Quand le nano interroge nos vies et nos sociétés

Par Simone Torres

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Recherche fondamentale, développements industriels. Profits et santé publique. Besoins et consommations superflues... Ces interrogations sont au cœur des développements de la connaissance. C’est particulièrement vrai s’agissant des nanotechnologies. Des questions qui ne peuvent rester l’apanage des seuls chercheurs... et décideurs.

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Nedjma Bendiab, enseignante chercheuse, tient à faire la distinction entre nanosciences et nanotechnologies.

Nanos­ciences, nano­tech­no­lo­gies… Ned­j­ma Ben­diab, ensei­gnante cher­cheuse et maî­tresse de confé­rence à l’université Gre­noble Alpes fait la dis­tinc­tion. Son domaine de recherche, ce sont les nanos­ciences. Elle étu­die les pro­prié­tés fon­da­men­tales du nano – un mil­liar­dième de mètre – pour com­prendre com­ment il inter­agit.

« Les études en nanos­ciences se jus­ti­fient. On a tou­jours étu­dié ce qui nous entoure, ça n’est pas quelque chose qui devrait effrayer puisque cela existe et exis­tait à l’état natu­rel avant qu’on s’en serve ; on ne l’avait juste pas vu. Mais par contre c’est quelque chose qu’il faut com­prendre, et ce qui m’intéresse c’est d’augmenter les connais­sances, de com­prendre les méca­nismes et, dans un deuxième temps, de voir ce qu’on peut en faire. Les nano­tech­no­lo­gies c’est autre chose, c’est l’usage qu’on en fait, c’est prendre ces objets-là et en faire une appli­ca­tion qui va être au contact du public. Et il y a dif­fé­rents usages. Quand on prend un tran­sis­tor, qu’on l’encapsule et qu’il est dans votre télé­phone ou ordi­na­teur vous n’êtes pas en contact avec ; si c’est dans une crème, c’est dif­fé­rent. Il faut tout regar­der au cas par cas, deman­der des études de toxi­ci­té. Il est très dif­fi­cile d’appliquer le prin­cipe de pré­cau­tion tout le temps sinon on ne fait plus rien et c’est toute la dif­fi­cul­té : la balance qu’il faut avoir entre la néces­si­té de com­prendre pour essayer d’appliquer et la déci­sion d’appliquer, ou pas, ensuite . »

Mais ce ne sont pas les cher­cheurs qui décident de ce qu’on fait de leurs décou­vertes. Et là inter­viennent le pro­fit, la finance… la recherche s’effectue dans le contexte d’une socié­té. C’est là qu’une recherche fon­da­men­tale publique et indé­pen­dante prend tout son sens et que la liber­té aca­dé­mique, c’est-à-dire la liber­té de recherche, d’enseignement et d’expression, sans pres­sion éco­no­mique, poli­tique ou autre, est capi­tale.

Pour le passage à l’humain, les exigences ne sont pas les mêmes

« Quand je tra­vaille, j’ai la liber­té du choix de mes thèmes de recherche, ce qui est nor­mal. La liber­té aca­dé­mique c’est très impor­tant, ça veut dire qu’on fait de la recherche en notre âme et conscience et qu’on est libre de déci­der de ce qu’on veut faire ou pas. Et puis par­fois, on cherche quelque chose et on trouve autre chose. Je pars et je ne sais pas où je vais, c’est ça la véri­té. Je finis tou­jours par trou­ver ; mais quoi, qui va l’appliquer et com­ment, c’est extrê­me­ment dif­fi­cile à éva­luer. En revanche, notre res­pon­sa­bi­li­té est de publier et de dire ce qu’on pense. On peut tou­jours ne pas publier de résul­tats mais on sait très bien que ça n’est pas la meilleure déci­sion, que la recherche est mon­diale, et si on a trou­vé, un autre trou­ve­ra. La meilleure déci­sion, c’est de publier en aler­tant si c’est néces­saire. Après, d’autres res­pon­sa­bi­li­tés entrent en jeu. Par exemple, celle du toxi­co­logue pour véri­fier si c’est dan­ge­reux ou pas, celle du poli­tique pour lire ce qu’on publie et nous consul­ter avant de prendre des déci­sions. »

S’il y a tou­jours eu des échanges, riches, entre recherche fon­da­men­tale et recherche appli­quée et que l’on com­prend l’intérêt et l’importance d’un tra­vail com­mun, la ques­tion de savoir à quel point l’une va pou­voir être indé­pen­dante de l’autre se pose de plus en plus et est tout aus­si pri­mor­diale. Les enjeux sont mul­tiples et emboî­tés et, ici encore, le cri­tère finan­cier tend à prendre le pas sur le ser­vice public.

« Pour nous, dans la recherche publique, il y a des exi­gences très fortes quand on veut faire le pas­sage à l’application vers l’humain, ce qui est nor­mal lorsqu’on est finan­cé par l’argent public. Dans le pri­vé ça peut être dif­fé­rent, de mon expé­rience je vois bien que les exi­gences ne sont pas les mêmes. La recherche fon­da­men­tale démontre la fai­sa­bi­li­té, ensuite la recherche et le déve­lop­pe­ment dans les entre­prises essaient d’en faire quelque chose. Par­fois la dif­fé­rence d’échelle empê­che­ra la fai­sa­bi­li­té ou pro­dui­ra des résul­tats médiocres, par­fois ça ne ser­vi­ra que plus tard pour une appli­ca­tion que l’on n’imagine pas encore. »

Les résul­tats peuvent être extrê­me­ment posi­tifs mais le dan­ger socié­tal est réel. Comme toute chose, il y a un côté posi­tif et un côté néga­tif aux nano­tech­no­lo­gies. La dif­fi­cul­té étant de savoir à quel point le néga­tif peut l’emporter sur le posi­tif. Une même appli­ca­tion peut être utile ou pas. Le pro­blème n’est pas de faire de la science, appli­quée ou non, le pro­blème c’est l’usage qu’on en fait. Ou pas.

La Presqu’île de Gre­noble, un haut lieu de la recherche scien­ti­fique sur les nano­tech­no­lo­gies.

La science… questionne la démocratie

Les progrès de la connaissance posent des questions nouvelles. A commencer par celle du fonctionnement de nos sociétés.

« Des nano­tech­no­lo­gies, l’humanité en fait sans le savoir depuis des mil­lé­naires. » Sébas­tien Elka, ingé­nieur et rédac­teur adjoint de la revue Pro­gres­sistes, com­mence par démys­ti­fier la pro­blé­ma­tique.

« Struc­tu­rer la matière au niveau nano­mé­trique pour répondre à nos besoins, c’est faire des nano­tech­no­lo­gie. On en fait donc depuis très long­temps, par exemple dans l’industrie de la céra­mique ou du verre. Des choses se jouent au niveau nano­tech­no­lo­gie dans la struc­tu­ra­tion des maté­riaux et c’est ce qui donne les pro­prié­tés qui nous inté­ressent. »

Ce qui fait la spé­ci­fi­ci­té des nano­tech­no­lo­gies, c’est l’échelle à laquelle les choses se passent, à laquelle on les observe. Et au fur et à mesure qu’on pro­gresse dans l’observation et la com­pré­hen­sion, les tech­no­lo­gies se diver­si­fient : nano­bio­lo­gie, nano­pho­to­nique, nano­élec­tro­nique…

D’immenses perspectives technologiques

« Il y a deux façons de faire : soit on prend un maté­riau et on agit des­sus pour le struc­tu­rer au niveau nano­mé­trique (de grand à petit), soit, comme dans la bio­lo­gie de syn­thèse ou la chi­mie, on part au contraire des atomes indi­vi­duels en essayant de les assem­bler (de petit à grand). L’intérêt des nano­tech­no­lo­gies, ce sont les pro­prié­tés de la matière ou de l’organisme : à l’échelle nano, il se passe des choses très dif­fé­rentes qu’à une plus grande échelle. »

Mais pour Sébas­tien Elka, l’enjeu fon­da­men­tal des sciences et tech­niques pour la socié­té de demain est de savoir conju­guer exper­tise et démo­cra­tie et de ne pas les oppo­ser. Ce ne peut pas être une élite qui cherche et des masses qui subissent ; un lien doit se faire.

« La tech­no­lo­gie n’est ni bonne, ni mau­vaise, ni neutre. Il y a des enjeux et il faut se don­ner les moyens de s’en empa­rer sinon ça se fera dans notre dos. »

Perspectives

La méde­cine sera moins inva­sive, plus ciblée et plus effi­cace. La ques­tion qui se pose­ra sera celle de l’évacuation des médi­ca­ments dans le corps et dans l’environnement. Le prin­cipe de pré­cau­tion est un vrai sujet : sera t‑il à la hau­teur ?

3000

cher­cheurs

1 200 étu­diants et 600 indus­triels sont regrou­pés sur 20 hec­tares et dis­posent notam­ment de 13 000 m² de salles blanches sur la Presqu’île, avec Mina­tec. Ils pro­duisent 1600 publi­ca­tions et 350 bre­vets par an. Gre­noble est le ber­ceau his­to­rique de la micro­élec­tro­nique en France et est logi­que­ment deve­nue la terre d’élection des nano­tech­no­lo­gies.

Culture

Le savoir ne doit pas s’arrêter à l’école mais conti­nuer tout au long de la vie. Ce tra­vail d’appropriation et de trans­mis­sion n’est pas à la hau­teur et explique le retour des obs­cu­ran­tismes, de l’idéalisme, de la sobrié­té heu­reuse… Quand l’outil est un mar­teau, on com­prend com­ment il fonc­tionne. Quand c’est un por­table, on ne com­prend plus. On revient à des pen­sées magiques : « je n’ai pas de chance, les astres n’étaient pas ali­gnés, je n’ai pas fait ma prière et mon télé­phone se venge ». Dis­po­ser d’une culture scien­ti­fique cri­tique per­met de prendre les choses de façon ration­nelle. Elle ne doit pas res­ter une affaire de spé­cia­listes qui règlent leurs affaires entre eux, mais être trans­mise à toute la socié­té.

Mau­rice Rognin, ancien chi­miste au Pont-de-Claix.

Particules. L’amiante et le dentifrice

Au Pont-de-Claix comme à Roussillon, on a l’expérience de l’amiante. Et si l’on se servait de ce drame pour, aujourd’hui, aborder convenablement la question des nanoparticules ?


C’est son expé­rience sur la pla­te­forme de Pont de Claix, notam­ment en ce qui concerne le scan­dale de l’amiante, qui a ame­né Mau­rice Rognin, ancien chi­miste, à s’interroger sur les nano­par­ti­cules et les pro­blèmes de l’utilisation sans contrôle de cer­tains maté­riaux. Lorsqu’il entend par­ler des par­ti­cules fines puis des nano­par­ti­cules, il est d’abord inter­pel­lé par la dimen­sion de la fibre. Il découvre alors que les fibres d’amiante cor­res­pondent à la norme qui défi­nit les nano­par­ti­cules et que celles-ci pro­voquent les mêmes effets, voire seraient plus dan­ge­reuses, que les fibres d’amiante.

On trouve des nano­par­ti­cules par­tout : dans les ali­ments cou­rants, les pro­duits de beau­té. La crème solaire s’utilise faci­le­ment en spray, grâce aux nano­par­ti­cules. De quoi oublier leur impact sur l’homme et l’environnement, semble-t-il. On sait qu’il est dif­fi­cile de s’en pro­té­ger, on parle d’études com­plé­men­taires, d’interdiction pour la fin de l’année, mais rien de concret ni de sûr.

« Le pro­blème n’est sou­vent pas le pro­duit en lui-même mais ses pro­prié­tés phy­siques, ici, sa dimen­sion. La nature de l’exposition doit aus­si être prise en compte : a prio­ri, une raquette de ten­nis com­pre­nant des nano­tubes de car­bone est moins nocive qu’un den­ti­frice qui en contien­drait. L’oxyde de titane est uti­li­sé depuis long­temps. Sous forme de nano­par­ti­cule, il est poten­tiel­le­ment dan­ge­reux. Comme l’amiante, les nano­par­ti­cules peuvent péné­trer le corps, migrer et pro­vo­quer des can­cers. Sou­vent, je lis qu’on n’a pas de recul pour éva­luer les dan­gers poten­tiels des nano­par­ti­cules, or, sur l’amiante, on a des dizaines d’années d’expérience !»

S’il y a peu de recherches, celles sur les oxydes métal­liques ont déjà démon­tré la toxi­ci­té de nano­ma­té­riaux comme le dioxyde de titane (E171), le dioxyde de silice (E551) ou le nano-argent, uti­li­sés et com­mer­cia­li­sés, par­fois sans men­tion sur les éti­quettes.

« C’est comme l’amiante : c’était for­mi­dable, tout le monde en vou­lait et per­sonne ne vou­lait dire que c’était dan­ge­reux. Jusqu’au moment où des gens sont morts. Ce qui me cha­grine, c’est qu’on a une expé­rience avec une par­ti­cule qui est catas­tro­phique et per­sonne ne réagit, ne fait le lien. Tu vois pas­ser le film et tu te dis mais ça ne s’arrête pas ! Il ne s’agit pas d’affoler les gens ni de tout arrê­ter, mais d’alerter. Fai­sons des études et après on déci­de­ra. Là, le prin­cipe de pré­cau­tion n’est pas res­pec­té. »

Les nano­par­ti­cules, c’est petit, très petit

30 000 fois plus petites qu’un che­veu, ultra mobiles, elles peuvent péné­trer les sols, les rivières et les tis­sus humains, que ce soit par voies cuta­née, res­pi­ra­toire ou diges­tive et jusqu’au noyau des cel­lules. Leur déve­lop­pe­ment et leur uti­li­sa­tion est en pleine expan­sion depuis plus de dix ans. Ce qui pour­rait être un pro­grès. A condi­tion d’appréhender cor­rec­te­ment et com­plè­te­ment les effets que les nano­par­ti­cules peuvent avoir sur l’homme. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

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