Grenoble. « Langage du corps », d’Alina Szapocznikow

Par Jean-Claude Lamarche

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Des oeuvres qui la relient à des créateurs tels que Alberto Giacometti, Francis Bacon, Louise Bourgeois, Germaine Richier... © Édouard Schoene
Une exposition à voir jusqu'au 4 janvier au musée de Grenoble, celle des œuvres de la sculptrice Alina Szapocznikow.

Le musée de Gre­noble nous pro­pose en ce moment une remar­quable expo­si­tion d’une sculp­trice d’o­ri­gine polo­naise, Ali­na Sza­pocz­ni­kow, que les visi­teurs ont ain­si la chance de décou­vrir. Car, bien qu’il s’a­gisse d’un(e) des plus grand(e)s artistes du XXe siècle, elle n’a pas béné­fi­cié en France de la pro­mo­tion des cri­tiques, spé­cia­listes, his­to­riens… de l’art média­ti­sé.

C’est sans doute ce qui explique les approxi­ma­tions, ambi­guï­tés et mal­adresses de cer­tains com­men­taires affi­chés sur les murs des salles d’ex­po­si­tion et du dépliant que le musée met à la dis­po­si­tion des visi­teurs. Ce qui peut semer, sans doute invo­lon­tai­re­ment, une cer­taine confu­sion dans l’es­prit de quelques-uns de ces der­niers. On peut ain­si lire qu’Alina Sza­pocz­ni­kow, née en 1926 à Kalisz en Pologne « passe sa jeu­nesse dans les camps de concen­tra­tion », alors que, s’il est vrai qu’elle a vécu dans le ghet­to, c’est-à-dire le quar­tier juif de Pabia­nice, près de Lodz, elle avait plus de 14 ans, en 1940, quand elle a été enfer­mée dans ce ghet­to, puis dans celui de Lodz, avant d’être envoyée dans le camp de Tere­zin*. Elle y sur­vi­vra envi­ron 10 mois jusqu’à sa libé­ra­tion par l’Armée rouge en mai 1945.

© Édouard Schoene

Elle fait alors le choix de res­ter en Tché­co­slo­va­quie, s’inscrit à l’école d’art et d’industrie de Prague, se forme à la sculp­ture dans l’atelier du réa­liste Joseph Wag­ner (1901–1957), découvre l’œuvre de Otto Gut­freund (1889–1927), sculp­teur tché­co­slo­vaque de répu­ta­tion inter­na­tio­nale qui com­bine cubisme et élé­ments réa­listes aux formes orga­niques. Elle pour­suit sa for­ma­tion à l’école des Beaux-Arts de Paris dans l’atelier de Paul Niclausse (1879–1958), sculp­teur et médailleur fran­çais au style Art déco. Quand elle rentre en Pologne en 1951, c’est munie d’un bagage plas­tique incluant le moder­nisme tchèque, le sur­réa­lisme, l’art infor­mel, mais aus­si le réa­lisme, ce qui lui per­met de répondre à des com­mandes publiques telles qu’un monu­ment à l’amitié polo­no-sovié­tique, monu­ment aux héros de Var­so­vie, monu­ment aux vic­times d’Auschwitz… et de pro­duire des créa­tions mar­quées par une forme d’existentialisme consis­tant en une explo­ra­tion pro­fonde de l’expérience humaine, une quête de sens, de liber­té… ce qui la relie à des créa­teurs comme Alber­to Gia­co­met­ti, Fran­cis Bacon, Louise Bour­geois, Ger­maine Richier… Écrire dans le dépliant du musée de Gre­noble « qu’après la mort de Sta­line en 1953, sa sculp­ture se libère pro­gres­si­ve­ment de l’esthétique du réa­lisme socia­liste » s’apparente à un coup de pied de l’âne déso­bli­geant pour l’artiste car pour se libé­rer, il faut d’abord être pri­son­nier et la sculp­ture d’Alina Sza­pocz­ni­kow n’a jamais été pri­son­nière de qui ou quoi que ce soit.

Si l’on sou­ligne des points impor­tants de sa bio­gra­phie, en ajou­tant que son père est mort de la tuber­cu­lose en 1938, que son frère est mort dans le camp de Tere­zin en jan­vier 1945 avant l’arrivée de l’Armée rouge, qu’elle-même a appris en jan­vier 1969 qu’elle avait un can­cer du sein, dont elle mour­ra en 1973, c’est parce que sa créa­tion est tota­le­ment impré­gnée de ce des­tin tra­gique qu’ainsi l’artiste expose et en même temps met à dis­tance avec iro­nie et même un cer­tain humour. Mais le visi­teur, le spec­ta­teur lui, est sai­si par l’émotion comme rare­ment devant les œuvres expo­sées (envi­ron 150) dont un cer­tain nombre de mou­lages, empreintes, mono­types ou des­sins, dans les­quels elle déploie son extra­or­di­naire créa­ti­vi­té.

Nous n’entrerons pas dans une des­crip­tion des œuvres, allez les voir et revoir : l’entrée au musée de Gre­noble est gra­tuite, même pour les expo­si­tions tem­po­raires. Mais nous ne pou­vons conclure sans évo­quer les ques­tions qui nous viennent à l’esprit face à cet évé­ne­ment : com­ment est-il pos­sible que la France, pays où Ali­na Sza­pocz­ni­kow a choi­si de vivre et de tra­vailler, ne lui ait jamais consa­cré une grande expo­si­tion, une rétros­pec­tive ? Com­ment se fait-il qu’on ne trouve pra­ti­que­ment rien sur elle dans les publi­ca­tions fran­çaises consa­crées aux arts plas­tiques ? S’il est vrai qu’au moins jusqu’aux années 1960, les « spé­cia­listes » des arts plas­tiques en France, les pontes des écoles des beaux-arts étaient encore majo­ri­tai­re­ment des pro­mo­teurs d’un art « aca­dé­mique » — dont nous eûmes bien du mal à nous « libé­rer » — et com­men­çaient juste à décou­vrir Picas­so, mais avec de nom­breuses réserves, il y avait quand même par­mi eux quelques esprits éclai­rés. Alors, est-ce que la natio­na­li­té polo­naise a des­ser­vi l’artiste qui n’apparaissait pas comme dis­si­dente, qui ne disait pas de mal de l’Union sovié­tique, des autres « pays de l’est », dont la Pologne, ce qui lui aurait assu­ré immé­dia­te­ment une publi­ci­té déme­su­rée et gra­tuite ? Une artiste qui n’avait pas la tête à dire : « Je choi­sis Israël ! » ? Une artiste qui avait un nom dif­fi­cile à mémo­ri­ser ? « Parce qu’à pro­non­cer vos noms sont dif­fi­ciles » ?

Quoi qu’il en soit, voir l’exposition est une néces­si­té, une telle chance ne nous sera pas offerte à nou­veau de sitôt. Allez‑y, emme­nez votre famille, vos amis, par­lez-en autour de vous. C’est jusqu’au 4 jan­vier 2026 au musée de Gre­noble. Mer­ci à lui !

*Impos­sible de trou­ver men­tion d’Alina Sza­pocz­ni­kow dans les dic­tion­naires, les livres de réfé­rence en matière d’arts plas­tiques, même ceux consa­crés exclu­si­ve­ment à la sculp­ture. Rien par exemple dans les publi­ca­tions édi­tées par Cita­delles et Maze­nod.

** On trouve dans cer­taines publi­ca­tions l’affirmation qu’Alina Sza­pocz­ni­kow aurait été envoyée dans « le camp de Ber­gen-Bel­sen, via Ausch­witz », mais sans réfé­rences aux docu­ments, sources, inter­views… qui l’étaieraient.

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