La lutte contre le racisme et l’imposture sociale de l’extrême droite

Par Luc Renaud

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Salima Djidel est une personnalité publique dans l’agglomération grenobloise. Ce qui ne l’empêche pas d’être confrontée au racisme ordinaire. Elle a décidé de ne pas laisser passer. Au nom de tous ceux qui n’ont pas les mêmes possibilités de s’exprimer. Et elle pose une question : le combat antiraciste n’a-t-il pas perdu de sa vitalité ? Témoignage.

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Salima Djidel, vice-présidente de Grenoble Alpes métropole.

« C’était tellement naturel ; c’est quoi, la prochaine étape ? » Salima Djidel est élue LFI à Grenoble, deuxième vice-présidente de la métropole. Elle raconte : « je rentrais de réunion, ce devait être vers les 21 h30, et j’ai voulu faire le plein d’essence ». C’était sur le bout de quatre voies entre Grenoble et le carrefour de Meylan, à droite dans la direction de Chambéry. Et c’est là que l’histoire commence.

« J’ai voulu me servir et la pompe ne fonctionnait pas. » Elle va alors se renseigner dans la boutique. « Je dois mal m’y prendre », dit-elle. « Non, il faut payer avant », lui répond l’employé de la station. À ses côtés, une dame règle le plein qu’elle vient de faire dans sa voiture. Salima interroge : « pourquoi dois-je payer avant alors que cette dame peut payer après ? » La réponse : « il y a trop d’impayés ».

« J’ai pensé à mon père, dans les années 60 – 70 ; pour lui le racisme était normal, pas longtemps après les ratonnades ; tout est remonté et j’ai décidé que non, en fait, ça ne se passerait pas comme ça. » Face à elle, l’employé argumente : « ce n’est pas moi, c’est ma direction, je ne suis pas raciste ». « Je n’avais pas employé le mot, c’est lui qui est venu tout seul sur ce terrain-là ; il savait lui aussi de quoi il était question », note Salima.

Salima Djidel téléphone à la police. En s’excusant de déranger. Elle finit par avoir en ligne la gendarmerie de Meylan. « J’ai eu une femme qui a été pleine d’empathie, estimant comme moi que le racisme est un délit, délit que je leur ai demandé de venir constater. » Ce qui n’a pas été possible : aucun gendarme disponible pour venir sur place. Manque d’effectifs. « Je suis rentrée chez moi et j’ai suivi son conseil, j’ai porté plainte en ligne, vers 23 h 30. » Un détail, la case « racisme » ou « discrimination » n’existe pas sur le formulaire. « J’ai porté plainte pour vol de voiture et j’ai mis dans le commentaire qu’il s’agissait d’autre chose. »

« Il y a trop de gens qui vivent le racisme au quotidien »

Le lendemain, le téléphone sonne. 7h30, c’était l’hôtel de police. « Était-ce parce que j’avais pris la précaution de mentionner « élue » comme profession ? », se demande Salima. Toujours est-il qu’un rendez-vous lui est fixé une dizaine de jours plus tard et que sa plainte est dûment enregistrée.

Ce qui reste de cette histoire ? « Ma tristesse, c’est la première fois de ma vie que je suis confrontée à ça », répond immédiatement Salima. « J’allais faire le plein, rien que de très normal, et cette violence m’est revenue en pleine figure avec un tel naturel… ce sera bientôt normal de craindre de se faire caillasser en sortant dans la rue ? » Et c’est parce qu’elle n’a pas accepté cette banalisation que Salima a mentionné sa qualité d’élue dans le formulaire et qu’elle a voulu aller jusqu’au bout. « Il y a des choses que moi je peux faire et qui ne viendraient même pas à l’idée d’une femme d’un quartier populaire dans la même situation. »

Ce qui ne veut pas dire que l’affaire ne laisse pas de traces. « Aujourd’hui, être arabe me demande plus d’efforts. » Et elle explique : « même sans le vouloir, je me surprends à faire attention à mon langage, à m’excuser, à demander pardon quand on se bouscule dans un endroit où il y a du monde… » Alors oui, ce n’est pas anodin. « Des amis m’ont dit, pour me rendre service, me permettre de passer à autre chose, que ce n’était pas si grave, que c’était juste un crétin ; mais non, il ne faut rien laisser passer, nous sommes en train de construire un monde sans chaleur, invivable pour tous. »

Plus largement, « c’est un mouvement de glisse vers la banalisation de la discrimination qui fait peur ; il y a quelques années, il me semble que le combat contre le racisme et les discriminations était davantage pris en charge par les organisations progressistes ». Car « le racisme est un délit condamné par la loi, ce n’est pas une opinion ». Pour Salima, « il y a sans doute quelque chose à réapprendre dans le militantisme ; on ne peut pas lever le pied sur le combat pour le respect des droits et de la dignité parce qu’on a des tas de choses à faire par ailleurs ; il y a trop de gens dans ce pays qui vivent le racisme au quotidien et laisser cette injustice pour plus tard, c’est aussi se priver d’eux dans le combat sur d’autres terrains ».

Lorsque Salima Djidel s’est vu refuser de l’essence en raison de son physique, nous étions en octobre 2022. Sept mois plus tard, elle n’a aucune nouvelle des suites qui ont été données, ou pas, à son dépôt de plainte.

Syndicats, partis politiques, collectifs…

En Isère, les actions contre les mouvements d’extrême droite sont menées par les organisations syndicales (en particulier la CGT, Solidaires, FSU, CNT), les organisations politiques, RLF, le collectif Action antifasciste Grenoble. Ce dernier informe et s’organise contre « tous les fascismes », les extrêmes droites, le néo-colonialisme, les racismes, l’islamophobie. Il organise ou participe à des manifestations, des collages, des actions, des distributions de tracts – récemment le 23 mai, contre l’opération Wuambushu à Mayotte, ou contre les lois anti immigrations. Diverses structures alimentent la réflexion et l’action dont La Horde  qui met à jour depuis 10 ans une cartographie de l’extrême droite.

« Il faut rediaboliser le RN »

Ras l’Front est sur le pont depuis une trentaine d’années. Ses militants, fiers de cet héritage, veulent aussi se renouveler. Et, aujourd’hui, l’enjeu dynamise leur cohésion et leur activité.

« Nous constatons une renaissance de Ras l’Front à Grenoble », se réjouit un militant de cette organisation. Regain d’activité liée à la dernière élection présidentielle.

Car tout ne va pas de soi dans l’action contre l’extrême droite. Ras l’Front a été créé en 1990 avec « l’appel des 250 », notamment par un militant disparu en 2021, Christian Borg. Puis se sont constitués des comités à Grenoble… À Voiron, un comité s’est structuré en 1998 au moment des élections régionales avec Million, président de droite, élu avec les voix du FN.

Après cette décennie qui s’est conclue par les manifestations anti Le Pen entre les deux tours de la présidentielle de 2002, vint le temps des débats internes. Crise d’adolescence, pourrait-on dire. Jusqu’aux divergences contemporaines parfois difficiles à surmonter, comme sur le concept d’islamophobie, par exemple.

La réalité des programmes de l’extrême droite

Reste – en même temps, si l’on ose – que 2008 est l’année de la création à Voiron des rencontres « Luttes et résistances » qui d’année en année, ont connu un succès constant. En janvier dernier, les 14es rencontres ont eu lieu sur le thème « Virage à droite jusqu’à l’extrême » et ce forum joue aujourd’hui un rôle reconnu dans la réflexion pour l’action contre l’extrême droite.

Le regain d’activité de Ras l’Front s’appuie sur un constat : le niveau actuel de l’enjeu impose la réflexion collective et l’action à la base. Les débats internes – jamais inintéressants – perdent de leur prééminence face aux réalités d’aujourd’hui.

« Il faut rediaboliser le RN, montrer, la réalité de ses programmes et agissements, par exemple son hostilité aux syndicats », nous dit un militant grenoblois.

Une volonté politique qui se traduit en actes. Ras l’ Front s’organise pour produire des informations sur les organisations et objectifs des mouvements d’extrême droite, participer à des luttes « interorgas » contre les agissements racistes et xénophobes, ouvrir des espaces de réflexion collective. Des documents s’élaborent, notamment pour éclairer les citoyens sur les liens et porosités entre les programmes de droite et d’extrême droite.

Au menu des mois à venir, la multiplication des occasions de rencontres et débats dans les quartiers grenoblois, à Saint-Bruno notamment.

Edouard Schoene

CGT-racisme
A Grenoble, une manifestation unitaire antifasciste après la tribune de militaires, en avril 2021, appelant l’armée à « protéger les valeurs civisationnelles ».

La vigilance est montée d’un cran

Faire la lumière sur l’imposture sociale et les programmes de l’extrême droite, faciliter l’échange d’informations… la CGT prend au sérieux cette dimension de l’action syndicale.

 » Les tentatives d’infiltrations dans nos syndicats restent marginales, mais aussi plus nombreuses qu’on ne pense », relève Aimeric Mougeaud, l’un des responsables de l’action contre l’extrême droite à la CGT. Lutte contre le racisme, le complotisme – souvent antisémite –, le confusionnisme… l’union départementale CGT de l’Isère prend le problème à bras le corps.

Premier axe de travail, permettre aux syndiqués d’être informés et de pouvoir dénoncer l’imposture sociale du RN, notamment. « Nous organisons des formations régulières pour décrypter les programmes de l’extrême droite. » Programmes qui visent les syndicats – disparition du monopole au premier tour des élections professionnelles, contrôle financier par l’Etat… – dans la continuité des États fascistes du XXe siècle : « leur repère idéologique, c’est le corporatisme ; patronat et salariés se retrouvent dans une même organisation, par branche professionnelle, et les salariés n’ont plus droit de cité ». Sans oublier l’opposition à augmentation du SMIC ou la disparition des cotisations patronales.

La visée anti-syndicale de l’extrême droite

L’action antiraciste de la CGT passe aussi par la solidarité avec les travailleurs sans papiers, notamment. « Nous avons l’exemple, à Grenoble, d’un salarié qui s’est fait tabasser par son patron parce qu’il venait demander une augmentation de salaire. »

Permettre aux syndiqués d’être informés et formés n’est pas la seule dimension de la vigilance syndicale. Elle comporte aussi une surveillance des mouvements d’extrême droite et de leurs initiatives et un renforcement de la sécurité des rendez-vous syndicaux. « Nous travaillons avec Solidaire et la FSU dans le cadre de Vigilance et initiatives syndicales antifasciste (Visa), une structure nationale dont nous avons constitué une antenne en Isère. » Des séances de travail ont également été organisées avec des syndicalistes allemands et italiens confrontés aux même réalités.

Des locaux vandalisés

À Chambéry, des voitures ont été brûlées devant la maison des syndicats. Des locaux syndicaux vandalisés, ce n’est plus si rare, comme à Fontaine, tout comme le siège du PCF dans cette ville. « Nous sommes vigilants dans les manifestations, face notamment à des intimidations, des militants d’extrême droite qui filment ou photographient… » Réalités qui, « à notre connaissance, ne semblent pas préoccuper la police ».

Une proximité nouvelle

« Ce qui est sans doute nouveau, c’est la proximité de certains cadres dirigeants de grandes entreprises avec l’extrême droite », note Aimeric Mougeot. Il cite ainsi l’exemple de la nouvelle responsable sociale de ST Micro à Crolles qui a été candidate pour le Front national. Ou encore de la candidate du parti de Zemmour dans la 1ere circonscription de l’Isère qui fait partie de la direction de Soitec. Des cas qui restent marginaux. Et, on l’imagine, une difficulté de plus pour le dialogue social sur les sites concernés.

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