Industrie. Comment les salariés la défendent
Par Luc Renaud
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Des actionnaires garants de la bonne marche de l’économie ? L’industrie fait la preuve que ça ne marche pas. Et c’est bien pour ça que la parole des salariés est méprisée. Pourtant, ce sont les compétences et l’expérience des cadres et de l’ensemble des salariés qui dessinent l’avenir.
Prendre la parole dans l’entreprise ? Pas simple. Déjà parce que déplaire n’est pas sans risques. C’est la direction qui décide de l’organisation du travail. Ce qui peut compliquer la vie. Sans parler de la possibilité de faire partie de la prochaine charrette. « Dans la chimie notamment, ajoute un syndicaliste, il existe aussi le syndrome de la « forteresse assiégée » : rien ne doit passer le grillage, dehors, ce sont des ennemis. La direction a même tenté de nous faire passer pour ‘‘les ennemis de l’intérieur’’ ».
Pourquoi tant de craintes ? C’est que les salariés ont des choses à dire, justement. Dans le domaine de la sécurité des installations et des process industriels qu’ils côtoient. Pour le respect de l’environnement, aussi. C’est celui de l’usine et c’est aussi le leur : qui mieux qu’eux sait ce qu’il advient des rejets ?
Mais libérer la parole des salariés, c’est aussi assurer l’avenir. Les cadres en savent quelque chose. Leurs propositions pour l’amélioration de la qualité du produit, de ses conditions de fabrication, de l’économie des matières et énergie nécessaires… ce sont les emplois de demain. Ceux d’Alstom hydro GE en ont largement fait l’expérience, face à la désorganisation organisée de la production. Et c’est vrai à tous les niveaux : du conducteur de machine qui connaît les faiblesses de son outil et envisage des possibilités d’amélioration aux services administratifs où l’on sait comment faciliter les procédures.
Des années avant qu’un nouveau produit puisse être fabriqué et commercialisé
Pourquoi ça ne marche pas ? Parce que la parole des salariés exprime l’intérêt général. Et que l’entreprise est dirigée par un intérêt particulier, celui des actionnaires. « Actuellement, un grand groupe investit 250 millions dans une usine en Alsace pour fabriquer des polyamides, le retour attendu sur investissement, c’est-à-dire la date à laquelle cette dépense sera remboursée, est de dix-huit mois. » Moins de deux ans pour récupérer ses sous, ce n’est pas une démarche industrielle. C’est si vrai que ce sont aujourd’hui des cadres dirigeants d’unités industrielles qui déplorent la difficulté devant laquelle ils se trouvent pour décider les financiers à développer un nouveau produit.
« Inventer une nouvelle molécule, en vérifier les avantages, développer un prototype pour convaincre des clients et passer en phase d’industrialisation, c’est dix ans. » Et ce n’est pas compatible avec le rendement de l’investissement à court terme. De même que le souci de « la bel ouvrage » qui permet aux salariés d’avoir du cœur à la tâche et d’assurer la pérennité du site ne fait pas partie des priorités des analystes financiers.
Alors, entendre la parole des salariés ? Une nécessité. Et tout ce qui l’entrave, à commencer par l’encouragement à la précarité et l’entrave au syndicalisme des ordonnances Macron constitue un handicap pour l’industrie. L’avenir industriel du pays est entre les mains de ceux qui luttent.
Chimie. Les experts écolos, ce sont les salariés
La chimie a mauvaise presse. Les produits chimiques sont des matériaux constitutifs de la quasi totalité des biens de consommation – médicaments, ordinateurs… Comment on fait ?
L’air du temps a trouvé la solution : la chimie verte. Et les industriels l’ont bien compris : l’avenir, c’est la bio-chimie. Bernard Ughetto remet les pendules à l’heure. « Une industrie plus respectueuse de notre avenir, c’est d’abord écouter les salariés qui proposent des process respectueux de l’environnement. Et de leur santé. » Ce qui vaut pour la chimie qui transforme le pétrole comme pour la chimie qui utilise des algues ou d’autres végétaux. Sans parler de la concurrence sur les terres avec les cultures nourricières.
« Les salariés défendent l’intérêt général et non les profits des actionnaires, souligne Bernard Ughetto, l’intérêt général, c’est la recherche pour une production toujours moins polluante, l’utilisation de matières premières nouvelles comme certains déchets ménagers, résidus agricoles, certains végétaux dans certaines conditions… » Il ne suffit pas de remplacer le pétrole pour régler les problèmes : ce « vert »-là n’est qu’un coup de peinture pour camoufler la course au profit.
Les salariés de la chimie sont les mieux placés pour le savoir.
Simone Torres
O la belle bleue ! O la belle verte !
La chimie bleue utilise des algues marines. La chimie du végétal valorise des agro-ressources. Les deux sont un « sous-ensemble » de ce qu’on appelle la chimie verte, ou chimie pour un développement durable. Une chimie qui veille à l’équilibre économique, social et écologique de son environnement.
Elle comprend l’utilisation de matières premières végétales mais aussi l’optimisation des procédés industriels (valorisation des déchets, économies de temps, d’énergie…) pour la fabrication de produits chimiques dont la qualité est équivalente à ceux issus du pétrole et qui seront biodégradables.
Sortons des idées reçues !
Il n’y a pas de concurrence entre la chimie verte et la chimie traditionnelle : toutes les activités humaines ont une empreinte écologique. Pas plus qu’il n’y a d’oppositions entre salariés de l’industrie et riverains des usines chimiques : souvent ce sont les mêmes, et les salariés sont les premiers à être en contact direct avec les produits polluants ou dangereux.
La sécurité des uns passe par celle des autres.
Le bâillon pour les lanceurs d’alerte
Pour comprendre et agir, les syndicalistes doivent se former, se spécialiser. Avec la suppression des comités d’hygiène et de sécurité, les élus du personnel seront moins nombreux, contraints à toujours plus de polyvalence. Face à eux, les patrons disposeront, eux, du même nombre d’experts. Qui va pouvoir lancer les alertes ? La sécurité n’est pas à un coût à maîtriser et à réduire en privant les salariés des moyens d’intervenir.
30
milliards d’euros
c’est la valeur ajoutée produite chaque année par la chimie en France. Cette industrie emploie 160 000 salariés, et 300 à 700 000 en emplois indirects, selon les critères utilisés. Rhône-Alpes est la première région chimique de France avec le bassin lyonnais, la plateforme des Roches-Roussillon et le sud-grenoblois.
Une industrie pour l’industrie
Les industries chimiques produisent des matières premières transformées par d’autres industries et aux besoins finaux dans de multiples domaines : téléphonie, informatique, santé, hygiène, sports, loisirs, habitat, vêtements, transports, qualité de vie… autant de domaines où l’homme ne peut se passer de chimie.
L’industrie ploie sous la charge du capital
Pour Lilian Brissaut, il ne faut pas se tromper : l’industrie reste puissante mais elle est vulnérable face à ses actionnaires.
Non, l’industrie française n’est pas morte. C’est la conviction de Lilian Brissaud, directeur du Cidecos, cabinet d’experts qui travaille avec les comités d’entreprise. « Alimenter ce discours, c’est laisser croire qu’il n’y aurait plus rien à faire », ajoute-t-il.
A l’appui de sa thèse, il note que « les services à l’industrie – sécurité, entretien des locaux, informatique, paie… – ont souvent été externalisés : ces emplois sont sortis des statistiques de l’emploi industriel pour être versés aux services ». En volume, la production industrielle française augmente.
La désindustrialisation, une vue de l’esprit ? « Il ne faut pas confondre la disparition de branches industrielles et la désertification industrielle », note l’économiste. Et de citer le cas de PTT Global Chemical, un groupe thaïlandais en position de force sur la plateforme du Pont-de-Claix. « Pour prendre la dimension mondiale à laquelle il aspire, ce groupe doit s’implanter à l’étranger, en Europe particulièrement : il n’a pas intérêt à venir liquider. » De fait, la France exporte autant de produits industriels que le Brésil et l’Inde réunis.
L’intérêt bien compris de PTT Global Chemical
Une réalité demeure : la charge du coût du capital. « On souffre de trop de rentabilité et du manque d’investissement. L’affirmation selon laquelle il faut plus de marges pour investir est fausse : toutes les études le démontrent. Ce qui crée le développement et l’investissement, c’est la demande. Mais quand on a gagné beaucoup, on n’a pas envie de gagner moins et pour que les profits explosent, on s’attaque aux salaires. Et on insulte l’avenir : pour produire, il faut bien que quelqu’un consomme. »
Le nez dans l’auge aux dividendes et les mains dans la confiture, ça réduit le champ de vision. Et ça empêche de construire un futur.
Simone Torres
Et l’environnement ?
Si l’on écarte la solution d’un retour à l’âge pré-industriel, il reste à concilier la réponse aux besoins d’aujourd’hui avec les problèmes environnementaux posés par la production.
L’exemple des terres rares est significatif. Elles sont dites rares car leur concentration est faible : il faut extraire de gros volumes pour en isoler un peu. Elles sont indispensables à l’électronique, à tout ce qui se fait à Grenoble dans la haute technologie, par exemple.
Les techniques de raffinage actuelles sont polluantes : l’affaire a donc été sous-traitée à la Chine, qui se trouve être le pays aux ressources les plus importantes. Mais voilà que la Chine a décidé de fabriquer et de vendre de l’électronique plutôt que ses terres rares. Pas bête, pour qui veut se développer.
Reste à exploiter d’autres gisements, en France par exemple : une usine de traitement fonctionne à la Rochelle.
Il faut se rendre à l’évidence : on n’échappera pas à la nécessité de l’investissement à long terme dans la recherche pour une production plus propre.
7e
c’est le rang de la France
dans la production mondiale de produits chimiques. En Europe, notre pays est deuxième derrière l’Allemagne.
Terres agricoles
Dans 15 ans, 15 à 20 % de la surface agricole française pourraient, selon certaines études, être consacrés aux besoins de la chimie du végétal.