Amiante. Le scandale du Pont-de-Claix

Par Simone Torres

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Au Pont-de-Claix, une entreprise de la plateforme chimique, Choralp. Les salariés y ont été exposés à l’amiante. Plus encore, le poison a été utilisé après son interdiction. Le mépris pour la souffrance, la maladie, la mort. Avec la CGT, des salariés ont relevé la tête. Et entendent obtenir dignité et réparation. La justice peine toujours à boucler le dossier.

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Au Pont-de-Claix, l'entrée de la plateforme chimique.

Il n’est pas néces­saire d’avoir mani­pu­lé de l’amiante pour être malade, il suf­fit d’en res­pi­rer. Les fibres inha­lées pénètrent le pou­mon et pro­voquent un can­cer. Si la fibre tra­verse le pou­mon, elle crée une irri­ta­tion à sa sur­face qu’on appelle plaques pleu­rales. C’est le cas le « moins grave », mais il faut vivre avec l’angoisse du déclen­che­ment de la mala­die sus­cep­tible de sur­ve­nir à tout moment : le can­cer peut tuer en quatre mois. Si les irri­ta­tions se cal­ci­fient, on perd tout dou­ce­ment ses capa­ci­tés res­pi­ra­toires et on meurt étouf­fé.
L’amiante, c’est un maté­riau bon mar­ché : un euro le kilo. « Sur notre site, il y avait de l’amiante par­tout et notam­ment dans la salle d’électrolyse parce qu’on avait un pro­cé­dé de pro­duc­tion de chlore à base de dia­phragmes amiante. Dia­phragmes qu’on devait rechar­ger en amiante et dont on plon­geait les anodes dans des bacs avec solu­tion d’amiante. Les patrons nous expli­quaient que comme c’était une solu­tion humide, ce n’était pas dan­ge­reux par rap­port à la sèche. Ce qu’ils ne disaient pas c’est que la solu­tion finit par sécher. Les élec­tri­ciens, par exemple, inter­ve­naient sur les palans d’imprégnation tous les jours, sans masque, sans rien, puisqu’ils igno­raient le dan­ger, avec les gants en cuir, pour enle­ver les fibres d’amiante qui mon­taient et qui s’étaient col­lées sèches sur les cof­frets élec­triques », expliquent les syn­di­ca­listes CGT de la pla­te­forme chi­mique du Pont-de-Claix qui ont consti­tué les dos­siers. Jamais un décret n’a fait de dis­tinc­tion entre amiante sèche ou humide…

Le site sur lequel l’a­miante a été uti­li­sé mal­gré l’in­ter­dic­tion.

La loi inter­di­sait l’utilisation d’amiante à par­tir du pre­mier jan­vier 1997 et, pour les socié­tés qui avaient des dif­fi­cul­tés à trou­ver un maté­riau de rem­pla­ce­ment, pré­voyait la pos­si­bi­li­té d’une déro­ga­tion jusqu’au 31 décembre 2001. Dans le cas de Chlo­ralp, entre­prise de la pla­te­forme chi­mique, le res­pon­sable sécu­ri­té expli­quait en sep­tembre 2001 devant le comi­té d’entreprise qu’il négo­ciait une nou­velle déro­ga­tion avec le minis­tère du Tra­vail. Il annon­çait dans un docu­ment offi­ciel daté et signé « qu’il consti­tuait un stock stra­té­gique de 14 tonnes d’amiante pour avoir une réserve suf­fi­sante pour pas­ser l’année 2002 sans pro­blème ». « Ils se sont dit vu qu’on en a déjà empoi­son­né des mil­liers, un peu plus, un peu moins… l’intérêt de l’entreprise, l’argent avant tout, quitte à conti­nuer à empoi­son­ner les sala­riés », constatent les syn­di­ca­listes.

Gratter les fibres d’amiante au tournevis, sans protection aucune

Pour­tant, au même moment, une bro­chure est dif­fu­sée pour expli­quer com­ment gérer le risque amiante… « Sauf qu’ils conti­nuaient à uti­li­ser l’amiante ! On a trou­vé ça bizarre et en comi­té d’hygiène, de sécu­ri­té et des condi­tions de tra­vail, on a deman­dé à l’inspecteur du tra­vail s’il y avait vrai­ment une déro­ga­tion. Il s’étonne, on explique, on fait venir l’inspection de tra­vail qui fait un compte ren­du offi­ciel en mars 2005 consta­tant l’utilisation des bouillies d’amiante et rap­pe­lant que depuis 1er jan­vier 2002, il n’y a plus de déro­ga­tion. Ce que la direc­tion recon­naît. On a donc déci­dé de mon­ter un dos­sier de demande de clas­se­ment amiante ». Clas­se­ment néces­saire pour que les sala­riés qui ont été expo­sés puissent béné­fi­cier de l’allocation de ces­sa­tion d’activité anti­ci­pée des tra­vailleur de l’amiante.
« Il a fal­lu aller cher­cher le maxi­mum d’informations et de traces écrites pos­sible, mobi­li­ser les sala­riés et les cama­rades pour les avoir, parce que sinon per­sonne ne nous les don­nait, consti­tuer le dos­sier sans que la direc­tion le sache. Ça a pris presque trois ans, on n’était qu’un petit groupe au cou­rant, déter­mi­né à aller au bout. La dif­fi­cul­té est de convaincre les sala­riés de témoi­gner des actes de tra­vail exé­cu­tés, pour mon­trer la réa­li­té de leur vécu. Ça n’est pas tou­jours facile, cer­tains ont peur d’avoir des pro­blèmes. Nous avons réuni des infor­ma­tions pré­cises au point de pou­voir dire l’heure, le lieu et la quan­ti­té d’amiante uti­li­sée ». Et puis il faut consti­tuer les dos­siers, un véri­table par­cours du com­bat­tant, ne serait-ce que pour accé­der aux dos­siers médi­caux.
Le clas­se­ment a été obte­nu, une belle vic­toire. Mais le com­bat ne fait que com­men­cer. « Main­te­nant ce qu’on veut, c’est voir les patrons à la barre, ceux qui nous ont empoi­son­nés, venir répondre de leurs actes. » Le poi­son a été uti­li­sé alors qu’il était inter­dit.
Car l’amiante ne se résume pas à des départs en ces­sa­tion d’activité anti­ci­pée pour des gens en sur­sis dont la mala­die n’est pas encore décla­rée. L’amiante c’est 130 morts à Rous­sillon, 70 à Jar­rie, 50 au Pont-de-Claix. On ne parle pas des malades. Ni du reste de la France.

Fla­vien Jor­que­ra, avo­cat des vic­times de l’amiante sur la pla­te­forme chi­mique du Pont-de-Claix.

Amiante : l’insupportable « temps de la justice »

Quatre ans après le dépôt de plainte, l’enquête judiciaire n’a pas abouti. L’avocat des victimes en appelle à l’opinion publique.

L’accusation est grave : être res­pon­sable de la mala­die et de la mort de sala­riés par l’utilisation d’une sub­stance inter­dite, l’amiante. Dès lors, com­ment com­prendre que l’enquête n’ait pas connu d’avancée sub­stan­tielle depuis le dépôt de plainte, en 2013 ?
Fla­vien Jor­que­ra, avo­cat des plai­gnants de la pla­te­forme chi­mique du Pont-de-Claix, com­prend mal ce délai. Le dos­sier est certes com­plexe et la jus­tice manque cruel­le­ment de moyens. Mais quand même.

Des « dos­siers amiante », il en est de toute sorte. Celui du Pont-de-Claix est par­ti­cu­lier. « Nous avons des faits clairs, recon­nus, avec des dates pré­cises et des gens qui étaient pré­sents lors de l’utilisation illi­cite de l’amiante. » Les faits ont été consta­tés, par l’inspection du tra­vail, notam­ment.

Des faits reconnus, des dates précises

Ces der­niers mois, l’instruction semble avoir bou­gé. Maître Jor­que­ra ne peut s’empêcher de faire le rap­pro­che­ment avec l’intervention d’Annie David auprès de la ministre de la Jus­tice, en sep­tembre der­nier. Et il appelle à ce que le maxi­mum d’informations soit com­mu­ni­qué sur cette affaire où la san­té des ouvriers a été mise en cause par une vio­la­tion déli­bé­rée de la loi.
Maître Jor­que­ra sou­lève un autre aspect du dos­sier. « L’argument de l’importance de l’indemnisation n’est pas rece­vable, ni juri­di­que­ment ni mora­le­ment, dit-il, ce serait comme si l’on disait à la vic­time d’un viol qu’on ne pour­suit pas son vio­leur parce que ça lui coû­te­rait trop cher de l’indemniser ». On n’imagine pas que la jus­tice puisse se mon­trer sen­sible aux consé­quences finan­cières de ses dili­gences.
Reste qu’aujourd’hui l’addition se paie en mala­dies graves et espé­rance de vie amoin­drie, avec ce que cela signi­fie d’anxiété. A ces vic­times, la jus­tice doit une réponse.

Les faits

L’utilisation de l’amiante est inter­dite depuis 1997. Le décret pré­voyait des pos­si­bi­li­tés de déro­ga­tion jusqu’au 31 décembre 2001. Chlo­ralp, socié­té de la plate-forme chi­mique du Pont-de-Claix, a conti­nué à employer de l’amiante mais s’est en plus consti­tué un stock de qua­torze tonnes pour s’en ser­vir après 2001.

La plainte

Elle a été dépo­sée au par­quet le 24 décembre 2013. Selon maître Fla­vien Jor­que­ra, avo­cat des vic­times de l’amiante sur le site de Pont-de-Claix, les infrac­tions d’homicide par impru­dence, bles­sures par impru­dence, admi­nis­tra­tion de sub­stances nui­sibles et mise en dan­ger de la vie d’autrui sont consti­tuées.

L’enquête

Dix mois après le dépôt de plainte, les vic­times et le syn­di­cat CGT se sont consti­tués par­tie civile, ce qui entraîne la nomi­na­tion d’un juge d’instruction. Juge qui a enten­du les plai­gnants le 10 mars 2016. « Dix-huit mois plus tard et jusqu’à une période récente, nous avions l’impression que rien ne se pas­sait », témoigne Fla­vien Jor­que­ra. Une enquête a été dili­gen­tée. Si le dos­sier n’évolue pas, la chambre d’instruction sera sai­sie début 2018. Maître Jor­que­ra a deman­dé l’audition du pré­sident de Chlo­ralp, du direc­teur géné­ral de l’entreprise, de l’ingénieur res­pon­sable de l’atelier chlore, du direc­teur tech­nique, res­pon­sable des pro­cé­dures hygiène et sécu­ri­té et du méde­cin du tra­vail.

Annie David, ancienne séna­trice, secré­taire du PCF de l’I­sère.

Deux mandats de sénatrice aux côtés des victimes

Des années de travail parlementaire, la confrontation avec des drames humains. Des avancées, aussi.

Elle venait d’être élue séna­trice de l’Isère. C’est alors qu’Annie David s’est empa­rée du dos­sier de l’amiante, qu’elle a sui­vi tout au long de son man­dat. Une bataille par­le­men­taire achar­née qui com­mence à Bri­gnoud, avec la fer­me­ture du site Ato­fi­na et les dif­fi­cul­tés des sala­riés à consti­tuer leurs dos­siers juri­diques de mala­die pro­fes­sion­nelle. Elle devient peu à un peu la réfé­rente amiante de l’Isère car peu de par­le­men­taires isé­rois se sentent alors concer­nés.

Au parlement, devant les usines

Un dos­sier qu’on ne lâche pas une fois qu’on l’a ouvert, explique-t-elle, car « on est chaque fois face à des drames humains et on ne peut que se sentir lié aux sala­riés ren­con­trés ».

Batailles au Sénat, notam­ment lors de l’examen du pro­jet de loi de finan­ce­ment de la sécu­ri­té sociale, mobi­li­sa­tions devant les usines, réunions avec les comi­tés d’entreprise, inter­pel­la­tion des pré­fets, des ministres, cour­riers… elle a tra­vaillé dur et son action, qu’elle n’évoque qu’à peine, celle des avo­cats deve­nus eux aus­si spé­cia­listes, et « la pug­na­ci­té de cer­tains syn­di­ca­listes, notam­ment ceux que j’ai ren­con­trés à la CGT » a per­mis de pro­gres­ser.

« On a eu des suc­cès, on a eu des défaites, mais de belles vic­toires qui récom­pensent de tous les efforts four­nis ». Une inquié­tude pour­tant, « la jus­tice est aujourd’hui plus fri­leuse à recon­naître ces dos­siers ». Tant d’injustices demandent encore pour­tant répa­ra­tion.

Préserver les bénéfices ou investir dans la recherche scientifique

Les dan­gers de l’amiante sont connus depuis le tout début du XXe siècle. Les pre­mières régle­men­ta­tions datent des années 1930, au Royaume-Uni. Pour­tant, l’amiante ne sera tota­le­ment inter­dite en France qu’en 1997. Et si l’utilisation de l’amiante est aujourd’hui pro­hi­bée, il existe encore de nom­breux bâti­ments qui en contiennent, et par­fois sans que les sala­riés le sachent. Mais, comme aujourd’hui avec le bis­phé­nol A ou le gly­pho­sate, de nom­breux indus­triels, avec la com­pli­ci­té de cer­tains scien­ti­fiques, ont tout ten­té pour accré­di­ter le mythe d’un maté­riau irrem­pla­çable. Comme tou­jours, ques­tion de coûts et d’investissements dans la recherche de solu­tions alter­na­tives. Mais pour finan­cer la recherche, il faut avoir envie de pré­ser­ver la san­té des sala­riés. Ce qui n’est pas dans l’air du temps.

Une histoire de gros sous

ATMP : c’est la branche acci­dents du tra­vail  — mala­dies pro­fes­sion­nelles de la sécu­ri­té sociale. Lorsqu’une mala­die pro­fes­sion­nelle est recon­nue, c’est l’ATMP qui indem­nise le sala­rié. Cette branche est finan­cée par l’entreprise : le Code du tra­vail sti­pule encore que les entre­prises doivent assu­rer la sécu­ri­té et la san­té des sala­riés.
Cela a donc un coût pour les entre­prises. Elles sont en effet rede­vables d’une contri­bu­tion au finan­ce­ment de l’ATMP après chaque recon­nais­sance d’un acci­dent ou d’une mala­die pro­fes­sion­nelle.
Consé­quence ? Evi­dem­ment l’absence de décla­ra­tion par cer­tains employeurs.
Mala­die : la banche clas­sique. C’est elle qui indem­nise les sala­riés vic­times d’une mala­die pro­fes­sion­nelle ou d’un acci­dent du tra­vail non décla­ré en tant que tel. Phé­no­mène recon­nu au point que, chaque année, le par­le­ment vote un trans­fert entre les deux branches : faire payer aux entre­prises un peu de ce qu’elles ne déclarent pas. Les élus com­mu­nistes demandent une aug­men­ta­tion de ce trans­fert. Réponse : « c’est vrai, mais on ne peut pas aug­men­ter les ‘‘charges’’ des entre­prises ».
Acaa­ta : l’allocation de ces­sa­tion anti­ci­pée d’activité des tra­vailleurs de l’amiante. Même prin­cipe. Le com­bat des élus com­mu­nistes est d’augmenter les coti­sa­tions des­ti­nées à son finan­ce­ment, sachant qu’un nombre impor­tant de vic­times n’est pas pris en charge.

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