Retour à la montagne
Par Luc Renaud
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La neige est tombée. Pourvu que la pluie l’épargne. Au fil des décennies, l’enneigement est devenu l’exception. Dans les domaines skiables, c’est la course aux canons. Et au profit pour les quelques années où cela demeurera possible. N’est-il pas temps de se poser et de réfléchir ? Car la montagne n’est pas morte. Elle a un avenir à construire.
Quatre cent onze millions d’Européens sur cinq cents vivent en ville. « Dans l’histoire de l’humanité, c’est inédit, relève Frédi Meignan, cela pose de façon nouvelle la question du rapport à la nature ; et la montagne est le territoire qui peut permettre une redécouverte du monde du vivant. » Encore une statistique : le chiffre d’affaire du tourisme en montagne se décompose en 4,8 milliards issus des stations et 6,2 milliards produits par l’activité touristique en dehors des stations.
L’oxygène, le grand air et les grands espaces… cela a toujours été l’ADN de la fréquentation de la montagne. Des premiers alpinistes anglais et de leur « grand tour » en passant par les affiches du PLM des années 30. Jusqu’au plan neige des années 60. « Les architectes d’Avoriaz ou Courchevel, qui construisaient des immeubles dans les alpages, avaient une double préoccupation : développer le ski et le rendre accessible au plus grand nombre. » L’époque glorieuse des CE, des innovations avec « la station sans voitures ». Ce qu’il en reste aujourd’hui, c’est l’usine à dividendes.
Plus marqué en haute montagne comme le démontrent les travaux scientifiques, le réchauffement climatique est passé par là. Le néolibéralisme aussi. Les canons à neige racontent l’histoire. « Les premières installations permettaient le retour au bas des pistes sur une centaine de mètres, ça permettait de prolonger la saison, constate Frédi Meignan, aujourd’hui, on installe des canons sur les glaciers. » Les conséquences sont doubles. D’abord une envolée du prix du forfait qui renvoie aux oubliettes toute perspective d’un ski démocratique. Mais aussi la disparition du plaisir du ski : les remontées débitent un maximum de skieurs en un minimum de temps, les pistes sont encombrées, la neige artificielle est dure, la montagne est dynamitée pour élargir des boulevards à skieurs. Objectif, rentabiliser des saisons écourtées. « Les jeunes Alpins quittent les stations pour se tourner vers le ski de rando et retrouver le plaisir de la neige », constate celui qui fut dix ans le co-gardien du refuge du Promontoire, en face Sud de la Meije. Et les jeunes urbains délaissent la montagne.
La réponse des groupes capitalistes qui gèrent les grandes stations – la Compagnie des Alpes investit jusqu’en Chine… – est celle des ratios financiers. Course au profit avec son corollaire d’exploitation des salariés. Et ça marche, à en juger par les résultats financiers actuels. Mais voilà. « Leur seul horizon, c’est un max de chiffre dans les dix à vingt ans avant que la hausse des températures moyennes empêche les canons de fonctionner. »
Que faire ? Frédi Meignan aime à citer un exemple parlant. « On a investi dix millions d’euros pour équiper de canons la piste de Casserousse, à Chamrousse – celle qui fut la descente des JO de 68 avant sa rectification au bulldozer – avec ces dix millions d’euros, on peut construire ou rénover cinq refuges en Belledonne. » Refuges qui fonctionnent huit mois de l’année, qui pourraient accueillir quinze mille enfants, des randonneurs, des skieurs… Là où le ski en station n’est plus praticable que trois à quatre mois par an.
« Réorienter les financements pour refonder le tourisme en montagne »
Frédi Meignan appelle à réorienter les financements – 90 % du total des investissements publics et privés sont réservés aux stations – pour refonder le tourisme en montagne. « La montagne, c’est un territoire d’aventure humaine, de découvertes, où l’on peut vivre une expérience originale, prendre la mesure de la place des hommes dans la chaîne du vivant ; la montagne, ce peut être bien autre chose qu’un supermarché où l’on consomme du loisir industriel. » Autre chose qu’une usine à profits.
Cette ambition, c’est aussi celle d’un nouveau développement économique. « Nous sommes collectivement aveuglés, nous ignorons la richesse de ce qui se passe dans l’agriculture, les activités liées au tourisme, la vitalité des zones de montagne, relève Frédi Meignan, c’est cela qu’il faut encourager collectivement, ce qui redonne du sens à l’activité humaine, qui représente un des aspects de la transformation dont notre société a le plus urgent besoin. » Une alternative au dogme de la course à l’argent comme but et moyen d’une vie sur terre.
Reste un constat. « Aujourd’hui, on va dans le mur et on accélère ; il n’y a pas d’autre issue que l’action individuelle et collective pour retrouver du sens à ce que l’on fait, redonner priorité à l’humain, limiter les conséquences de l’ouragan climatique qui se dessine devant nous. »
Les pingres de l’Aiguille du Midi
Skieurs rêvant de la vallée blanche, randonneurs et simples touristes amoureux d’un panorama exceptionnel, personne n’échappe à l’appétit des actionnaires de l’or blanc et de la montagne.
« Ne manquez pour rien au monde cette expérience de la très haute montagne. » Cette invitation pressante à visiter l’Aiguille du Midi est lancée par la Compagnie du Mont-Blanc, via un supplément pub dans le Dauphiné. L’« expérience » mérite d’être vécue. Pour la beauté du « spectacle grandiose de la très haute montagne » de la terrasse, à 3842 mètres d’altitude. Pour la « sensation majeure ressentie dans la cage de verre suspendue, à l’aplomb de 1000 mètres de chute verticale ». L’intérêt du musée évoquant « l’histoire ainsi que les principales techniques de l’alpinisme ».(1)
Avant d’accéder « au cœur du piton », il faut malheureusement garder les pieds sur terre… en passant à la caisse. L’addition est salée. L’annonce en est discrète : « comptez 63 euros pour un aller-retour à l’Aiguille du Midi ». Aussi, afin que tout un chacun puisse répondre à l’invitation de la compagnie, suggérons-lui de… réviser ses tarifs à la baisse. Car elle en a les moyens !
L’inoubliable a un prix, les actionnaires aussi
Feuilleter son rapport annuel pour l’exercice 2017–2018 est riche (c’est le mot juste) en preuves. Ainsi, un tableau en page 5 nous apprend-il que d’une année sur l’autre, le chiffre d’affaires a augmenté de 7,25 % et atteint 100,3 millions d’euros ! Le résultat net (bénéfice) se solde, lui, par une progression voisine de 20 %, de 7,6 à plus de 9 millions. Précision intéressante : au cours de l’exercice la compagnie a perçu 21,9 millions d’euros de subventions publiques !
Ces chiffres et des centaines d’autres contenus dans ce rapport permettent de comprendre qu’une baisse des tarifs ne mettrait pas les actionnaires de la Compagnie du Mont-Blanc sur la paille. Et de prendre la mesure de leur générosité lorsqu’ils concèdent aux moins de 15 ans et aux plus de 65 une réduction de 9,40 euros. Même pas 10, quels pingres !
Jean Rabaté
(1) Tous les passages en italique sont extraits des textes publicitaires.
Un trio en or ou un trio au sommet
Parmi les actionnaires de la Compagnie du Mont-Blanc, rien que du top ! Mathieu Dechavanne, président du conseil d’administration, est aussi mandataire dans les remontées mécaniques de Megève (capital : 6 millions d’euros) et des Houches (5 millions)… A Chamonix, on lui prête cette blague : « chez nous, on boit le même pétrus qu’à Courchevel, mais nous, on ferme les volets ». La Compagnie des Alpes (P.-D.G. Dominique Marcel), numéro un mondial des remontées mécaniques, possède 37,5 % des actions. Ainsi que des participations dans le parc Astérix, le Futuroscope, le musée Grévin… Capital annoncé en 2014 : 693 millions. Jérôme Seydoux, gardé pour la bonne bouche : la famille du 39è Français le plus riche — 1,4 milliard d’euros — détient 18,3 % des actions. Elle empoche 18,3 % de la « rémunération globale annuelle » de 286 000 euros répartie entre les membres du CA. Ces « jetons de présence » ne constituent qu’un pourboire mensuel de 3 000 euros qui vient modestement gonfler les autres revenus (dividendes, etc.) reçus de cette compagnie… parmi d’autres !
Ces trois-là, leurs amis ou représentants étaient réunis en assemblée générale le 23 novembre dernier à Chamonix. Satisfaits de leur bilan. Pas sûr qu’ils versent à leurs salariés la « prime » de 1000 euros suggérée par Macron ! Sûr par contre qu’ils ne renonceront pas à puiser dans le porte-monnaie des visiteurs de « leurs » domaines… En restant dispensés de l’impôt sur la fortune par la grâce du président des riches.
Même pas la hausse officielle du coût de la vie
Les pisteurs délégués CGT de tous les massifs se sont retrouvés mi-janvier à Chambéry.
Ils sont 18 000 dans les Alpes, Pyrénées, Vosges, Jura ou Massif central… Ils occupent divers métiers, rôles et responsabilités. Tous ne sont embauchés qu’en CDD dont la durée peut évoluer selon l’enneigement.
Leurs emplois sont officiellement régis par une convention collective. Pisteur aux Arcs, Dominique Thomas (Domtom pour ses camarades) en décrit la mise en œuvre : « la direction envisageait une augmentation de 1,9 %. Après des heures, elle a donné 2 %, même pas l’augmentation officielle du coût de la vie ».
Aux Arcs, CGT et FO demandent « 10 euros pour tous sur la prime de logement et 2,5% pour les plus bas salaires à 2,2% ». Un accroissement de la masse salariale de 0,3 à 0,4 % pour Arc domaine skiable. Peu de choses pour une compagnie dont les actionnaires ont vu leurs dividendes progresser de… 30 %. Décision a donc été prise de débattre d’un éventuel préavis de grève pour février. « En 1987 notamment, il a fallu plusieurs préavis pour que la direction accepte nos revendications » se souvient Domtom.
La grève en février, s’il le faut
Antoine Fatiga, responsable du syndicat, constate : « le rapport de forces est nécessaire, en tenant compte des chiffres d’affaires et des profits dégagés ». Jusqu’à la grève. « Mais aucun saisonnier ne souhaite priver de leur plaisir les skieurs petits ou grands ». Quel que soit leur rôle, pisteurs, secouristes, conducteurs de dameuses et artificiers s’efforcent d’assurer qualité et sécurité des pistes. Domtom et son copain Christophe Dupuy, artificiers aux Arcs et à La Plagne, l’affirment : « comme tous les pisteurs, malgré le danger, les artificiers préféreront toujours être déclencheurs d’avalanches plutôt que déclencheurs… de grèves ».
La grève, ce sont les employeurs qui en sont responsables en rejetant les revendications pour préserver ou augmenter leurs profits.
Jean Rabaté
Deux morts
L’accident s’est produit au matin du dimanche 13 janvier. Deux pisteurs ont trouvé la mort à Morillon, en Haute-Savoie, en manipulant des explosifs. La CGT remontées mécaniques et services des pistes a réagi en demandant au préfet de Savoie de tenir les engagements pris et de coordonner les actions avec la Haute-Savoie et l’Isère. « La pression managériale et commerciale fait passer au second rang la question de la sécurité », dénonce le syndicat.
Records battus !
« L’évolution du chiffre d’affaires n’est pas certaine » prétend Arc domaine skiable pour « justifier » son rejet des propositions syndicales. Ce peut être vrai pour les stations de moyenne montagne qui souffrent du manque de neige. Mais pas aux Arcs et dans la majorité des sites alpins. Domaines skiables de France le reconnait, qui annonçait début janvier une confortable progression des rentrées financières. De 20 à 25 % à Risoul, Orcières et Saint-François ; 8 % à Crest-Voland , Manigode et Megève. La Compagnie des Alpes, exploitante entre autres de Val d’Isère, les Deux-Alpes, les Menuires, etc. reconnaît une hausse de la fréquentation et donc de la rentabilité. Et les records ne manquent pas. Dans les Trois Vallées, Courchevel a enregistré une augmentation de 50 % du nombre de passages le 29 décembre ! A peine moins bien que Chamonix où les fêtes se sont terminées sur une hausse de 62 % du chiffre d’affaires !