Teisseire Crolles. La fermeture, « une catastrophe » pour les salariés
Par Manuel Pavard
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Ils sont assis sur des chaises de jardin installées devant l’entrée du site, profitant d’un coin de ciel bleu bienvenu, ce mardi 20 octobre, après la pluie de la veille. Mais l’atmosphère — plutôt détendue en apparence — sur le piquet de grève est trompeuse. Les sourires sont timides, tous ont le cœur lourd. Jeudi 16 octobre, les salariés de Teisseire, alors en grève depuis une semaine, ont en effet appris, à l’occasion d’un CSE extraordinaire, la fermeture de l’usine de Crolles, prévue au printemps 2026.

Si l’annonce n’a pas totalement surpris les grévistes, qui craignaient une mauvaise nouvelle, elle a tout de même fait l’effet d’un coup de tonnerre. Invoquant dans un communiqué la « situation économique et financière extrêmement difficile » du fabricant de sirops et une « réorganisation globale de ses activités », la direction anticipe un arrêt de la production en mars ou avril 2026, à Crolles. Site où plus de 200 emplois se retrouvent donc menacés de suppression.
« Toutes les autres années, on a été rentables et il a suffi d’une année de non-rentabilité pour licencier 205 personnes et éliminer le site de Crolles ! »
Salah Mansouri, coordinateur logistique à Teisseire
Parmi ces salariés désormais en sursis, Salah Mansouri, coordinateur logistique à Teisseire depuis 2009, ne mâche pas ses mots. Pour lui, cette fermeture est « une catastrophe pure et simple », d’autant que « l’usine était tout à fait rentable », assure-t-il. En réalité, « les actionnaires ont voulu une non-rentabilité en nous enlevant les stocks de production qu’on avait chez nous, précise le salarié. Et ils sont arrivés, petit à petit, à nous descendre à 40 millions de litres » — soit sous le seuil critique.

« C’est dramatique pour l’histoire de Teisseire et ses 300 ans dans la région grenobloise, c’est une crise pour le Grésivaudan », poursuit Salah Mansouri, qui ne décolère pas. « Vous vous rendez compte ? Toutes les autres années, on a été rentables et il a suffi d’une année de non-rentabilité pour licencier 205 personnes et éliminer le site de Crolles ! »
« Une mort industrielle programmée »
Scandalisée par cette « décision inacceptable pour les salariés », la CGT évoque même « une mort industrielle programmée », dans un communiqué. Pour le syndicat, l’affaire est entendue, « cette issue résulte non pas d’une fatalité économique, mais d’une stratégie délibérée de désengagement industriel orchestrée par le groupe Britvic, aujourd’hui racheté par Carlsberg ».

Retraçant l’historique de Teisseire, la CGT pointe la stratégie du groupe Britvic alliant à Crolles, à partir de la fin des années 2010, « management autoritaire et délocalisation progressive » de la production de sirops (en particulier vers la Slaur Sardet, au Havre, qui produira désormais les sirops). Et ce, avant le « coup de grâce » du rachat par Carlsberg. Lequel n’a fait que « confirmer cette stratégie : vider les sites de leur substance avant de les fermer ».
Le syndicat s’étonne également de la situation financière du groupe, avec « une disparition inexpliquée de 144 millions d’euros en un an ». La trésorerie est ainsi passée de +119,8 à ‑24 millions d’euros, entre le 30 septembre 2024 et le 30 septembre 2025. Et la CGT de s’interroger : « Où est passé cet argent ? Quelles décisions ont conduit à une telle chute ? »

« Cette fermeture n’a aucune justification économique, s’insurge l’organisation syndicale. Le site de Crolles a toujours su produire, innover et maintenir des niveaux de qualité reconnus. » Elle dénonce ainsi, pêle-mêle, « une stratégie délibérée de transfert d’activité vers la sous-traitance, une politique managériale destructrice générant souffrance, arrêts et départs, l’opacité totale sur les flux financiers et les investissements, une direction générale déconnectée des réalités sociales et du terrain ».
La CGT appelle les pouvoirs publics à intervenir
Que faire maintenant ? La CGT déroule ses revendications, exigeant « la transparence immédiate sur la gestion financière et les décisions stratégiques ayant conduit à cette situation, une expertise économique indépendante pour faire la lumière sur les responsabilités, le maintien des emplois et de l’activité à Crolles, avec un plan industriel viable, l’intervention des pouvoirs publics pour empêcher cette nouvelle casse industrielle ».

Le syndicat appelle par ailleurs « l’ensemble des salariés, des élus, des citoyens et des pouvoirs publics à se mobiliser pour défendre l’emploi industriel en Isère ». Un objectif partagé par les salariés de Teisseire, qui refusent unanimement de voir disparaître ce site emblématique. Néanmoins, en pratique, le coup est rude. Difficile en effet de rester optimiste dans un tel contexte, avouent plusieurs grévistes.
« La crainte de l’avenir » chez les salariés
« Comment voulez-vous que je me projette ? J’ai 50 ans, il va falloir que j’aille faire mes preuves ailleurs, ce qui n’est pas évident », souligne Salah Mansouri, amer. « On ajoute de la crise à la crise, déplore-t-il. C’était déjà tendu dans notre secteur et il va falloir que je réapprenne à aller avec la boule au ventre au boulot alors que nous ici, on était très bien. »
Le salarié se souvient avec émotion de cette entreprise où « on pouvait développer nos idées, prendre des initiatives »… Une époque malheureusement révolue, regrette-t-il : « Maintenant, c’est la crainte de l’avenir. »
Avec Pierre-Jean Crespeau, à Crolles
Pour le député Jérémie Iordanoff, « un scénario industriel déjà écrit d’avance »
Jérémie Iordanoff, député de la cinquième circonscription de l’Isère, dénonce lui aussi « un scénario industriel déjà écrit d’avance » dans un communiqué. « Cette décision, présentée comme inévitable par le groupe Carlsberg (…), s’inscrit malheureusement dans un scénario trop connu : un grand groupe international rachète une entreprise française emblématique, l’affaiblit et finit par annoncer la fermeture du site pour des raisons économiques qu’il a lui-même contribué à créer », s’indigne l’élu écologiste, venu rencontrer les salariés de Teisseire, lundi 21 octobre, à Crolles, aux côtés d’autres parlementaires, comme la députée LFI Élisa Martin ou le sénateur écologiste Guillaume Gontard.
« La préservation de l’emploi et du patrimoine industriel local doit être la priorité », estime Jérémie Iordanoff. Lequel promet de « rester mobilisé aux côtés des salariés, des élus locaux et des acteurs économiques afin que Teisseire, symbole du savoir-faire français depuis plus de 300 ans et du dynamisme industriel de l’Isère ne devienne pas une simple ligne comptable dans la stratégie d’un grand groupe ».