Grenoble. « Langage du corps », d’Alina Szapocznikow
Par Jean-Claude Lamarche
/

Le musée de Grenoble nous propose en ce moment une remarquable exposition d’une sculptrice d’origine polonaise, Alina Szapocznikow, que les visiteurs ont ainsi la chance de découvrir. Car, bien qu’il s’agisse d’un(e) des plus grand(e)s artistes du XXe siècle, elle n’a pas bénéficié en France de la promotion des critiques, spécialistes, historiens… de l’art médiatisé.
C’est sans doute ce qui explique les approximations, ambiguïtés et maladresses de certains commentaires affichés sur les murs des salles d’exposition et du dépliant que le musée met à la disposition des visiteurs. Ce qui peut semer, sans doute involontairement, une certaine confusion dans l’esprit de quelques-uns de ces derniers. On peut ainsi lire qu’Alina Szapocznikow, née en 1926 à Kalisz en Pologne « passe sa jeunesse dans les camps de concentration », alors que, s’il est vrai qu’elle a vécu dans le ghetto, c’est-à-dire le quartier juif de Pabianice, près de Lodz, elle avait plus de 14 ans, en 1940, quand elle a été enfermée dans ce ghetto, puis dans celui de Lodz, avant d’être envoyée dans le camp de Terezin*. Elle y survivra environ 10 mois jusqu’à sa libération par l’Armée rouge en mai 1945.

Elle fait alors le choix de rester en Tchécoslovaquie, s’inscrit à l’école d’art et d’industrie de Prague, se forme à la sculpture dans l’atelier du réaliste Joseph Wagner (1901–1957), découvre l’œuvre de Otto Gutfreund (1889–1927), sculpteur tchécoslovaque de réputation internationale qui combine cubisme et éléments réalistes aux formes organiques. Elle poursuit sa formation à l’école des Beaux-Arts de Paris dans l’atelier de Paul Niclausse (1879–1958), sculpteur et médailleur français au style Art déco. Quand elle rentre en Pologne en 1951, c’est munie d’un bagage plastique incluant le modernisme tchèque, le surréalisme, l’art informel, mais aussi le réalisme, ce qui lui permet de répondre à des commandes publiques telles qu’un monument à l’amitié polono-soviétique, monument aux héros de Varsovie, monument aux victimes d’Auschwitz… et de produire des créations marquées par une forme d’existentialisme consistant en une exploration profonde de l’expérience humaine, une quête de sens, de liberté… ce qui la relie à des créateurs comme Alberto Giacometti, Francis Bacon, Louise Bourgeois, Germaine Richier… Écrire dans le dépliant du musée de Grenoble « qu’après la mort de Staline en 1953, sa sculpture se libère progressivement de l’esthétique du réalisme socialiste » s’apparente à un coup de pied de l’âne désobligeant pour l’artiste car pour se libérer, il faut d’abord être prisonnier et la sculpture d’Alina Szapocznikow n’a jamais été prisonnière de qui ou quoi que ce soit.

Si l’on souligne des points importants de sa biographie, en ajoutant que son père est mort de la tuberculose en 1938, que son frère est mort dans le camp de Terezin en janvier 1945 avant l’arrivée de l’Armée rouge, qu’elle-même a appris en janvier 1969 qu’elle avait un cancer du sein, dont elle mourra en 1973, c’est parce que sa création est totalement imprégnée de ce destin tragique qu’ainsi l’artiste expose et en même temps met à distance avec ironie et même un certain humour. Mais le visiteur, le spectateur lui, est saisi par l’émotion comme rarement devant les œuvres exposées (environ 150) dont un certain nombre de moulages, empreintes, monotypes ou dessins, dans lesquels elle déploie son extraordinaire créativité.
Nous n’entrerons pas dans une description des œuvres, allez les voir et revoir : l’entrée au musée de Grenoble est gratuite, même pour les expositions temporaires. Mais nous ne pouvons conclure sans évoquer les questions qui nous viennent à l’esprit face à cet événement : comment est-il possible que la France, pays où Alina Szapocznikow a choisi de vivre et de travailler, ne lui ait jamais consacré une grande exposition, une rétrospective ? Comment se fait-il qu’on ne trouve pratiquement rien sur elle dans les publications françaises consacrées aux arts plastiques ? S’il est vrai qu’au moins jusqu’aux années 1960, les « spécialistes » des arts plastiques en France, les pontes des écoles des beaux-arts étaient encore majoritairement des promoteurs d’un art « académique » — dont nous eûmes bien du mal à nous « libérer » — et commençaient juste à découvrir Picasso, mais avec de nombreuses réserves, il y avait quand même parmi eux quelques esprits éclairés. Alors, est-ce que la nationalité polonaise a desservi l’artiste qui n’apparaissait pas comme dissidente, qui ne disait pas de mal de l’Union soviétique, des autres « pays de l’est », dont la Pologne, ce qui lui aurait assuré immédiatement une publicité démesurée et gratuite ? Une artiste qui n’avait pas la tête à dire : « Je choisis Israël ! » ? Une artiste qui avait un nom difficile à mémoriser ? « Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles » ?
Quoi qu’il en soit, voir l’exposition est une nécessité, une telle chance ne nous sera pas offerte à nouveau de sitôt. Allez‑y, emmenez votre famille, vos amis, parlez-en autour de vous. C’est jusqu’au 4 janvier 2026 au musée de Grenoble. Merci à lui !
*Impossible de trouver mention d’Alina Szapocznikow dans les dictionnaires, les livres de référence en matière d’arts plastiques, même ceux consacrés exclusivement à la sculpture. Rien par exemple dans les publications éditées par Citadelles et Mazenod.
** On trouve dans certaines publications l’affirmation qu’Alina Szapocznikow aurait été envoyée dans « le camp de Bergen-Belsen, via Auschwitz », mais sans références aux documents, sources, interviews… qui l’étaieraient.


