Retour à la montagne

Par Luc Renaud

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La neige est tombée. Pourvu que la pluie l’épargne. Au fil des décennies, l’enneigement est devenu l’exception. Dans les domaines skiables, c’est la course aux canons. Et au profit pour les quelques années où cela demeurera possible. N’est-il pas temps de se poser et de réfléchir ? Car la montagne n’est pas morte. Elle a un avenir à construire.

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A Vaujany, station de l'Alpe-d'Huez en OIsans, mi-janvier dernier. Un enneigement en demi-teinte.


Quatre cent onze mil­lions d’Européens sur cinq cents vivent en ville. « Dans l’histoire de l’humanité, c’est inédit, relève Fré­di Mei­gnan, cela pose de façon nou­velle la ques­tion du rap­port à la nature ; et la mon­tagne est le ter­ri­toire qui peut per­mettre une redé­cou­verte du monde du vivant. » Encore une sta­tis­tique : le chiffre d’affaire du tou­risme en mon­tagne se décom­pose en 4,8 mil­liards issus des sta­tions et 6,2 mil­liards pro­duits par l’activité tou­ris­tique en dehors des sta­tions.

L’oxygène, le grand air et les grands espaces… cela a tou­jours été l’ADN de la fré­quen­ta­tion de la mon­tagne. Des pre­miers alpi­nistes anglais et de leur « grand tour » en pas­sant par les affiches du PLM des années 30. Jusqu’au plan neige des années 60. « Les archi­tectes d’Avoriaz ou Cour­che­vel, qui construi­saient des immeubles dans les alpages, avaient une double pré­oc­cu­pa­tion : déve­lop­per le ski et le rendre acces­sible au plus grand nombre. » L’époque glo­rieuse des CE, des inno­va­tions avec « la sta­tion sans voi­tures ». Ce qu’il en reste aujourd’hui, c’est l’usine à divi­dendes.


Fré­di Mei­gnan, pré­sident de Moun­tain wil­der­ness, ONG de pro­tec­tion de la mon­tagne, ex-pré­sident de l’Association des gar­diens de refuge de l’Isère, co-gar­dien du Pro­mon­toire jusqu’à l’été 2018, aujourd’hui co-gar­dien de la Géli­notte, à Frey­dières, en Bel­le­donne.

Plus mar­qué en haute mon­tagne comme le démontrent les tra­vaux scien­ti­fiques, le réchauf­fe­ment cli­ma­tique est pas­sé par là. Le néo­li­bé­ra­lisme aus­si. Les canons à neige racontent l’histoire. « Les pre­mières ins­tal­la­tions per­met­taient le retour au bas des pistes sur une cen­taine de mètres, ça per­met­tait de pro­lon­ger la sai­son, constate Fré­di Mei­gnan, aujourd’hui, on ins­talle des canons sur les gla­ciers. » Les consé­quences sont doubles. D’abord une envo­lée du prix du for­fait qui ren­voie aux oubliettes toute pers­pec­tive d’un ski démo­cra­tique. Mais aus­si la dis­pa­ri­tion du plai­sir du ski : les remon­tées débitent un maxi­mum de skieurs en un mini­mum de temps, les pistes sont encom­brées, la neige arti­fi­cielle est dure, la mon­tagne est dyna­mi­tée pour élar­gir des bou­le­vards à skieurs. Objec­tif, ren­ta­bi­li­ser des sai­sons écour­tées. « Les jeunes Alpins quittent les sta­tions pour se tour­ner vers le ski de ran­do et retrou­ver le plai­sir de la neige », constate celui qui fut dix ans le co-gar­dien du refuge du Pro­mon­toire, en face Sud de la Meije. Et les jeunes urbains délaissent la mon­tagne.

La réponse des groupes capi­ta­listes qui gèrent les grandes sta­tions – la Com­pa­gnie des Alpes inves­tit jusqu’en Chine… – est celle des ratios finan­ciers. Course au pro­fit avec son corol­laire d’exploitation des sala­riés. Et ça marche, à en juger par les résul­tats finan­ciers actuels. Mais voi­là. « Leur seul hori­zon, c’est un max de chiffre dans les dix à vingt ans avant que la hausse des tem­pé­ra­tures moyennes empêche les canons de fonc­tion­ner. »

Que faire ? Fré­di Mei­gnan aime à citer un exemple par­lant. « On a inves­ti dix mil­lions d’euros pour équi­per de canons la piste de Cas­se­rousse, à Cham­rousse – celle qui fut la des­cente des JO de 68 avant sa rec­ti­fi­ca­tion au bull­do­zer – avec ces dix mil­lions d’euros, on peut construire ou réno­ver cinq refuges en Bel­le­donne. » Refuges qui fonc­tionnent huit mois de l’année, qui pour­raient accueillir quinze mille enfants, des ran­don­neurs, des skieurs… Là où le ski en sta­tion n’est plus pra­ti­cable que trois à quatre mois par an.

« Réorienter les financements pour refonder le tourisme en montagne »

Fré­di Mei­gnan appelle à réorien­ter les finan­ce­ments – 90 % du total des inves­tis­se­ments publics et pri­vés sont réser­vés aux sta­tions – pour refon­der le tou­risme en mon­tagne. « La mon­tagne, c’est un ter­ri­toire d’aventure humaine, de décou­vertes, où l’on peut vivre une expé­rience ori­gi­nale, prendre la mesure de la place des hommes dans la chaîne du vivant ; la mon­tagne, ce peut être bien autre chose qu’un super­mar­ché où l’on consomme du loi­sir indus­triel. » Autre chose qu’une usine à pro­fits.

Cette ambi­tion, c’est aus­si celle d’un nou­veau déve­lop­pe­ment éco­no­mique. « Nous sommes col­lec­ti­ve­ment aveu­glés, nous igno­rons la richesse de ce qui se passe dans l’agriculture, les acti­vi­tés liées au tou­risme, la vita­li­té des zones de mon­tagne, relève Fré­di Mei­gnan, c’est cela qu’il faut encou­ra­ger col­lec­ti­ve­ment, ce qui redonne du sens à l’activité humaine, qui repré­sente un des aspects de la trans­for­ma­tion dont notre socié­té a le plus urgent besoin. » Une alter­na­tive au dogme de la course à l’argent comme but et moyen d’une vie sur terre.

Reste un constat. « Aujourd’hui, on va dans le mur et on accé­lère ; il n’y a pas d’autre issue que l’action indi­vi­duelle et col­lec­tive pour retrou­ver du sens à ce que l’on fait, redon­ner prio­ri­té à l’humain, limi­ter les consé­quences de l’ouragan cli­ma­tique qui se des­sine devant nous. »

L’Aiguille du Midi, dans la val­lée de Cha­mo­nix.

Les pingres de l’Aiguille du Midi

Skieurs rêvant de la vallée blanche, randonneurs et simples touristes amoureux d’un panorama exceptionnel, personne n’échappe à l’appétit des actionnaires de l’or blanc et de la montagne.


« Ne man­quez pour rien au monde cette expé­rience de la très haute mon­tagne. » Cette invi­ta­tion pres­sante à visi­ter l’Aiguille du Midi est lan­cée par la Com­pa­gnie du Mont-Blanc, via un sup­plé­ment pub dans le Dau­phi­né. L’« expé­rience » mérite d’être vécue. Pour la beau­té du « spec­tacle gran­diose de la très haute mon­tagne » de la ter­rasse, à 3842 mètres d’altitude. Pour la « sen­sa­tion majeure res­sen­tie dans la cage de verre sus­pen­due, à l’aplomb de 1000 mètres de chute ver­ti­cale ». L’intérêt du musée évo­quant « l’histoire ain­si que les prin­ci­pales tech­niques de l’alpinisme ».(1)

Avant d’accéder « au cœur du piton », il faut mal­heu­reu­se­ment gar­der les pieds sur terre… en pas­sant à la caisse. L’addition est salée. L’annonce en est dis­crète : « comp­tez 63 euros pour un aller-retour à l’Aiguille du Midi ». Aus­si, afin que tout un cha­cun puisse répondre à l’invitation de la com­pa­gnie, sug­gé­rons-lui de… révi­ser ses tarifs à la baisse. Car elle en a les moyens !

L’inoubliable a un prix, les actionnaires aussi

Feuille­ter son rap­port annuel pour l’exercice 2017–2018 est riche (c’est le mot juste) en preuves. Ain­si, un tableau en page 5 nous apprend-il que d’une année sur l’autre, le chiffre d’affaires a aug­men­té de 7,25 % et atteint 100,3 mil­lions d’euros ! Le résul­tat net (béné­fice) se solde, lui, par une pro­gres­sion voi­sine de 20 %, de 7,6 à plus de 9 mil­lions. Pré­ci­sion inté­res­sante : au cours de l’exercice la com­pa­gnie a per­çu 21,9 mil­lions d’euros de sub­ven­tions publiques !

Ces chiffres et des cen­taines d’autres conte­nus dans ce rap­port per­mettent de com­prendre qu’une baisse des tarifs ne met­trait pas les action­naires de la Com­pa­gnie du Mont-Blanc sur la paille. Et de prendre la mesure de leur géné­ro­si­té lorsqu’ils concèdent aux moins de 15 ans et aux plus de 65 une réduc­tion de 9,40 euros. Même pas 10, quels pingres !

Jean Raba­té

(1) Tous les pas­sages en ita­lique sont extraits des textes publi­ci­taires.

Un trio en or ou un trio au sommet

Par­mi les action­naires de la Com­pa­gnie du Mont-Blanc, rien que du top ! Mathieu Decha­vanne, pré­sident du conseil d’administration, est aus­si man­da­taire dans les remon­tées méca­niques de Megève (capi­tal : 6 mil­lions d’euros) et des Houches (5 mil­lions)… A Cha­mo­nix, on lui prête cette blague : « chez nous, on boit le même pétrus qu’à Cour­che­vel, mais nous, on ferme les volets ». La Com­pa­gnie des Alpes (P.-D.G. Domi­nique Mar­cel), numé­ro un mon­dial des remon­tées méca­niques, pos­sède 37,5 % des actions. Ain­si que des par­ti­ci­pa­tions dans le parc Asté­rix, le Futu­ro­scope, le musée Gré­vin… Capi­tal annon­cé en 2014 : 693 mil­lions. Jérôme Sey­doux, gar­dé pour la bonne bouche : la famille du 39è Fran­çais le plus riche — 1,4 mil­liard d’euros — détient 18,3 % des actions. Elle empoche 18,3 % de la « rému­né­ra­tion glo­bale annuelle » de 286 000 euros répar­tie entre les membres du CA. Ces « jetons de pré­sence » ne consti­tuent qu’un pour­boire men­suel de 3 000 euros qui vient modes­te­ment gon­fler les autres reve­nus (divi­dendes, etc.) reçus de cette com­pa­gnie… par­mi d’autres !

Ces trois-là, leurs amis ou repré­sen­tants étaient réunis en assem­blée géné­rale le 23 novembre der­nier à Cha­mo­nix. Satis­faits de leur bilan. Pas sûr qu’ils versent à leurs sala­riés la « prime » de 1000 euros sug­gé­rée par Macron ! Sûr par contre qu’ils ne renon­ce­ront pas à pui­ser dans le porte-mon­naie des visi­teurs de « leurs » domaines… En res­tant dis­pen­sés de l’impôt sur la for­tune par la grâce du pré­sident des riches.

Jour­nées d’études des pis­teurs, secou­ristes, conduc­teurs de dameuses, arti­fi­ciers… sai­son­niers dans les sta­tions de ski fran­çaises.

Même pas la hausse officielle du coût de la vie

Les pisteurs délégués CGT de tous les massifs se sont retrouvés mi-janvier à Chambéry.


Ils sont 18 000 dans les Alpes, Pyré­nées, Vosges, Jura ou Mas­sif cen­tral… Ils occupent divers métiers, rôles et res­pon­sa­bi­li­tés. Tous ne sont embau­chés qu’en CDD dont la durée peut évo­luer selon l’enneigement.

Leurs emplois sont offi­ciel­le­ment régis par une conven­tion col­lec­tive. Pis­teur aux Arcs, Domi­nique Tho­mas (Dom­tom pour ses cama­rades) en décrit la mise en œuvre : « la direc­tion envi­sa­geait une aug­men­ta­tion de 1,9 %. Après des heures, elle a don­né 2 %, même pas l’augmentation offi­cielle du coût de la vie ».

Aux Arcs, CGT et FO demandent « 10 euros pour tous sur la prime de loge­ment et 2,5% pour les plus bas salaires à 2,2% ». Un accrois­se­ment de la masse sala­riale de 0,3 à 0,4 % pour Arc domaine skiable. Peu de choses pour une com­pa­gnie dont les action­naires ont vu leurs divi­dendes pro­gres­ser de… 30 %. Déci­sion a donc été prise de débattre d’un éven­tuel pré­avis de grève pour février. « En 1987 notam­ment, il a fal­lu plu­sieurs pré­avis pour que la direc­tion accepte nos reven­di­ca­tions » se sou­vient Dom­tom.

La grève en février, s’il le faut

Antoine Fati­ga, res­pon­sable du syn­di­cat, constate : « le rap­port de forces est néces­saire, en tenant compte des chiffres d’affaires et des pro­fits déga­gés ». Jusqu’à la grève. « Mais aucun sai­son­nier ne sou­haite pri­ver de leur plai­sir les skieurs petits ou grands ». Quel que soit leur rôle, pis­teurs, secou­ristes, conduc­teurs de dameuses et arti­fi­ciers s’efforcent d’assurer qua­li­té et sécu­ri­té des pistes. Dom­tom et son copain Chris­tophe Dupuy, arti­fi­ciers aux Arcs et à La Plagne, l’affirment : « comme tous les pis­teurs, mal­gré le dan­ger, les arti­fi­ciers pré­fé­re­ront tou­jours être déclen­cheurs d’avalanches plu­tôt que déclen­cheurs… de grèves ».

La grève, ce sont les employeurs qui en sont res­pon­sables en reje­tant les reven­di­ca­tions pour pré­ser­ver ou aug­men­ter leurs pro­fits.

Jean Raba­té

Deux morts

L’accident s’est pro­duit au matin du dimanche 13 jan­vier. Deux pis­teurs ont trou­vé la mort à Morillon, en Haute-Savoie, en mani­pu­lant des explo­sifs. La CGT remon­tées méca­niques et ser­vices des pistes a réagi en deman­dant au pré­fet de Savoie de tenir les enga­ge­ments pris et de coor­don­ner les actions avec la Haute-Savoie et l’Isère. « La pres­sion mana­gé­riale et com­mer­ciale fait pas­ser au second rang la ques­tion de la sécu­ri­té », dénonce le syn­di­cat.

Records battus !

« L’évolution du chiffre d’affaires n’est pas cer­taine » pré­tend Arc domaine skiable pour « jus­ti­fier » son rejet des pro­po­si­tions syn­di­cales. Ce peut être vrai pour les sta­tions de moyenne mon­tagne qui souffrent du manque de neige. Mais pas aux Arcs et dans la majo­ri­té des sites alpins. Domaines skiables de France le recon­nait, qui annon­çait début jan­vier une confor­table pro­gres­sion des ren­trées finan­cières. De 20 à 25 % à Risoul, Orcières et Saint-Fran­çois ; 8 % à Crest-Voland , Mani­gode et Megève. La Com­pa­gnie des Alpes, exploi­tante entre autres de Val d’Isère, les Deux-Alpes, les Menuires, etc. recon­naît une hausse de la fré­quen­ta­tion et donc de la ren­ta­bi­li­té. Et les records ne manquent pas. Dans les Trois Val­lées, Cour­che­vel a enre­gis­tré une aug­men­ta­tion de 50 % du nombre de pas­sages le 29 décembre ! A peine moins bien que Cha­mo­nix où les fêtes se sont ter­mi­nées sur une hausse de 62 % du chiffre d’affaires !

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