« La laïcité garantit la capacité émancipatrice d’une société démocratique »

Par Luc Renaud

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Le 9 décembre est un jour anniversaire. Celui de l’adoption de la loi sur la séparation des églises et de l’État, en 1905. Que l’on considère – un peu vite – comme le fondement de la laïcité à la française. Mais de quoi parle-t-on ? En ces temps où le concept est facilement mis à toutes les sauces, il fallait bien un dossier pour faire le point.

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Éric Favey, président départemental et vice-président national de la Ligue de l’enseignement.

« La France est une Répu­blique indi­vi­sible, laïque, démo­cra­tique et sociale. » Article pre­mier de la Consti­tu­tion de la Répu­blique fran­çaise. « Ce texte et la loi de sépa­ra­tion des églises et de l’État sont les bases du fonc­tion­ne­ment de notre socié­té », com­mente Éric Favey, pré­sident dépar­te­men­tal et vice-pré­sident natio­nal de la Ligue de l’enseignement. Ce qui le conduit à consta­ter que « la laï­ci­té n’est pas une valeur, mais un prin­cipe, une phi­lo­so­phie poli­tique ».

Prin­cipe qui, pour Éric Favey, repose sur quatre fon­de­ments. La liber­té de conscience, tout d’abord, qu’assure la loi de 1905 sous la réserve d’un « trouble à l’ordre public ». « Il n’existe pas de dis­tinc­tion entre sphère publique ou pri­vée, relève Éric Favey, l’expression de toutes les convic­tions est assu­rée sans res­tric­tions, si ce n’est l’ordre public ». Le deuxième point est l’égalité des droits. « L’égalité, qui figure au fron­tis­pice de nos mai­ries, implique le rejet des dis­cri­mi­na­tions, l’égalité d’accès au droit, qui n’est d’ailleurs pas limi­té au citoyen mais doit être assu­ré pour tous les habi­tants. » Le troi­sième point, c’est la neu­tra­li­té de l’État à l’égard des reli­gions : « l’État ne recon­naît ni ne finance aucun culte », article 2 de la loi de 1905. « Cela sup­pose un trai­te­ment équi­table de chaque reli­gion, une pos­si­bi­li­té de pra­tique des cultes dans les mêmes condi­tions. » Qua­trième point, la neu­tra­li­té des agents des ser­vices publics. « Ils ne doivent pas faire état de leurs convic­tions, ceci afin de garan­tir l’égalité d’accès aux droits ; ce qui ne veut pas dire qu’un fonc­tion­naire n’a pas le droit de s’exprimer, l’égalité est une valeur qui n’est pas neutre, par exemple. »
Éric Favey insiste. « Ces quatre dimen­sions sont indis­so­ciables ; ceux qui ins­tru­men­ta­lisent la laï­ci­té citent la liber­té d’expression et la neu­tra­li­té du ser­vice public en oubliant le refus des dis­cri­mi­na­tions et l’égalité de trai­te­ment des cultes ; or il n’est pas de liber­té sans éga­li­té des droits, sans quoi elle serait for­melle. »

Com­ment ces prin­cipes sont-ils mis en œuvre ? La France a connu et connaît de pro­fonds bou­le­ver­se­ments. Quant à la place des reli­gions, par exemple : au XIXe siècle, 90 % des habi­tants se consi­dé­raient comme catho­liques, aujourd’hui 65 % de la popu­la­tion se déclarent sans reli­gion et la pra­tique décroît tous les ans. Par ailleurs, l’égalité de trai­te­ment des reli­gions se heurte à la situa­tion spé­ci­fique de l’église catho­lique, notam­ment liée à l’ampleur de son patri­moine, au sta­tut de « monu­ment his­to­rique » d’une par­tie de ses pos­ses­sions. « Cela sup­pose la pos­si­bi­li­té pour les musul­mans de pou­voir bâtir des mos­quées plu­tôt que de se voir contraints à un « islam des caves ». » D’autres situa­tions par­ti­cu­lières naissent du concor­dat en vigueur en Alsace-Lor­raine ou de la rétri­bu­tion des ministres des cultes en Guyane.

La dis­cri­mi­na­tion ou le racisme, ce sont des délits de droit com­mun

Ques­tions en sus­pens, sans pour autant « convo­quer la laï­ci­té à tout bout de champ ». « Ce qui com­bat le ter­ro­risme, ce sont les ser­vices secrets, la police, éven­tuel­le­ment l’armée ; mais cer­tai­ne­ment pas la laï­ci­té », note Éric Favey qui rap­pelle aus­si que « le fana­tisme trouve un ter­reau fer­tile dans la déses­pé­rance sociale, en France comme par­tout dans un monde pétri d’inégalités sociales ; mais cela, c’est un débat poli­tique ». Et le fana­tisme, très mino­ri­taire dans toutes les reli­gions, concerne toutes les reli­gions.

Ain­si, face aux « trans­for­ma­tions colos­sales de notre socié­té, au crises et aux angoisses qu’elles sus­citent », il importe « de faire fonc­tion­ner l’appareil juri­dique dont nous dis­po­sons ». Le racisme, le néga­tion­nisme ou les pra­tiques dis­cri­mi­na­toires sont des délits qui n’ont rien à voir avec la liber­té d’expression. « La dis­cri­mi­na­tion à l’égard des femmes, par exemple, qui les prive de l’égalité d’accès au droit, c’est un délit ; et c’est dans ce seul cadre que la ques­tion du voile peut être posée : dans quel cas empêche-t-il l’accès au droit pour les femmes, dans quel cas s’agit-il d’une pra­tique dis­cri­mi­na­toire ». Le bur­ki­ni ? « Rien à voir avec la laï­ci­té, cela relève de pres­crip­tions sani­taires qui devraient être défi­nies au niveau natio­nal pour assu­rer l’égalité de trai­te­ment ».

Éric Favey cite une for­mule : « la loi pro­tège la foi tant que la foi n’impose pas la loi ». Et rap­pelle que la laï­ci­té est un prin­cipe qui fonde « la capa­ci­té éman­ci­pa­trice d’une socié­té démo­cra­tique par la garan­tie du débat démo­cra­tique ». Notion sur laquelle « un rap­port de force est à construire ».

Le 9 décembre à 19h, soi­rée-débat sur « L’actualité de la loi de 1905 » avec plu­sieurs asso­cia­tions laïques. À La Grande Fabrique, ZA de la Val­lée, à Renage.

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San­dra Fret­ton et Eric Lam­bert, deux mili­tants du Clu­ni, le col­lec­tif laïque uni­ver­sa­liste du Nord-Isère.

« Permettre à chacun d’être lui-même »

Comment parler de la laïcité dans les classes ? Comment répondre aux attentes des élèves ? Récit de ce qui se passe au lycée Jean-Claude Aubry, à Bourgoin-Jailleu.

« Laï­ci­té, c’est un mot abs­trait, un terme d’adultes, de vieux, presque ; ça peut vite tour­ner à la leçon de morale sans inté­rêt ». San­dra Fret­ton enseigne les lettres et l’histoire au lycée pro­fes­sion­nel Jean-Claude Aubry, à Bour­goin-Jailleu. En CAP, et de la troi­sième à la ter­mi­nale. Elle est membre du col­lec­tif laïque du Nord-Isère (Clu­ni).

La laï­ci­té, elle en parle avec ses élèves. « Pen­dant long­temps, cela allait de soi, on en par­lait peu, aujourd’hui, avec la dimi­nu­tion de la pré­gnance des reli­gions dans la socié­té, para­doxa­le­ment, des expli­ca­tions sont néces­saires », estime San­dra.

Dans son lycée, la ques­tion a été prise à bras le corps. Une semaine de la laï­ci­té y est orga­ni­sée depuis l’an der­nier. Chaque classe se rend au centre de docu­men­ta­tion pour y décou­vrir une expo­si­tion de l’Union des familles laïques. Ce pas­sage au CDI se double d’une ren­contre avec des invi­tés exté­rieurs au lycée, un jeu de ques­tion réponse avec les élèves.

Des classes qui ne sont pas toujours « sages »

Les lycéens ont aus­si pu visi­ter une expo­si­tion de Car­ton­ning for peace, des cari­ca­tures de presse ras­sem­blées par cette asso­cia­tion fon­dée par Plan­tu, des­si­na­teur de presse au Monde. « Cela per­met de décou­vrir la diver­si­té des expres­sions dans dif­fé­rents pays, de tra­vailler sur la signi­fi­ca­tion de l‘image et le sens de la liber­té d’expression. » Un beau sou­ve­nir. « Il y avait une concen­tra­tion, un inté­rêt réel ; pour des classes qui ne sont pas tou­jours sages et stu­dieuses », sou­rit San­dra. Tra­vail pour­sui­vi toute l’année dans les cours, à l’occasion d’un point de pro­gramme ou d’un évé­ne­ment d’actualité.

Ce qui peut « coin­cer » dans les échanges ? « En quinze ans, j’ai eu une ou deux confron­ta­tions vives, sur la reli­gion musul­mane, encore fau­drait-t-il pou­voir faire la part des choses entre la volon­té d’un ado de contes­ter l’autorité du prof et celle de l’affirmation d’une reli­gion au-des­sus des lois. » L’échange sup­pose la com­pré­hen­sion et le res­pect. « Les élèves sont très atten­tifs à l’image qu’on leur ren­voie, sen­sibles à l’injustice, à la stig­ma­ti­sa­tion, aux inéga­li­tés sociales ; je trouve ça nor­mal et c’est toute la force de la laï­ci­té que d’être un prin­cipe de la Répu­blique fran­çaise qui per­met à cha­cun d’être lui-même. »

Ain­si peut-on don­ner à voir la force libé­ra­trice d’une notion qui peut « de prime abord appa­raître aux élèves loin­taine et ne les concer­nant pas vrai­ment ».

Laicite/
Le Cluni, pour une laïcité libératrice

« Un soir, nous avions une pre­mière réunion du col­lec­tif et c’est le len­de­main que nous avons appris l’assassinat de Samuel Paty ; cela avait eu lieu pen­dant que nous dis­cu­tions. » Coïn­ci­dence qui marque. Et qui ne fait que ren­for­cer la déter­mi­na­tion à agir. « Nous regrou­pons des métiers et des ori­gines diverses », indique Eric Lam­bert, qui compte par­mi les membres fon­da­teurs. Pas de pré­sident ou de res­pon­sable, mais un tra­vail en réseau pour échan­ger les points de vue, par­ta­ger les infor­ma­tions, inter­ve­nir dans le débat public si néces­saire. Avec la volon­té de pro­mou­voir une concep­tion uni­ver­sa­liste de la laï­ci­té. « La laï­ci­té, c’est la liber­té pour tous de croire ou de ne pas croire et la pro­tec­tion de la déci­sion poli­tique, de la démo­cra­tie, face aux ten­ta­tions inter­ven­tion­nistes de reli­gions, quelles qu’elles soient. »

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Nadia Hama­dache, spé­cia­liste des poli­tiques d’égalité, for­ma­trice chez Concept RSE.

Un pays laïc est un pays de libertés

Nadia Hamadache travaille dans un cabinet de conseil sur la responsabilité sociétale des entreprises. Le principe de laïcité est l’un des fondements de ses interventions.

« La Laï­ci­té est d’abord une liber­té », sou­ligne Nadia Hama­dache. L’Etat n’impose pas de reli­gion aux citoyens. En ce sens, « il est erro­né de consi­dé­rer la laï­ci­té comme une valeur de la Répu­blique fran­çaise : c’est un prin­cipe d’organisation de notre socié­té ».

La laï­ci­té est un terme qui d’ailleurs n’existe pas sur notre légis­la­tion. « En fait, nous nous appuyons sur la loi du 9 décembre 1905 concer­nant le prin­cipe de la sépa­ra­tion des églises et de l’État. » Après quinze siècles de pou­voir reli­gieux, la loi de 1905 est l’aboutissement des idées du siècle des Lumières et de la révo­lu­tion fran­çaise qui contestent la pré­do­mi­nance des normes reli­gieuses.

« Les débats menés lors de l’adoption de la loi de 1905, n’ont rien à envier à ceux d’aujourd’hui pour d’autres reli­gions », rap­pelle Nadia Hama­dache. Deux cou­rants exis­taient déjà. « Les uns optaient pour une laï­ci­té « dure » en vou­lant inter­dire le port de la sou­tane, par exemple ; les autres esti­maient que l’interdiction des signes reli­gieux entraî­ne­rait l’apparition de nou­veaux signes dis­tinc­tifs impli­quant de nou­velles inter­dic­tions. »

Le débat sur les signes ostentatoires est ancien

Dans les faits, la laï­ci­té inter­vient dif­fé­rem­ment dans le ser­vice public ou le sec­teur pri­vé, même les termes employés ne sont pas iden­tiques.

« Pour le public, on parle plus volon­tiers de laï­ci­té en y englo­bant la neu­tra­li­té du fonc­tion­naire, explique Nadia Hama­dache, dans le pri­vé, on parle plu­tôt du « fait reli­gieux ». Il met en ten­sion l’obligation de non dis­cri­mi­na­tion et une pré­oc­cu­pa­tion de « conti­nui­té de l’activité éco­no­mique » ».

Pour Nadia Hama­dache, « la laï­ci­té sou­lève deux enjeux. Le pre­mier porte sur notre capa­ci­té à vivre ensemble en invi­si­bi­li­sant les opi­nions reli­gieuses et en appre­nant à tolé­rer les dif­fé­rences. Le deuxième tient à la capa­ci­té à orga­ni­ser la socié­té de telle sorte que les reli­gions ne puissent pré­tendre inter­ve­nir dans la sphère du « poli­tique » qui relève stric­te­ment du débat démo­cra­tique ».

Clau­dine Didier

Les chartes de la laïcité

Elles sont rédi­gées et affi­chés dans les ser­vices publics (admi­nis­tra­tions, éta­blis­se­ments sco­laires…). Leurs objec­tifs est d’expliquer, entre autres, le sens du prin­cipe de laï­ci­té et les moda­li­tés de sa mise en œuvre. Elles indiquent que la Répu­blique assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans dis­tinc­tion d’origine, de race ou de reli­gion et pré­cisent notam­ment que tous les usa­gers sont égaux devant le ser­vice public ou encore que les agents publics se doivent de trai­ter éga­le­ment tous les usa­gers. Ces chartes sont-elles visibles ? Par­tons à leur recherche !

Les arbres de la liberté

Ils sont le sym­bole de la liber­té dès la Révo­lu­tion fran­çaise. Plan­tés dans un lieu appa­rent d’une loca­li­té, ils repré­sentent la force, la crois­sance… Ils sont les arbres de la vie. Quant aux arbres de la laï­ci­té plan­tés lors des célé­bra­tions de l’anniversaire, le 9 décembre, de la loi de 1905 de sépa­ra­tion des églises et de l’Etat, ils s’inspirent des arbres de la liber­té. Le 15 octobre der­nier, des arbres de la laï­ci­té ont été plan­tés dans les écoles de la com­mune du Gua.

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