Mai 68. Un entretien avec Bernard Thibault
Par Luc Renaud
/
Mai 68. Bernard Thibault participera à une rencontre sur ce thème le 17 mai à Saint-Martin-d’Hères. Le dirigeant syndical nous livre une approche de cette période de notre histoire et de ses résonances dans la société actuelle. Une indispensable connaissance de l’histoire qui ne doit pas obérer la créativité du mouvement social.
« On a trop tendance à l’oublier : les droits sociaux qui sont les nôtres aujourd’hui sont issus des luttes, et se souvenir cinquante ans après de ce qui s’est passé en mai 68, c’est se rappeler de la façon dont ces droits ont été conquis. » Bernard Thibault, ancien secrétaire général de la CGT et aujourd’hui membre du conseil d’administration de l’Organisation internationale du travail, participera le 17 mai prochain à Saint-Martin‑d’Hères à une soirée d’échanges sur Mai 68 – lire page 17.
Un anniversaire qu’il souhaite fêter en regardant de l’avant : l’expérience est utile aux luttes actuelles. « Mai 68, c’est une augmentation du SMIC de 35 %, des grilles de salaire revues à la hausse, des améliorations des conventions collectives, et – c’est là à mon sens essentiel même si l’on aborde trop peu le sujet –, la possibilité pour le syndicat de développer son activité à l’intérieur de l’entreprise : avant 68, le droit syndical existait mais il devait rester à la porte des usines et des bureaux, commente Bernard Thibault, ce qui nous paraît presque naturel depuis des décennies a en réalité été imposé par des luttes syndicales de très grande ampleur. »
Le deuxième constat découle du premier. « Evoquer les acquis de 1968 et la façon dont ils ont été imposés nous amène à noter que rien n’est jamais définitif. L’actualité montre la nécessité de maintenir un rapport de force pour contrebalancer le lien de subordination qui existe entre le chef d’entreprise et le salarié ; si les salariés ne parviennent pas à maintenir ce rapport de force, alors le patronat regagne du terrain : ce qui a été gagné peut être perdu. » Il ne s’agit donc pas pour Bernard Thibault de toujours rechercher, voire d’attendre « un grand mouvement social à un moment donné, mais de maintenir au quotidien un rapport de force qui va permettre de maintenir les droits sociaux et aussi de conquérir les nouveaux droits que réclame l’évolution de l’époque ». Action au quotidien d’ailleurs indispensable à la construction d’une convergence des luttes susceptible de déboucher sur un mouvement social de grande ampleur.
« Les mensonges qu’on nous assène sous les auspices de l’évidence »
Et ce rapport de force dépend de la capacité des salariés « à s’organiser, à se mobiliser, à démonter au jour le jour l’argumentation des soi-disant spécialistes que l’on nous assène jour après jour sous les auspices de l’évidence ».
Ancien secrétaire de la fédération CGT des cheminots, Bernard Thibault illustre son propos par « les mensonges scandaleux utilisés par le gouvernement et les spécialistes convoqués pour la circonstance pour justifier ses projets : le gouvernement a déclenché la grève par ses annonces, il veut tenter d’empêcher le débat public sur les conséquences prévisibles de ses choix ; la grève contribue au contraire à remettre au cœur du débat d’idées le choix de société auquel nous sommes confrontés ».
Mai 68, c’est aussi un moment de la relation entre étudiants et ouvriers, entre deux mouvements qui se sont parfois conjugués, souvent ignorés. « Chaque contexte est particulier, note Bernard Thibault, et l’histoire ne se répète pas. » Le responsable syndical note une évolution majeure : « le monde étudiant est aujourd’hui celui de la précarité à grande échelle, que ce soit du point de vue des conditions matérielles d’études, ou de l’inquiétude face à l’avenir. Avoir le bac, obtenir des diplômes de l’enseignement supérieur ne suffit plus à trouver une place dans le monde professionnel ». Ce qui entraîne une autre évolution : « nombreux sont les étudiants à devoir se salarier, selon les disciplines, ils sont parfois majoritaires et c’est une différence par rapport à ce que nous connaissions il y a cinquante ans. Nombreux sont ainsi les étudiants à rencontrer le monde du travail et le syndicalisme dans lequel ils prennent parfois des responsabilités, c’est le cas dans des enseignes de grandes surfaces ».
Contexte social et politique différent, jeunesse soumise à la précarité, salariat précarisé… tout cela conduit Bernard Thibault à estimer « que ce n’est pas parce que nous sommes en 2018 qu’il faut chercher à recopier Mai 68. Il est nécessaire et utile de bien connaître cette période pour en tirer les enseignements ; il s’agit aujourd’hui de trouver ensemble les bonnes réponses aux questions qui nous sont posées. La multiplication de débats du type de celui auquel je vais participer à Saint-Martin‑d’Hères sera sans doute utile en ce sens ».
La ville de Grenoble et ses services gérés par le comité de grève
Le 17 mai 1968, le personnel de la ville de Grenoble décidait la grève. 50 ans après, Henri Rive – alors secrétaire général adjoint membre de la fédération CGT de la fonction publique et du comité de grève – se souvient.
L’hôtel de ville a été occupé nuit et jour durant les trois semaines de grève pour assurer la sécurité. Un seul syndicat existait à l’époque chez les municipaux : la CGT. C’est lui qui dirigea la lutte en associant te plus grand nombre d’agents. Tous les matins une AG était organisée pour faire le point. Nous avons mis en place des groupes de travail sur les revendications locales et nationales.
Nous avons assuré l’administration de la ville quasiment durant les trois semaines avec l’accord de la municipalité qui a seulement demandé que la cuisine centrale fonctionne pour assurer les repas des enfants des grévistes grenoblois dont la gratuité fut à la charge de la ville. Le comité de grève a assuré les enterrements (alors à la charge de la commune), le ramassage des ordures une fois par semaine, et même la plantation de fleurs dans le parc Paul Mistral à la demande des espaces verts arguant de la période favorable ! A la fin du conflit, le conseil municipal remerciera d’ailleurs le comité de grève pour sa gestion.
Deux permanents syndicaux pour veiller au suivi des acquis de la grève
Le comité de gréve se réunissait régulièrement et assurait réunions et compte-rendus dans les divers services qui rassemblaient à l’époque quelque 3 000 agents, entre ville et CCAS. Il contribua à rédiger un cahier de revendications qui fut soumit à Hubert Dubedout, alors maire, qui ratifia la quasi totalité des demandes.
Les journées de gréve étaient payées. Nous allions chercher les salaires en espèces à la Banque de France. Nous avons demandé à chaque gréviste de verser une contribution destinées à la caisse de solidarité intersyndicale. 65 533 francs furent ainsi recueillis, tandis que la municipalité versait de son côté une subvention de 300 000 francs aux familles de grévistes grenoblois.
Le 6 juin, lors d’une AG réunissant plus de 500 personnes dans le hall de la mairie, la reprise fut votée non sans débats contradictoires. Localement des avancées importantes furent obtenues, notamment en matière de commission paritaire et de formation professionnelle. A l’issue du conflit furent mis en place deux permanents du personnel pour travailler en ce sens. L’un pour le syndicat CFDT nouvellement suscité par la municipalité SFIO-PSU-GAM, l’autre (en l’occurrence Madeleine Barathieu qui sera plus tard adjointe à Saint-Martin‑d’Hères et conseillère générale) pour la CGT. Jacques Fournier, alors adjoint technique, a pris une part déterminante dans le conflit et, ce qui a été mis en place, il le transposera à Saint-Martin‑d’Hères quand il y sera adjoint au personnel.
Max Blanchard
De 1968 à 2018, où en est le mouvement social ?
Mai 68 et le mouvement ouvrier, l’Humanité, le syndicalisme français… Le débat s’annonce riche.
« Mai 1968 a marqué l’histoire. Le journal l’Humanité, partie prenante de ces luttes, l’a passionnément couvert. » C’est ce qu’explique Alain Boussard, président de la Société des lectrices et lecteurs de l’Humanité de l’Isère (S2LH). Et ce qui a motivé l’association pour organiser un débat sur Mai 68, à Saint-Martin‑d’Hères. « Des avancées sociales essentielles sont issues de ces luttes et d’un rapport de forces favorable au progrès social », relève-t-il. « Même si l’histoire ne se répète jamais, on doit constater qu’un fort mécontentement est aujourd’hui sensible, marqué par une nette régression sociale. Il y a donc des similitudes de configuration aujourd’hui. » Situation qui mérite retour et analyse des contextes politiques et sociaux.
Le débat aura lieu avec le concours de deux personnalités : Bernard Thibault, responsable à l’Organisation internationale du travail, ancien secrétaire général de la CGT et, en 1995, de sa fédération des cheminots, et Roger Martelli, historien de renom, qui permettra de restituer la réalité de l’époque dans ses contradictions. Conjointement diverses organisations syndicales sont conviées.
Pour la S2LH, « l’interrogation porte sur la filiation entre ces deux périodes : nous voulons nous appuyer sur la réflexion historique pour construire demain ».
Max Blanchard
Le 17 mai, 19 h, à l’Heure bleue
La conférence-débat organisée par la Société des lectrices et lecteurs de l’Humanité se déroulera à l’Heure bleue de Saint-Martin‑d’Hères à partir de 19 h 45. Dès 19 h, il sera possible de découvrir, dans le hall jouxtant la salle, une exposition réalisée sur Mai 1968 dans l’agglomération grenobloise. Au programme de la soirée : une quinzaine de témoignages vidéo d’actrices et d’acteurs isérois des événements de l’époque ouvrira l’initiative et précédera les interventions de Bernard Thibault, ancien secrétaire général de la CGT, administrateur de l’Organisation internationale du travail ; et de Roger Martelli, historien et co-directeur du magazine Regards ; avant que ne s’engage le débat avec le public. Signalons qu’une vente dédicace des ouvrages des deux invités se déroulera de 16 h 30 à 17 h 30 à la librairie La Dérive, place Sainte-Claire à Grenoble.
Bouillonnement estudiantin
Je suis arrivé à l’université de Grenoble en 1967. L’Unef, forte organisation syndicale, assurait l’accueil officiel de tous les étudiants. La cité universitaire n’était pas mixte, le domaine universitaire de Saint-Martin‑d’Hères était flambant neuf.
Mai 68 a été un bouillonnement d’idées extraordinaire. Pour moi et mes camarades des JC, le Printemps de Prague était un espoir immense. Dans ce contexte, la période a été marquée tout à la fois par la fraternité militante et de vifs affrontements (des fascistes contre la solidarité avec le Vietnam aux gauchistes – maoïstes, trotskistes… – très anticommunistes).
Je garde un fort souvenir de deux manifestations grenobloises, celle, étudiante, du 3 mai et celle de l’explosion sociale, le 13 mai. Ma tristesse fut grande au soir des élections législatives de juin 68 et du ras de marée de droite puis, en août, lors de l’entrée des troupes du pacte de Varsovie à Prague.
Le combat n’a pas été vain. Les dix millions de grévistes ont gagné le droit syndical, la hausse du Smic de 35 %. Si l’Unef s’est écroulée, la CGT s’est renforcée de 400 000 adhérents et de milliers de nouveaux responsables issus de la jeunesse gréviste. L’université et la société ont changé de visage, les idées de 68 ont constitué des points d’appui pour les solidarités. En décembre 68, le PCF a publié un Manifeste pour une démocratie avancée qui allait déboucher sur le programme commun.
Mais c’est une autre histoire…
Edouard Schoene