Bac 2019, un président de jury témoigne

Par Julie Berthoud

/

Image principale

Depuis jeudi 4 juillet, premier jour de délibération du baccalauréat, les récits d’irrégularités de cette session 2019 ne cessent d’affluer. Le témoignage que nous avons pu recueillir auprès d’un président de jury de l’académie de Grenoble, apporte un éclairage symptomatique du cafouillage ministériel. Le protocole de publication des notes du bac , improvisé par le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, en réaction au mouvement de grève des correcteurs de l’examen et enseignants du second degré, était déontologiquement incompatible avec le logiciel de saisie des notes, Délibnet. C’est ce que semble révéler l’expérience de ce président de jury qui préfère témoigner sous le sceau de l’anonymat.

Celui que nous appel­le­rons Eric*, raconte com­ment cette jour­née de jeu­di 4 juillet, où il est convo­qué comme pré­sident de jury, débute sans qu’il ait d’a prio­ri cri­tique sur ce pro­to­cole déli­vré la veille : à ce stade de l’ex­pé­rience, Eric* n’est pas oppo­sé à la solu­tion pré­co­ni­sée qui consiste, en l’ab­sence de note(s), à cal­cu­ler une moyenne à par­tir des notes dis­po­nibles de l’exa­men et à rem­pla­cer pro­vi­soi­re­ment celle(s) manquante(s) par une moyenne éta­blie sur la base des notes de contrôle conti­nu.

7h45, les pré­si­dents de jurys sont convo­qués. Dès 8h35, son jury au com­plet décide de débu­ter le trai­te­ment des « cas nor­maux », c’est-à-dire sans note man­quante, essen­tiel­le­ment celles de phi­lo­so­phie. « Mais à 9h30, l’Éducation natio­nale coupe Délib­net – l’in­ter­face infor­ma­tique sur laquelle on rentre les résul­tats. Pre­mier bug infor­ma­tique ! »

Si l’ins­ti­tu­tion décide de sus­pendre le fonc­tion­ne­ment de Délib­net et annonce sa remise en route pour 13h30, c’est que les autres jurys, répar­tis sur le ter­ri­toire natio­nal, et ayant enta­mé le trai­te­ment des dos­siers avec des notes man­quantes, se trouvent face à une situa­tion inex­tri­cable : les copies de phi­lo­so­phie (entre autres) n’ayant pas été res­ti­tuées, Délib­net ne génère pas le champ qu’il fau­drait rem­plir, soit par la moyenne de phi­lo­so­phie au contrôle conti­nu, soit par une note « en cohé­rence » avec les autres notes du bac dis­po­nibles dans les autres dis­ci­plines. Le logi­ciel semble condi­tion­ner la géné­ra­tion de case à la res­ti­tu­tion des copies.

Inégalité de traitement entre les candidats, voudrait le ministère

« Pas de copie de phi­lo­so­phie, pas de case ! Ça bugue dès le pre­mier niveau ! » Là, pré­cise Eric*, « cer­tains membres de jurys com­mencent à péter un plomb ». Il recom­mande alors à ses col­lègues de reve­nir pour 13h30. Il n’est alors que 10h du matin et les dos­siers dits « nor­maux », sans note man­quante, ne sont tou­jours pas bou­clés.
Les pro­pos qui s’é­changent alors entre les pré­si­dents de jurys res­tés sur place durant ce qui appa­raît de prime abord comme une panne, leur per­mettent d’i­den­ti­fier une situa­tion de rup­ture du prin­cipe d’é­ga­li­té de trai­te­ment induite en la cir­cons­tance par le pro­to­cole minis­té­riel : « Si, deux can­di­dats ont pareille­ment 10 de moyenne au contrôle conti­nu et 6 à l’é­preuve du bac ; ima­gi­nons que le jury dis­pose pour le pre­mier de sa note à l’é­preuve, mais pas pour le second, alors, le jury est cen­sé don­ner 10 au second can­di­dat. Ain­si, à situa­tion égale, le trai­te­ment dif­fé­ren­cié induit par le pro­to­cole, per­met au second de béné­fi­cier d’une meilleure note que le pre­mier et pré­sente davan­tage de chance de pou­voir fran­chir un seuil. » Eric et ses col­lègues réa­lisent, par la confron­ta­tion concrète à cer­tains cas de figure, que les dif­fé­rentes moda­li­tés de trai­te­ment pré­co­ni­sées par le pro­to­cole portent atteinte au prin­cipe déon­to­lo­gique de base de l’Éducation natio­nale, l’é­ga­li­té de trai­te­ment entre les can­di­dats.

Le 17 juin, une assem­blée géné­rale des per­son­nels en grève avait eu lieu devant le siège du rec­to­rat de Gre­noble.

À 13h, les jurys se retrouvent au com­plet. Tan­dis que cer­tains membres se sont décla­rés gré­vistes et sont désor­mais absents, l’é­tat d’es­prit des forces en pré­sence est miti­gé. Si la moi­tié des jurys pré­sente à ce stade des réserves quant au bien-fon­dé des consignes du pro­to­cole minis­té­riel, l’autre moi­tié y demeure encore favo­rable et tous cepen­dant, res­tent volon­taires.
Il est 14h quand les jurys récu­pèrent la main sur le logi­ciel Délib­net, les auto­ri­sant à ache­ver le règle­ment des dos­siers nor­maux. Puis, ils enchaînent alors la sai­sie et l’é­tude des dos­siers aux­quels manquent des notes. Eric* estime le volume de ceux-ci à 15 ou 20%.
Pour que le champ de la note de phi­lo­so­phie à sai­sir appa­raisse, le ser­vice infor­ma­tique de l’Éducation natio­nale a donc entré un zéro pour les can­di­dats concer­nés. Eric* raconte : « à par­tir de là, selon que les livrets sco­laires sont ou non à notre dis­po­si­tion, nous com­men­çons donc une sub­sti­tu­tion pro­vi­soire des moyennes de contrôles conti­nus de phi­lo­so­phie aux zéros sai­sis par l’ad­mi­nis­tra­tion. Par contre, notre jury refuse de déli­bé­rer sur les cas où manquent éga­le­ment les livrets sco­laires afin de ne pas attri­buer des notes au regard de résul­tats de matières qui n’ont rien à voir entre elles, et dans l’i­gno­rance de tout résul­tat de l’é­lève dans la matière concer­née ».

Le ministère demande aux jurys de traiter les candidats… en piochant des notes ici et là

Mais les jurys ne sont pas au bout de leurs peines car tan­dis qu’ils tentent de sai­sir les moyennes de contrôle de phi­lo­so­phie, un deuxième bug infor­ma­tique sur­vient. « Impos­sible de vali­der les moyennes que nous ren­trons ! »
En fait, la sai­sie des moyennes de contrôle conti­nu de phi­lo­so­phie, en modi­fiant le zéro ins­crit par l’Éducation natio­nale, consti­tue une deuxième inter­ven­tion sur la note. Pas pré­vu donc impos­sible.

Lors de cette seconde phase du « bug infor­ma­tique », le pro­to­cole de publi­ca­tion des notes semble se heur­ter à l’in­té­gra­tion, au sein même du lan­gage de Délib­net, de la défi­ni­tion mathé­ma­tique de la pro­cé­dure d’har­mo­ni­sa­tion – seule auto­ri­sée maté­riel­le­ment dans le code, à venir modi­fier la pre­mière note.
« Délib­net n’ac­cepte qu’une seule modi­fi­ca­tion – celle de l’har­mo­ni­sa­tion, c’est-à-dire que le chan­ge­ment de note n’est auto­ri­sé qu’à la condi­tion de faire fran­chir l’un des seuils de rat­tra­page, pas­sage ou de men­tion (8, 10, 12, 14, 16) à la moyenne des notes. Or, cette deuxième inter­ven­tion sur la sai­sie de note de phi­lo­so­phie ne vise pas l’har­mo­ni­sa­tion. »

Le ministre de l’É­du­ca­tion natio­nale…

15h15, dans ce centre de l’a­ca­dé­mie de Gre­noble, en dépit de la bonne volon­té ini­tiale de l’en­semble des troupes, une majo­ri­té des jurys abdique et le signi­fie au res­pon­sable de l’é­ta­blis­se­ment en s’ap­puyant sur sa sou­ve­rai­ne­té.
17h15, alors qu’il est à son domi­cile, Eric* reçoit un coup de fil du rec­to­rat : « On me demande de retour­ner au centre d’exa­men afin de signer « les col­lantes (rele­vés de notes) sur les­quelles mon jury a pour­tant refu­sé de déli­bé­rer. Je refuse l’in­jonc­tion qui m’est faite d’y retour­ner. J’ap­pren­drai le len­de­main que tous les dos­siers pour les­quels les autres jurys ont éga­le­ment refu­sé d’in­ven­ter une note, ont été com­plé­tés par des tiers, donc par du per­son­nel non-habi­li­té léga­le­ment à le faire ».

Suite à cette jour­née de déli­bé­ra­tion du 4 juillet, Eric* exprime ce qu’il res­sent comme une vio­lence ins­ti­tu­tion­nelle à l’é­gard des élèves et des ensei­gnants, avec d’a­bord, l’at­teinte à l’é­ga­li­té de trai­te­ment des can­di­dats et celle à la sou­ve­rai­ne­té des jurys lorsque l’Éducation natio­nale agit comme si elle pou­vait très bien se pas­ser d’eux.
Il semble que ce pro­to­cole de publi­ca­tion des notes, conçu pour pas­ser outre la contes­ta­tion d’une par­tie des ensei­gnants, ait pro­duit l’ef­fet inverse de celui recher­ché, en révé­lant aux membres de jurys, res­tés dociles jusque-là, ses failles déon­to­lo­giques, celles-là mêmes qui carac­té­risent la réforme du bac.
Quant à ce qui pou­vait appa­raître dans un pre­mier temps, comme des bugs infor­ma­tiques, Éric pense a pos­te­rio­ri, qu’ils témoignent plu­tôt de la dis­tance qui sépare une appli­ca­tion (Délib­net) éla­bo­rée dans le temps avec les acteurs concer­nés et dans le res­pect des prin­cipes fon­da­teurs d’une ins­ti­tu­tion, du pro­to­cole de publi­ca­tion des notes du bac 2019, pon­du dans l’ur­gence par une équipe rap­pro­chée du ministre, autant inféo­dée qu’i­gno­rante de Délib­net et de la culture de l’Éducation natio­nale.

 Julie Berthoud

Partager cet article

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *