« Nous ne sommes pas que des distributeurs de nourriture »
Par Luc Renaud
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En un an, la brusquerie de la crise sanitaire s’est transformée en un quotidien morose. La crise économique, semble pour l’instant avoir été évitée « quoi qu’il en coûte », pour reprendre les mots du président. Pour ce qui est de la crise sociale, la précarité semble avoir atteint de nouveaux publics. Reportage auprès des Restos du cœur.
« En période de couvre-feu et de fermeture des espaces au public, se déplacer et venir au resto du cœur est difficile », note Brigitte Cotte, responsable du centre d’accueil de jour situé au 59 rue Nicolas Chorier à Grenoble. Avant la crise, ce centre n’était pas un lieu de distribution de colis alimentaires, l’activité la plus connue des Restos, mais un lieu d’accueil, ouvert quatre jours par semaine, avec des repas chauds servis à table. Cette activité, répondant aux mêmes règles que celles des restaurants, a été stoppée : maintenant, c’est un drive, et les bénéficiaires repartent avec un plat à emporter. « Nous ne sommes pas que des distributeurs de nourriture : on fait de l’aide à la personne, qui passe par un café chaud, de l’écoute et de la convivialité. Ou plutôt on le faisait. L’arrêt forcé de ce temps essentiel pour des personnes en situation de précarité se fait ressentir : moins de personnes viennent aux Restos du cœur. Pour le seul centre dont je suis responsable, c’est 20 % d’activité en moins ! », souligne la responsable de centre.
Et là est le plus grand paradoxe. Alors que les plans sociaux se multiplient, que les aides de l’État sont notoirement insuffisantes – qu’il y a des « trous dans la raquette » comme le reconnaît Joël Giraud, secrétaire d’Etat chargé de la ruralité à propos du plan Montagne –, il y a eu 8 % de moins de bénéficiaires des Restos du cœur au cours de la campagne d’hiver par rapport à celle de l’année précédente. Preuve que, sans ce lien social, l’aide alimentaire a moins de valeur ou diminution réelle de la précarité ?
Brigitte Cotte avance quelques explications. Tout d’abord, la préfecture de l’Isère a pris ses responsabilités auprès d’un public particulièrement fragile. Les migrants en situation régulière, hébergés en « camps » ou en hôtel solidaire, bénéficient désormais de trois repas par jour, une revendication historique des associations d’aide aux migrants enfin satisfaite. Ensuite, de nombreuses petites associations se sont montées, à l’échelle d’un quartier ou d’une rue, pour tisser des liens et mettre en œuvre des mesures de solidarité concrète. Brigitte salue l’initiative, et constate elle aussi une générosité et un investissement plus important dans la solidarité : « se déplacer est de plus en plus complexe, et la proximité est plus que jamais nécessaire. Plus de gens se mobilisent, soit directement auprès des petites associations, soit en donnant plus de temps et d’argent aux grosses structures comme nous ».
Une collecte de 139 tonnes, contre 120 l’an dernier
Et, en effet, la générosité est en hausse. Cette année, bien plus de bénévoles ponctuels sont venus donner un coup de main aux actions de collecte lors du week-end de mobilisation nationale des 5, 6 et 7 mars. Ce qui était nécessaire : une partie des bénévoles réguliers sont des personnes fragiles face au virus, qui ont donc fait le choix de s’auto-confiner. Lors de ce week-end, avec quatre-vingt points en Isère, ce sont 139 tonnes de dons qui ont été récupérées, contre 120 l’an dernier. Lors des actions « paquet-cadeau » de noël, une hausse de 40 % des dons avait déjà été constatée.
Cette hausse des dons s’installe donc dans le temps, ce qui est une très bonne chose. « La solidarité est au rendez-vous, et ce sera indispensable car nous n’avons pas encore vu arriver les personnes qui viennent de perdre leur emploi et qui sont en déclassement. Pour l’instant, elles consomment leurs petites économies et, n’étant pas des habituées des aides sociales, elles n’osent pas encore venir, mais au moment où elles ne pourront plus faire autrement, nous serons là pour les soutenir », commente Brigitte Cotte.
Les Restos du cœur songent également à développer des initiatives spécifiques : « nous avons été contactés par un étudiant, qui voudrait organiser, en lien avec nous, une initiative spécifique sur le campus », nous confie Brigitte Cotte. Réaliser une collecte sur le campus, et redistribuer les fruits de la collecte également sur le campus, c’est mener une action de solidarité qui a du sens : on donne au moment où on le peut, et on reçoit quand on en a besoin. Ce projet sera bientôt discuté collectivement au sein des Restos du cœur, car la démocratie est également une valeur importante de l’association.
La solidarité n’est jamais une honte. Comme le disait un panneau présentant un frigo solidaire, « Si tu peux, tu donnes, si tu ne peux pas, tu prends ! » Au-delà de l’aide alimentaire, rétablir des relations sociales va devenir de plus en plus urgent, à défaut d’être considéré par le gouvernement comme essentiel.
La solidarité, parce que « c’est normal »
Vivre dans la rue, en 2021. Peut-être plus difficile encore, en ces mois de Covid. L’Arche de Chantal est l’une des associations qui organise la solidarité.
Pourquoi prendre de son temps pour participer aux actions de l’Arche de Chantal ? Silence introspectif. « Parce que c’est normal ». Réponse standard.
Normal, on ne sait pas, mais pas si fréquent, c’est certain. L’Arche de Chantal, créée par Valène à Fontaine, est une association qui fait vivre la solidarité sous à peu près toutes ses formes. Des maraudes, principalement à Grenoble, pour distribuer aux sans domiciles fixes de la nourriture, des produits de première nécessité et des vêtements. Et tout ce qui va avec, de la collecte des dons jusqu’à des « actions coiffure »… « On est là pour continuer les petits plaisirs de la vie », explique Valène, qui appelle ça « permettre de sortir du quotidien »…
« Apporter de la considération »
Normal, tout est normal aussi pour Nathalie Ferrari. Nathalie, elle a eu un printemps 2020 de couturière, option masques. Quelques centaines. Puis, dans le contexte de l’épidémie et toujours parce que « c’est normal », elle est allée donner la main à l’Arche de Chantal. « Voir une jeune de 22 ans dans la rue ça nous a remués », nous dit-elle en évoquant sa première maraude.
Sylvie Baldacchino, ancienne élue fontainoise, est elle aussi de l’équipe. Elle aussi a d’abord été prise au dépourvu par la question du « pourquoi ». « Il est inconcevable, dans un pays qui se dit pays des Droits de l’homme que des hommes et des femmes vivent dans la rue, répond-elle, les inégalités sociales sont insupportables. »
Alors, Covid ou pas Covid, l’équipage de l’Arche poursuit son voyage. Avec un cap, comme l’indique Sylvie : « ce qui est probablement le plus important, c’est le fait d’apporter de la considération ».
L’Arche de Chantal
À sa création en 2013, l’association portait le nom de L’Arche de la nouvelle chance. En 2019, Valène a décidé un changement d’appellation. Elle se nomme depuis l’Arche de Chantal, en hommage à sa maman qui « malgré la maladie m’a transmis son sens de l’altruisme, du non jugement et de la positive attitude ».
Étudiants
Signe des temps, l’Arche de Chantal s’oriente vers un nouveau « public », les étudiants. Elle a ainsi distribué des « boîtes étudiantes » à des étudiants en difficulté à l’issue de la dernière collecte effectuée à Fontaine en partenariat avec l’association Help étudiants.
8
structures partenaires
travaillent avec l’Arche de Chantal en 2021, parmi lesquelles Emmaüs, Point d’eau, la SPA ou les Restos du cœur pour ne citer que les plus connues. Un partenariat fait d’échanges et de mutualisations : partage des fruits d’une collecte en fonction des besoins des uns et des autres, coups de main sur une initiative, échanges d’expériences…
Le social est soluble dans le distanciel
Depuis un an, les conditions d’exercice des travailleurs sociaux sont difficiles. Dans ces métiers, c’est le contact, l’écoute, qui sont primordiaux.
« J’y crois encore ! ». Élise Vincent est assistante sociale. Elle travaille à Voreppe, pour le département et milite à la CGT.
La crise du coronavirus ? « Nous n’avons pas été confrontés au raz de marée que j’attendais », s’étonne-t-elle. Le « quoiqu’il en coûte » n’est pas resté sans effets… Il n’en a pas moins fallu faire face à ces situations d’urgence, par exemple pour délivrer l’aide alimentaire lorsque le confinement compliquait la transmission des documents dans les délais impartis.
Mais l’incertitude est devant nous. « Le chômage partiel, ce sont souvent des revenus en baisse. Que se passera-t-il lorsque les solutions immédiates seront épuisées, que les aides arriveront à terme, si l’assurance chômage réduit les allocations ? Le risque de basculer dans la pauvreté pourrait concerner davantage de personnes ». Difficile aussi d’apprécier ce que seront les conséquences de l’isolement forcé.
L’incertitude est devant nous
La crise qui dure depuis un an a aussi affecté l’exercice professionnel des travailleurs sociaux. « Pendant les confinements, nous avons perdu le contact direct, même si les gens étaient très contents de nous avoir au téléphone. Et face à certaines situations, ne pas avoir un collègue de travail à côté pour se lâcher, évacuer le stress, c’était compliqué. »
Et maintenant ? « Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que la détérioration de nos conditions qui se poursuit depuis plusieurs années ne va pas aider. Un exemple tout bête : la difficulté accrue à communiquer avec nos partenaires. Nous ne pouvons plus téléphoner à la CAF, par exemple, les échanges se font uniquement par courriel, ça n’aide pas à résoudre les difficultés des familles ».
12%
des foyers isérois
disposent de revenus inférieurs à 1 096 euros par mois, selon un rapport de la caisse d’allocations familiales de 2019. De l’ordre de 150 000 personnes dans le département.
Respecter les personnes, ça implique du temps
« La moitié des familles avec lesquelles je suis en contact doivent être suivies dans la durée », explique Élise. « Il faut du temps pour comprendre ; il ne s’agit pas de fixer un budget type, il faut cerner les priorités de la famille ; ce n’est pas à nous de juger du degré de priorité de l’aide à un parent, par exemple ; respecter un choix et trouver des solutions, ça peut prendre du temps et nous n’en avons pas toujours. » Dans le secteur d’Élise, une assistante sociale suit deux cents « dossiers » dans l’année.
L’engrenage
« On a tendance à croire que basculer dans la précarité puis la pauvreté, ce sont les autres. » Un fonctionnaire, par exemple. « Une séparation, des enfants, une pension plus ou moins versée, les dettes s’accumulent, une voiture à réparer, un arrêt maladie parce qu’on craque et le salaire amputé d’autant, un prêt pour s’en sortir qu’on ne peut assumer, un chèque en bois et une banque qui ne lâche plus… il pleut toujours où c’est mouillé… » Et ce sentiment de honte : « je viens vous voir parce que je n’ai pas su m’en sortir ». Pour les factures, EDF a un dispositif de prise en charge, pas les autres fournisseurs.
6 à 8% d’augmentation
du nombre de demandes du RSA en Isère, c’est l’estimation des services pour l’année 2020 avec une forte augmentation au printemps et une stabilisation en fin d’année.