Saint-Martin-d’Hères. Pinar Selek raconte l’acharnement judiciaire turc

Par Edouard Schoene

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Pinar Selek a présenté son livre “Le chaudron militaire turc”, qui dénonce le militarisme de l'État turc.
Pinar Selek était ce samedi 19 octobre à Saint-Martin-d'Hères, à l'invitation de l'Association iséroise des amis des Kurdes (Aiak) et de l'Union communiste libertaire (UCL). La sociologue et militante est venue notamment témoigner de sa persécution par la justice turque, qui la poursuit sans relâche depuis 26 ans, malgré quatre acquittements.

Ils étaient près d’une cen­taine, ce same­di 19 octobre, à la mai­son de quar­tier Romain-Rol­land, à Saint-Martin‑d’Hères, réser­vant un accueil enthou­siaste et cha­leu­reux à Pinar Selek. Des retrou­vailles avec les mili­tants de l’agglomération gre­no­bloise, où la socio­logue et mili­tante turque s’est déjà ren­due à plu­sieurs reprises, à l’initiative de son comi­té de sou­tien.

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Pinar Selek s’est expri­mée devant près de cent per­sonnes.

Cette fois-ci, Pinar Selek — qui vit aujourd’hui en exil à Nice — était invi­tée par Aiak et l’UCL, notam­ment pour évo­quer son livre Le chau­dron mili­taire turc. En pré­am­bule, Mary­vonne Mathéoud, pré­si­dente d’Aiak, a pris la parole pour pré­sen­ter les inter­ve­nants, sui­vie d’une repré­sen­tante de l’UCL.

« En temps que révo­lu­tion­naires, nous pen­sons qu’il est de notre devoir de lut­ter contre l’im­pé­ria­lisme et le colo­nia­lisme sous toutes ses formes. Depuis des années, l’É­tat turc orga­nise l’ex­ploi­ta­tion et la domi­na­tion des mino­ri­tés sur son sol et la répres­sion de ses oppo­sants poli­tiques », a expli­qué cette der­nière.

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Pinar Selek entou­rée de Mary­vonne Mathéoud et Chan­tal Morel (Aiak) et d’une mili­tante de l’U­CL (à gauche).

« Cette entre­prise de domi­na­tion ne s’ar­rête pas aux fron­tières turques », a‑t-elle affir­mé. En effet, « les opé­ra­tions mili­taires répé­tées en dehors des fron­tières, que ce soit par l’ar­mée turque ou les milices qu’elle finance, démontrent la volon­té de désta­bi­li­ser la région pour empê­cher tout pro­jet poli­tique d’au­to­no­mie kurde ».

La mili­tante de l’UCL a cité « plu­sieurs exemples, comme l’invasion d’A­frin en Syrie, les bom­bar­de­ments sur les villes kurdes au Roja­va, ou encore l’or­ga­ni­sa­tion de l’as­sè­che­ment des régions kurdes ». Avant de « dénon­cer éga­le­ment les attaques turques sur ses oppo­sants poli­tiques jusque dans les fron­tières fran­çaises, comme à Paris en 2013 et 2022 ». Bilan : trois vic­times dans le pre­mier cas (les diri­geantes kurdes Sakine, Fidan et Ley­la) et trois autres dans le second (Mîr, Emine et Abdul­rah­man).

Une conférence universitaire ciblée par le pouvoir turc

Chan­tal Morel (Aiak) a ensuite détaillé, avec talent, l’historique de l’effroyable per­sé­cu­tion judi­ciaire visant Pinar Selek, qui sera sans doute publié sur le site de son comi­té de sou­tien. « Il serait pos­sible de résu­mer les faits du pro­cès inten­té à Pinar Selek de cette façon : la pro­cé­dure dure depuis 26 ans, elle est accu­sée de ter­ro­risme et a été déjà acquit­tée quatre fois, le fond du dos­sier est vide de preuves », a‑t-elle sou­li­gné d’entrée.

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Chan­tal Morel, de l’Aiak, a détaillé l’his­to­rique des démê­lés de Pinar Selek avec la jus­tice turque.

Cepen­dant, « cela ne per­met­trait pas de prendre la mesure de l’acharnement contre Pinar Selek. La chro­no­lo­gie de ce pro­cès, sans doute un peu fas­ti­dieuse, montre clai­re­ment l’ampleur de cet achar­ne­ment qui n’a plus que peu à voir avec la jus­tice. » Un texte acces­sible ici : Pinar Selek- his­to­rique des pro­cès

Chan­tal Morel a conclu son inter­ven­tion en rela­tant les der­niers élé­ments de l’affaire. Ven­dre­di 28 juin 2024, s’est en effet tenu à Istan­bul une nou­velle étape du pro­cès de Pinar Selek. À cette occa­sion, le minis­tère de l’Intérieur turc, a pro­duit une nou­velle pièce au dos­sier concer­nant une confé­rence uni­ver­si­taire.

« Dans le cadre du fes­ti­val “Prin­temps des migra­tions”, sou­te­nu par l’Université Côte d’Azur, l’Université Paris Cité, le CNRS et l’IRD et en lien avec ses tra­vaux scien­ti­fiques, Pinar Selek a modé­ré une table ronde à laquelle par­ti­ci­paient des femmes kurdes. C’est cet évé­ne­ment, consi­dé­ré par le minis­tère de l’Intérieur turc comme un acte ter­ro­riste orga­ni­sé par le PKK, qui a don­né lieu à un nou­veau chef d’inculpation devant le tri­bu­nal. Il s’agissait d’étayer la demande du tri­bu­nal à Inter­pol, afin d’établir des liens sup­po­sés entre Pinar Selek et le ter­ro­risme », a indi­qué la mili­tante d’Aiak.

Et celle-ci de pour­suivre : « Les ins­ti­tu­tions aca­dé­miques fran­çaises ont immé­dia­te­ment pro­tes­té avec véhé­mence dans un cour­rier offi­ciel adres­sé à la cour. La mobi­li­sa­tion a payé : la manœuvre d’Ankara a pu être déjoué. Mais l’audience a confir­mé l’acharnement judi­ciaire des auto­ri­tés turques qui veulent obte­nir l’extradition même si elles doivent bafouer les prin­cipes mêmes de la liber­té aca­dé­mique. »

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Pinar Selek fus­tige le mili­ta­risme de l’É­tat turc, illus­tra­tion de la domi­na­tion mas­cu­line.

Le juge a donc annon­cé un nou­veau report d’audience au 7 février 2025, « deman­dant la pré­sence de Pinar Selek », tout en « refu­sant qu’elle soit enten­due par voie de com­mis­sion roga­toire, comme le per­met pour­tant la pra­tique de l’entraide pénale inter­na­tio­nale », a déplo­ré Chan­tal Morel.

La « banalité du mal » à l’œuvre en Turquie

Pré­sen­tant son livre Le chau­dron mili­taire turc, Pinar Selek a quant à elle rap­pe­lé les thèses de la phi­lo­sophe alle­mande juive Han­nah Arendt sur la « bana­li­té du mal ». De fait, son ouvrage pointe les méca­nismes qui se déve­loppent en Tur­quie et plus glo­ba­le­ment en Europe sur les « socié­tés de dis­ci­pline » — pour reprendre le concept de Fou­cault.

Pour Pinar Selek, « on est pas­sé à une socié­té de contrôle. Han­na Arendt parle de trois élé­ments consti­tu­tifs de la bana­li­té du mal en étu­diant le nazi Eich­mann, deve­nu un monstre : confor­misme, indif­fé­rence à autrui, absence de pen­sée », a‑t-elle pré­ci­sé. « Mon appren­tis­sage fémi­niste m’a ame­né à com­plé­ter par le désir de pou­voir. Dans mes recherches sur les mili­taires en Tur­quie (cin­quante per­sonnes inter­viewées durant plu­sieurs jours), il appa­raît que la mas­cu­li­ni­té joue un rôle majeur. »

La socio­logue a racon­té et dis­sé­qué ce che­min de construc­tion de la mas­cu­li­ni­té, qui joue selon elle un rôle majeur dans la socié­té. Ceci au ser­vice du pou­voir auto­ri­taire et des mafias qui prennent petit à petit une place pré­pon­dé­rante dans toute la socié­té turque. La ren­contre s’est ter­mi­née par un riche échange avec la salle.

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La ren­contre a été ponc­tuée d’un débat intense avec le public.

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