Roussillon. La plateforme chimique pourrait soigner le paracétamol
Par Luc Renaud
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Il aura fallu la covid pour qu’industriels et gouvernement reconnaissent que la CGT avait raison : fermer l’atelier de Roussillon qui produisait le principe actif du paracétamol a été une erreur, dit aujourd’hui le DG de Seqens, Robert Monti. Et maintenant ? Tout montre la possibilité et la nécessité de réindustrialiser. Décryptage.
C’est très tendance. Dans les discours, au moins. L’industrie française va relocaliser. Un peu. Et les porte-voix gouvernementaux mettent la main à la pâte pour illustrer le dessein. Un dessin tient la tête de l’affiche : le paracétamol – Doliprane, Efferalgan, Dafalgan… L’université d’été de la section communiste du Sud grenoblois a décidé d’en faire le thème de ses débats, en invitant un expert de l’industrie chimique, qui assiste les représentants du personnel dans les CSE, comités de groupe, etc. C’est que l’exemple vaut son pesant de cachets blancs.
Jusqu’en 2008, le principe actif du paracétamol, l’acétyl paraminophénol para-aminophénol (APAP), était produit à Roussillon. Rhodia (ex-Rhône-Poulenc et devenu Solvay en 2011) l’y fabriquait. Rhodia a fermé cet atelier de la plateforme chimique pour transférer la production en Chine, dans sa filiale de Wuxi. La crise du covid est passée par là. Donnant un coup de projecteur sur la réalité de la pénurie de médicaments. Sont notamment concernés des produits injectables utilisés dans les hôpitaux. Jusqu’à des craintes sur le paracétamol, remède universel dont la consommation croit chaque année de 3 à 4 %.
D’où vient le problème ? Pour l’essentiel, l’Europe et les États-Unis dépendent des usines chinoises et indiennes pour s’approvisionner en matières actives – celles qui soignent. 5 % d’entre elles sont produites aux Etats-Unis, qui représentent 27 % de la consommation mondiale des médicaments. L’Europe fabrique 28 % des matières actives qu’elle utilise.
Conforter une chaîne de coopération au niveau européen
Revenons à Roussillon. La décision a été prise de délocaliser en Chine pour réduire les coûts de production. Or la matière active, l’APAP, ne représente que 0,29% du prix du cachet vendu en pharmacie. Si aujourd’hui l’industrie pharmaceutique se retrouve prise au piège, c’est que la situation a évolué en Chine. La lutte contre la pollution y est devenue cause nationale. Les prix montent. La production de l’usine de Wuxi, jugée trop sale, a été limitée à 8 000 tonnes, en deçà de ses capacités. Ajoutons à cela les fermetures d’entreprise décidées pour limiter la propagation du virus – la crise a touché la Chine avant l’Europe et l’Inde a interrompu ses exportations au plus fort de la pandémie – et l’on se retrouve avec un marché en forte tension. Au point que l’entreprise américaine Mallinckrodt – unique producteur aux États-Unis, mais qui utilise un procédé technologique moins performant que celui qui était mis en œuvre à Roussillon – a repris des couleurs alors qu’elle était moribonde. En somme, si la production avait été maintenue à Roussillon, ce site serait aujourd’hui le roi du principe actif du paracétamol.
Que va-t-il se passer aujourd’hui ? Seqens (qui, en 2011, a racheté à Rhodia cette partie de son activité) déclare vouloir relocaliser en France la production de l’APAP. A condition que Sanofi et Upsa paient plus cher. Ces groupes pharmaceutiques se retournent vers le gouvernement pour obtenir des « garanties » sur les prix régulés de nos médicaments – que paie la Sécurité sociale. Dit autrement, pour relocaliser, les industriels demandent à l’État d’augmenter la taille de gâteau que se partagent les différents acteurs de la chaîne, de la production de la matière première jusqu’à la fabrication du comprimé.
Par delà ces marchandages, Roussillon peut faire valoir un atout essentiel : l’existence d’une chaîne de coopération entre différents sites de la vallée du Rhône. Depuis 2009, le site s’est renforcé dans le secteur pharmaceutique. Il a tiré parti de la proximité de la raffinerie de Feyzin dont les produits sont valorisés à Roussillon. De même que l’acide acétylsalicylique de Saint-Fons. L’atelier de phénol (que Rhodia voulait aussi fermer) intervient en bout de chaîne dans la fabrication d’aspirine – Seqens a tenté une délocalisation en Chine avant de revendre à perte. Cet environnement industriel impose la plateforme de Roussillon comme le site d’un développement efficace de production de matières actives de qualité pharmaceutique.
Raison de plus pour ne pas laisser le projet aux seules décisions des industriels. Car tout ne se résume pas aux marges et profits ; l’épidémie est là pour le rappeler. Assurer la coopération entre les acteurs de la filière au niveau européen pour pérenniser la solidité de la chaîne de fabrication ne se fera pas sans intervention politique.
Assurer l’innovation, également. Qui passe par toutes les étapes de la recherche – de la recherche fondamentale au développement – pour accroître l’efficacité et la propreté des processus, en inventer de nouveaux. C’est l’objet de la suite de ce dossier.
Quand la solidarité combine spontanéité et technicité
Jean-Luc Bosson, prof de fac qui réside à Saint-Pierre-de-Chartreuse, le raconte avec jubilation. Début mars, des Chartrousins se sont lancés dans la fabrication massive de masques, notamment grâce à l’implication de deux petites entreprises locales, spécialisées dans la fabrication d’articles de sport. Pour la plus grande satisfaction des personnels soignants du CHU, des sur-blouses aux couleurs éclatantes ont été cousues à partir de matériaux utilisés pour les vêtements de sport. Beaucoup plus seyantes que les blouses jetables importées de Chine, elles sont aussi très résistantes aux lavages à haute température !
Jean-Luc Bosson a été sollicité comme expert pour établir un process de fabrication respectant les contraintes sanitaires. Pour la caractérisation des propriétés de filtrage des masques, aussi.
Au total, des milliers de blouses et plus de cent mille masques ont été cousus bénévolement, avec l’aide des collectivités locales pour l’achat des tissus.
Jean-Luc Bosson prépare la tenue d’un séminaire, impliquant historiens et acteurs de la santé, pour garder trace et tirer leçon de ce mouvement spontané de « résistance solidaire » contre la pandémie.
Des espoirs pour le monde d’après ?
Même si le « monde d’après » soulève de nombreuses inquiétudes, les chercheurs de TIMC-IMAG espèrent que certains éléments positifs qu’ils ont vécus pendant les semaines de confinement et au-delà laisseront des traces : « Il y a eu des projets qui ne seraient pas nés sans la crise, souvent partis de discussions à bâtons rompus, créant des contacts humains nouveaux, inattendus ». Des modes d’organisation différents, respectant davantage les initiatives de la base ont vu le jour. Quant aux réunions en visio conférence, elles se sont avérées plus structurées et donc plus courtes et plus efficaces que les réunions présentielles antérieures ! Il sera peut-être possible que cela ait un impact sur le long terme. En revanche, il paraît difficile que la parenthèse d’absence de concurrence entre chercheurs ou équipes ou encore la libre circulation des résultats de recherche sans passer par les filtres éditoriaux des revues reste ouverte. « Quant au changement de ton radical observé entre la direction du CHU et les médecins, ce n’est pas gagné qu’il perdure » souligne Jean-Luc Bosson.
En somme, c’est comme pour les sur-blouses lavables cousues en Chartreuse pendant la crise : il va falloir se mobiliser pour que l’hôpital ne revienne pas aux sur-blouses jetables chinoises !
100000
masques
et des milliers de sur-blouses hospitalières ont été cousus par des bénévoles en Chartreuse. Un travail d’équipe qui a associé un professeur d’université, des entreprises locales et de nombreux bénévoles.
Quand la recherche retrouve ses marques
A Grenoble, les équipes du CHU et les laboratoires de recherche publique sur la santé se sont mobilisés massivement. « Qu’est-ce que je sais faire et qui pourrait servir ? » Des chercheurs du laboratoire TIMC-IMAG (*) témoignent.
« Les médecins et les pharmaciens du laboratoire ont été fortement mobilisés sur les activités hospitalières et les autres chercheurs se sont tous retrouvés en télétravail, mais ils disposaient du matériel nécessaire car ce mode de fonctionnement était déjà assez répandu », note d’emblée Jean-Luc Bosson. Celui-ci est à la fois professeur des universités à l’Université de Grenoble Alpes et praticien hospitalier au CHU de Grenoble. Il mène ses activités de recherche dans le domaine des biostatistiques au sein du laboratoire TIMC-IMAG et plus précisément de l’équipe Themas qu’il dirige. Ses sujets de recherche sont principalement axés sur les méthodes statistiques et de méthodologie dans le domaine de l’épidémiologie. Jean-Luc Bosson est aussi responsable du pôle Santé publique du CHU de Grenoble.
Toutes les activités de recherche clinique appliquée portant sur des sujets autres que la Covid 19 ont été stoppées – des consignes nationales ont été données, qui ont même été anticipées localement. En revanche, de très nombreux appels à projets liés à la Covid 19 ont été lancés que ce soit au niveau européen, national ou local. « Ces appels à projet, contrairement à ceux dont nous avions l’habitude, étaient particulièrement ouverts, adaptés et souples, rendant les coopérations entre laboratoires et les pratiques multidisciplinaires particulièrement aisées, bien loin de l’atmosphère habituelle de concurrence féroce et de course à la publication forcenée », souligne Jean-Luc Bosson.
« Loin de l’atmosphère habituelle de concurrence féroce »
Dans certains domaines, comme l’impression 3D, les initiatives de terrain sont d’abord un peu parties dans tous les sens, avec même un décalage entre les besoins (en masques, en respirateurs,…) et les propositions. « Des collaborations fructueuses se sont ensuite établies entre les différents acteurs de la recherche publique (l’université et le CEA notamment) jusqu’aux petits artisans ou aux grandes entreprises, telle ST microélectronique qui a proposé des puces pour la réalisation des tests PCR ou HPE et qui a mis de la puissance de calcul au service de la modélisation de la pandémie ; la cellule de crise de l’hôpital de Grenoble a d’ailleurs joué un rôle très important pour aider à cette synergie », témoigne un chercheur du laboratoire TIMC-IMAG. D’autres acteurs publics, tels la ville de Grenoble ou le rectorat se sont également mobilisés.
« C’était un bonheur de travailler différemment »
Les chercheurs du laboratoire TIMC-IMAG
Les chercheurs insistent sur le changement d’ambiance de travail spectaculaire qui s’est manifesté pendant ces semaines de mobilisation contre la Covid 19 : « Du jour au lendemain, nous avons dû totalement arrêter les sujets de recherche en cours et travailler jour et nuit sur des sujets liés à la Covid ; c’était un vrai bonheur de travailler différemment ».
Le retour à des pratiques plus habituelles – ce qui ne veut pas dire plus normales… – est même ressenti comme déprimant par certains chercheurs qui ont du mal à se défaire de la surexcitation permanente qu’ils ont vécue !
Claudine Kahane
(*) Le laboratoire Techniques de l’ingénierie médicale et de la complexité – Informatique, mathématiques et applications, Grenoble (TIMC-IMAG) est centré sur des recherches interdisciplinaires, fondamentales ou d’aide au diagnostic et à la thérapie, sur la compréhension et le contrôle des processus normaux et pathologiques en biologie et santé. Il réunit des scientifiques et des cliniciens et s’appuie sur l’informatique et les mathématiques appliquées.
Dans d’autres domaines, la recherche a beaucoup souffert
Frédéric Minassian est enseignant-chercheur à l’université de Grenoble Alpes. Sa spécialité, c’est la chimie organique. Plus particulièrement les nouvelles méthodes de synthèse et stratégies pour élaborer des produits complexes ou des molécules biologiquement actives. Les semaines de confinement puis de mesures sanitaires limitatives ont beaucoup nui au travail de recherche. « Le labo étant interdit d’accès, aucune expérience n’a pu être menée pendant des semaines et des projets de recherche se sont trouvés au point mort. » Les étudiants en cours de thèse en ont particulièrement souffert, sans certitude pour l’instant d’une prolongation suffisante des financements de leurs contrats de thèse. « Même le télétravail à domicile a été compliqué, la récupération de matériel adapté nécessitant une autorisation spéciale. » L’accès au laboratoire est resté très limité jusqu’au début du mois de juillet, rendant les expériences de chimie organique quasi impossible. Frédéric Minassian trouve tout de même un point positif à souligner : « Au moins, n’ayant que peu d’enseignement à distance à assurer à ce moment-là, je me suis trouvé enfin disponible pour rédiger les articles scientifiques en attente et peut-être que, comme moi, d’autres chercheurs auront enfin pris conscience que notre rythme de travail était devenu effréné. » Mais cette baisse de charge n’a pas duré !