas­trophe natu­relle, fin décembre, et men­tion­nant comme cause pro­bable « les ter­ras­se­ments liés à l’exploitation de la car­rière ». Pierre Vex­liard pointe « les tirs de mine sans décla­ra­tion, à un rythme trop impor­tant : 22 tirs en un an, dont 11 auto­ri­sés ».

Pro­blème, « pour les experts, c’est extrê­me­ment dan­ge­reux », pour­suit-il, rap­pe­lant les « 80 000 m³ en ins­tance de tom­ber ». La Mon­tagne gronde, qui espère éga­le­ment peser sur le nou­veau tra­cé de la route (dans un délai de trois à cinq ans), n’exclut pas, grâce à son sta­tut asso­cia­tif, une action en jus­tice : « On veut des répa­ra­tions finan­cières pour tout le monde : les familles, les com­mer­çants, les arti­sans… »

Manuel Pavard

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