Imagerie médicale. Quand les salariés élaborent une stratégie industrielle

Par Luc Renaud

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La CGT dirige un groupe de pilotage du Conseil national de l’industrie. Car le syndicat et les salariés de Moirans, notamment, sont à l’origine d’un projet de développement d’une filière industrielle de l’imagerie médicale. Dix ans d’efforts et de premiers aboutissements. Enquête et perspectives pour l’emploi, la recherche et la santé.

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Les délégués CGT de l'usine travaillent au projet depuis une dizaine d'années, dans un dialogue constant avec les salariés.

Le retour de l’industrie fran­çaise de l’imagerie médi­cale. Pas moins. Et à l’initiative de la CGT qui dirige le groupe de tra­vail trans­ver­sal du pro­jet struc­tu­rant « tech­no­lo­gies médi­cales — ima­ge­rie médi­cale » du conseil stra­té­gique de filière « indus­trie et tech­no­lo­gies de san­té », le tout dans le cadre du Conseil natio­nal de l’industrie, que pré­side le Pre­mier ministre.

Tout a com­men­cé… par une grève. C’était en 2012, à Moi­rans. L’objectif était de sau­ver une usine : le groupe Tha­lès avait déci­dé de se reti­rer du sec­teur médi­cal pour se concen­trer sur « son cœur de métier », comme on dit tou­jours dans ces cas-là. Le mili­taire, en l’occurrence. Echec à l’abandon. Thales conti­nue à pro­duire des élé­ments uti­li­sés dans la fabri­ca­tion d’appareils de radio­lo­gie.

« Nous nous sommes dits qu’il ne fal­lait pas en res­ter là », se sou­vient Franck Per­rin, délé­gué CGT, qui dirige aujourd’hui ce groupe de tra­vail minis­té­riel, et qu’il fal­lait avan­cer des pro­po­si­tions d’avenir ». C’est le début d’un long com­bat. Jean-Luc Males­tras (*), ancien cadre de Thales, raconte : « nous sommes par­tis d’un constat, celui de la perte des centres de déci­sion par le biais de rachat par des mul­ti­na­tio­nales, Gene­ral elec­tric notam­ment, mais aus­si des capa­ci­tés tech­no­lo­giques maî­tri­sées par Thales dans le mili­taire et uti­li­sables dans le domaine de la san­té ». Un exemple : pou­voir assu­rer la com­mu­ni­ca­tion entre les dif­fé­rents sys­tèmes d’information d’armées dif­fé­rentes est utile pour per­mettre à des hôpi­taux de se par­ler entre tech­no­lo­gies dif­fé­rentes, Sie­mens, GE et autres. Et la CGT rem­porte une pre­mière vic­toire. Tha­lès intègre le conseil stra­té­gique de filière sur les indus­tries de san­té. Le groupe n’en fai­sait même pas par­tie.

Aujourd’hui, le pro­jet a pris forme. L’objectif est de créer une filière de pro­duc­tion d’appareils numé­riques d’imagerie médi­cale, du com­po­sant élec­tro­nique jusqu’à la machine prête à l’usage, de ses élé­ments maté­riels jusqu’aux logi­ciels qui vont per­mettre de trai­ter les don­nées, de les sto­cker, de les inter­pré­ter grâce aux déve­lop­pe­ments de l’intelligence arti­fi­cielle.

La responsabilité de l’État et de la région

La dimen­sion du pro­jet est évi­dem­ment natio­nale, voire euro­péenne. Mais elle est aus­si très dau­phi­noise. À Moi­rans, Trixell – filiale de Tha­lès – fabrique des cap­teurs qui consti­tuent le cœur de la for­ma­tion de l’image issue du pas­sage aux rayons X. Grâce à une tech­no­lo­gie sans équi­valent au monde. Avec des décli­nai­sons sta­tiques (la pho­to) ou dyna­miques (la vidéo). A Crolles et Gre­noble, ST Micro­élec­tro­nics pro­duit des com­po­sants. A Ber­nin, Soi­tec éla­bore des sup­ports de cir­cuits élec­tro­niques. Le CEA conduit de mul­tiples tra­vaux de recherche fon­da­men­tale ou appli­quée sur ces tech­no­lo­gies. Sans comp­ter les PME impli­quées dans ces domaines. Autre acteur poten­tiel essen­tiel du pro­jet, l’hôpital public, uti­li­sa­teur de ces équi­pe­ments. C’était la rai­son d’être d’une jour­née d’étude des syn­di­ca­listes CGT de l’ensemble de ces sec­teurs qui a eu lieu début juin à la bourse du tra­vail de Gre­noble.

« Tout cela implique de rai­son­ner avec une autre logique, sou­ligne Franck Per­rin, aujourd’hui, on cherche et on déve­loppe ici et l’on va éven­tuel­le­ment indus­tria­li­ser en Inde ; il faut impo­ser une indus­trie qui réponde aux besoins de san­té et non pas à la recherche du pro­fit immé­diat et maxi­mum ». Les pénu­ries de maté­riels – les res­pi­ra­teurs… – ou de médi­ca­ments qui se sont mani­fes­tées pen­dant la crise sani­taire viennent confor­ter l’argument.

Et il y a l’emploi. « À Moi­rans, nous avons stop­pé une ligne de pro­duc­tion début 2021 », rap­pelle Franck Per­rin. Une par­tie de l’usine est déser­tée. En 2012, Trixell comp­tait huit cents sala­riés, autour de 500 aujourd’hui.

Après la mise en route du pro­jet stra­té­gique, reste aujourd’hui à concré­ti­ser sa réa­li­sa­tion. « Nous avons déjà quelques embauches d’ingénieurs dans le sec­teur Tha­lès du site de Moi­rans », note Pas­cal Delouche, délé­gué CGT Tha­lès. Des embauches sur un pro­jet com­pa­tible avec les tra­vaux de recherche déve­lop­pe­ment néces­saires à créa­tion de la nou­velle filière indus­trielle de l’imagerie médi­cale.

« La pro­chaine étape est de trou­ver des par­te­naires indus­triels pour tra­vailler avec Tha­lès, d’associer des équipes de recherche et de déga­ger des finan­ce­ments », indique Franck Per­rin. Finan­ce­ments en pro­ve­nance des groupes indus­triels mais aus­si de l’État et de la région. Enjeu, la créa­tion d’une filière indus­trielle de haute tech­no­lo­gie et celle de mil­liers d’emplois dans le pays.

(*) Co-auteur du livre Une san­té sans indus­trie. Refon­der le lien entre le sys­tème sani­taire et l’industrie fran­çaise. 2020, 15 euros, gra­tuit en for­mat PDF sur https://urlz.fr/g0gm

Dans l’intérêt des patients

 Ce que ça chan­ge­rait pour les hôpi­taux ? « La pos­si­bi­li­té pour les soi­gnants de don­ner leur avis sur les maté­riels dont ils ont besoin », répond Franck Per­rin.
Aujourd’hui, ce sont les fabri­cants, Sie­mens et Gene­ral elec­tric par exemple, qui décident de ce que sont les besoins des sys­tèmes de san­té : un pilo­tage par l’offre. Et imposent des appa­reils qui excèdent par­fois les besoins. « Le ‘‘toutes options’’ sur un appa­reil n’est pas néces­sai­re­ment utile ; il est en revanche plus cher ».
La pos­si­bi­li­té de pou­voir s’appuyer sur une filière qui irait de la concep­tion des maté­riels au trai­te­ment des don­nées pré­sen­te­rait un autre avan­tage, celui de la sécu­ri­té. « Nous avons tous vu que les hôpi­taux sont des cibles pour les cyber-attaques, relève Nadia Sal­hi, la sécu­ri­té des don­nées infor­ma­tiques des sys­tèmes de san­té est aujourd’hui un enjeu pour la san­té des patients comme pour le fonc­tion­ne­ment des éta­blis­se­ments ». Avec tou­jours comme objec­tif la réponse aux besoins des soi­gnants dans leur rela­tion avec les patients : « plus la tech­nique laisse du temps à la rela­tion humaine et mieux ça vaut », note Franck Per­rin.
La concré­ti­sa­tion de la pro­po­si­tion de la CGT pour une filière com­plète des indus­tries de san­té repré­sen­te­rait une incon­tes­table avan­cée.

L’histoire, de Saint-Égrève à Moirans

Le site inter­net Tedimage38 a été créé par un groupe de sala­riés de Thom­son-CSF, Thales Tubes Elec­tro­niques et Trixell. Il four­mille d’informations et de témoi­gnages sur l’histoire indus­trielle des usines de Saint-Egrève puis de Moi­rans. Des décen­nies de savoir-faire sans les­quelles le déve­lop­pe­ment indus­triel aujourd’hui envi­sa­gé ne pour­rait voir le jour.

Radiologie-web/
Des tech­no­lo­gies mises en œuvre en fonc­tion des besoins des soi­gnants et de l’intérêt des patients.

La santé, mais pas seulement

Un projet de coopération industrielle avec un objectif  : l’amélioration du système de santé public. Sans oublier la maîtrise des technologies d’avenir.

« Nous tra­vaillons avec Bosch, mais pas avec Valéo », constate Nadia Sal­hi en évo­quant son entre­prise, ST Microe­le­tro­nics.

Ain­si va l’industrie en France. Les cir­cuits courts, connaît pas. Le pro­jet de filière de l’industrie médi­cale que veut pro­mou­voir la CGT, c’est une logique radi­ca­le­ment dif­fé­rente. « Nous dis­po­sons dans le bas­sin gre­no­blois de savoir-faire éla­bo­rés par plu­sieurs géné­ra­tions », sou­ligne Franck Per­rin. Dans le domaine de l’imagerie, de l’appareillage élec­trique, de l’électrométallurgie et de l’électronique, notam­ment.

Qui aura la main sur les données médicales ?

La pers­pec­tive de cette filière ima­gi­née par la CGT, c’est de pro­duire des appa­reils d’imagerie médi­cale et pour cela de déve­lop­per les coopé­ra­tions entre le groupe Tha­lès et des entre­prises de la métal­lur­gie et de l’électronique de façon à pro­po­ser un pro­duit com­plet. « C’est aujourd’hui que se décide la manière dont nous allons prendre le virage numé­rique et celui de l’intelligence arti­fi­cielle », note Nadia Sah­li.

Le tout assor­ti d’un double enjeu, celui de la sou­ve­rai­ne­té et celui des liber­tés.

On a vu pen­dant la crise du Covid com­bien l’incapacité du pays à fabri­quer des res­pi­ra­teurs avait posé pro­blème. Et le déve­lop­pe­ment du numé­rique avec la somme colos­sale de don­nées médi­cales pro­duites exige une véri­table maî­trise pour s’assurer que ces don­nées seront tout à la fois pro­té­gées et utiles au pro­grès des connais­sances médi­cales : l’expérience aurait ten­dance à mon­trer que ce n’est pas en lais­sant la main à Gene­ral élec­tric ou à un autre grand groupe pri­vé que cet objec­tif sera atteint.

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Nadia Sal­hi, res­pon­sable confé­dé­rale CGT des dos­siers de déve­lop­pe­ment indus­triels.

Les salariés et l’intérêt général

Permettre aux salariés de peser sur les choix industriels, c’est l’ambition de la CGT. Car, là aussi, il est question de rapports de force face à la finance.

« Ce pro­jet a été construit avec une par­tie des sala­riés mais nous avons beau­coup à faire pour le faire connaître sur le site, pour mon­trer le che­min par­cou­ru depuis dix ans, pour mon­trer ce que nous avons fait bou­ger. » Mar­lène Moha­ret est l’une des res­pon­sables de la CGT à Moi­rans. Aujourd’hui, le tra­vail des syn­di­ca­listes de Tha­lès et de sa filiale Trixell est sur­tout applau­di… par la direc­tion du site de Moi­rans qui y voit la pers­pec­tive d’un ave­nir indus­triel.

« Nous avons l’habitude de luttes défen­sives », com­mente Nadia Sal­hi, sala­riée de ST-Microe­lec­tro­nics et res­pon­sable confé­dé­rale de la CGT des dos­siers de réin­dus­ria­li­sa­tion. Comme chez Tha­lès, d’ailleurs, où tout est par­ti de la lutte de 2012 lorsque le groupe avait déci­der de déser­ter le sec­teur médi­cal pour se recen­trer sur le mili­taire. « Ces luttes pour sau­ver l’emploi sont évi­dem­ment néces­saires et font par­tie de notre rai­son d’être ; ce que nous pou­vons y ajou­ter, ce sont des pro­po­si­tions pour construire l’avenir ».

À Moi­rans, le site est tou­jours en acti­vi­té mais les effec­tifs ont fon­du de moi­tié (Tha­lès et sa filiale Trixell) en huit ans. Et la pro­duc­tion de pièces pour des appa­reils de radio­lo­gie d’ancienne géné­ra­tion – d’une tech­no­lo­gie ana­lo­gique anté­rieure au numé­rique – a ces­sé au début de cette année 2021. L’enjeu est bien de retrou­ver une acti­vi­té créa­trice de nou­veaux emplois.

Une filière qui pourrait s’appuyer sur le bassin grenoblois

« Cette pers­pec­tive de créa­tion d’activités et d’emplois n’est pas celle des groupes indus­triels qui dominent le mar­ché », constate Nadia Sah­li. Un choix de stra­té­gie indus­trielle se pose aujourd’hui au pays : trans­fé­rer des tech­no­lo­gies à Gene­ral elec­tric – auquel le ministre de l’Économie Macron a ven­du Alstom avec les résul­tats que l’on sait – et déve­lop­per un bout d’industrialisation dans ses sites pari­siens ou créer une filière fran­çaise autour de Tha­lès et de l’électronique dans le bas­sin gre­no­blois.

« Les sala­riés ont toutes les rai­sons d’intervenir dans ces débats et le plus effi­cace pour y par­ve­nir est de ren­for­cer la CGT », insiste Nadia Sah­li. Faire la démons­tra­tion de l’efficacité et de l’utilité de l’action syn­di­cale, c’est aus­si contri­buer à construire un futur, un ave­nir tech­no­lo­gique et indus­triel répon­dant aux besoins de la popu­la­tion. À Moi­rans ou près de Cler­mont-Fer­rand pour remettre en route la seule usine de fabri­ca­tion de bou­teilles d’oxygène, Lux­fer.

« Réflé­chir à l’avenir d’une branche indus­trielle, ça paraît réser­vé aux patrons. Syn­di­ca­listes et sala­riés, nous avons pour­tant notre mot à dire, en impo­sant le cri­tère de l’intérêt géné­ral, indus­triel, social, éco­lo­gique face à la fuite en avant finan­cière. Nous serons d’autant plus effi­caces que nous serons capables d’anticiper, de débattre pro­jets, pers­pec­tives indus­trielles. C’est de cela aus­si que nous pro­po­sons aux sala­riés de s’emparer. »

Nadia Sal­hi.


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