Red Kaos. Trente ans de lutte pour le football populaire
Par Manuel Pavard
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Le Red Kaos 1994, principal groupe de supporters du GF38, a fêté ses trente ans en grande pompe le 12 avril, à l’occasion de la venue du Paris FC au Stade des Alpes. Les ultras grenoblois ont connu les hauts et les bas de leur club et les évolutions du mouvement, sans jamais transiger sur leurs valeurs : la solidarité, l’antiracisme, la défense du football populaire.

Un défilé de 300 à 400 personnes dans les rues de Grenoble, avec banderole, drapeaux, chants et fumigènes, un parcage bouillant en tribune Ouest, deux superbes tifos déployés, un concert du rappeur Jeff Le Nerf après le match… Du centre-ville aux travées du Stade des Alpes, où le GF38 recevait ce samedi 12 avril le Paris FC, la fête organisée pour les trente ans du Red Kaos 1994 aura marqué les esprits. Une célébration à la mesure de l’événement pour les supporters ultras grenoblois, qui contemplent avec fierté le chemin parcouru durant ces trois décennies d’existence.

Tout est parti d’une bande de cinq copains fréquentant l’ancien stade Charles-Berthy, en septembre 1994. Ils soutiennent l’Olympique Grenoble Isère (OGI), à une époque où le football local est encore morcelé. Il faudra attendre 1997 pour voir l’OGI fusionner avec le Norcap et donner naissance au GF38, suivant la volonté de la mairie de créer un club phare à Grenoble. Les Red Kaos se rangent alors derrière le nouveau club et le groupe se développe au fil des ans. Avec quelques étapes charnières : l’arrivée au stade Lesdiguières pour les cinq ans ; l’année des dix ans, qui voit les adhésions bondir, dépassant la soixantaine ; l’installation au Stade des Alpes en 2008…
« L’antiracisme fait partie de notre ADN »
Supra, membre des Red Kaos et militant communiste, se souvient de son baptême du feu, lors de la saison 2006–2007, à Lesdiguières : « J’avais 17 ans, on était en tribune Finet où, pour avoir un abonnement, il fallait limite se battre. C’est là qu’a émergé une génération, ce fameux ‘‘esprit Finet’’ dont on parle encore. » Le supporter insiste sur l’aspect « intergénérationnel » du groupe qui, contrairement à d’autres en France, n’a pas connu de gros conflit de générations. Des ados de 16–17 ans y côtoient ainsi les anciens, toujours actifs. Les « gardiens du temple », chargés de la « transmission » des codes et valeurs.
Historiquement, le Red Kaos était clairement marqué « à gauche », explique Supra. Une étiquette moins mise en avant aujourd’hui : « À l’heure actuelle, il y a toujours des personnes politisées mais tout le monde ne l’est pas. » Refusant « le sectarisme », les RK prônent « l’union des quartiers populaires, de la ruralité et des zones périurbaines », afin de « rassembler tout le Dauphiné. Voir un mec de quartier et un paysan côte à côte dans la tribune, c’est puissant », souligne le militant PCF.
Pour lui, brandir des drapeaux rouges dans les travées, comme le faisait le groupe à l’époque, n’a plus de sens si toute la tribune ne partage pas ces idées. Ce serait « une façade ». Tous assument néanmoins l’héritage du Che, dont le portrait orne toujours la bâche des Red Kaos — la même depuis le début, leur grande fierté. Et aucun ne transige sur un point fondamental : « L’antiracisme fait partie de notre ADN. »
« Le mouvement ultra te construit politiquement et intellectuellement »
Supra l’assure, « être ultra a beaucoup joué dans [sa] politisation ». En effet, « le mouvement ultra te construit politiquement et intellectuellement », poursuit-il, vantant ses « valeurs de solidarité. On fait front tous ensemble et on ne laisse personne derrière. » Tout cela vaut également pour les confrontations. Supra n’élude pas la question. « La violence fait partie du mouvement ultra, admet-il. Ce sont des rapports de force, il y a un côté chevaleresque : on défend sa ville, son club. »

Les RK respectent toutefois des principes et se distinguent des hooligans amateurs de fights organisés : « Pour nous, la violence n’est pas un but en soi. C’est toujours spontané, seulement avec les mains. On ne lynche jamais un mec à terre. » Pas de quoi atténuer la répression des autorités. « Le stade est un laboratoire des mesures liberticides », assène l’Isérois. Un supporter qui « craque un fumi » peut écoper d’une interdiction judiciaire de stade prononcée par le tribunal. Mais aussi d’une interdiction administrative de stade (IAS) prise par le préfet et l’obligeant à pointer au commissariat les jours de match.
Cette saison, des supporters de divers clubs ont été interdits de stade, lors de la mobilisation nationale contre beIN Sports et la programmation des matchs de Ligue 2 le vendredi. « Ils ont voulu taper fort », déplore Supra, qui prévient avant la saison prochaine : « On ne sait pas comment ça va évoluer mais on milite pour le foot le samedi et pour des stades en vie ! » Cette protestation aura au moins permis aux Red Kaos, qui comptent peu d’amis chez les ultras — hormis le Red Star — de s’associer à d’autres clubs. À l’heure où Bruno Retailleau menace de dissolution certains groupes et où les arrêtés préfectoraux pleuvent sur les déplacements de supporters, difficile de voir l’avenir avec optimisme. Mais les Red Kaos continuent à grandir (de 5 à 150 en trente ans). « Le GF38 a besoin de nous », lance Supra. Et les jeunes ultras reprennent le flambeau.

« L’échec de la politique répressive » anti-ultras
Le chercheur Sébastien Louis revient sur l’émergence et l’évolution du mouvement ultra, en France et en Italie.
Berceau du mouvement, l’Italie a inspiré nombre de groupes ultras, dont le Red Kaos. Focus avec l’historien et chercheur Sébastien Louis, auteur de Ultras, les autres protagonistes du football (Mare & Martin) et reconnu comme l’un des meilleurs spécialiste du sujet.
Quand et dans quel contexte est né le mouvement ultra en Italie ?
Il est né entre 1967 et 1971, un moment très important, dans une décennie où l’Italie connaît des changements fondamentaux. D’abord, l’apparition de la jeunesse en tant que classe d’âge. Une jeunesse qui se rebelle contre la génération des pères, cherchant à créer ses propres espaces dans la société. Au stade, elle se rebelle contre le mode traditionnel des clubs de supporters qui émerge dans l’après-guerre et ne leur convient pas car trop calme. Ils vont donc créer des groupes en s’inspirant des supporters anglais et du contexte politique de l’époque. La synthèse des deux donne naissance au mouvement ultra.
C’est un contexte extrêmement particulier. Durant treize années — de 1967, avec la contestation à l’université de Trente, à 1980 et l’attentat de la gare de Bologne -, une partie de la jeunesse a tenté de faire la révolution, la plupart sur des bases d’extrême gauche, une minorité avec des idées néo-fascistes. Une situation de quasi guerre civile avec près de 400 morts sur la période.
Quelle influence les ultras italiens ont-ils eu sur les tribunes des autres pays ?
Jusque-là, on avait deux modèles de supporters radicaux : les hooligans anglais et les torcidas brésiliennes. On a donc un nouveau modèle, qui va être repris dès 1980 en Espagne, au Portugal, en ex-Yougoslavie, puis en France dès 1984, avant le reste de l’Europe. Aujourd’hui, on retrouve des ultras quasiment dans le monde entier.
Comment a évolué leur politisation en Italie ?
Celle-ci est souvent exagérée. Dès le début, les ultras italiens s’inspirent des groupuscules extra-parlementaires d’extrême gauche ou néo-fascistes, qui sont alors très nombreux en Italie. La jeunesse étant principalement sur des positions d’extrême gauche, c’est plutôt ce camp politique qui l’emporte chez les pionniers. On peut voir ainsi les Brigate Rossonere de l’AC Milan, les « brigades rouge et noire », dont le nom était clairement une référence aux Brigades rouges. Mais attention, les ultras vont tout prendre de la politique, sauf souvent l’idéologie…
Les stades étant le miroir déformant de la société, les références politiques auront, par la suite, tendance à s’estomper. Avant de revenir au milieu des années 1980 avec, cette fois-ci plutôt un côté d’extrême droite. Il reste quand même des groupes se revendiquant de l’extrême gauche mais qui sont en retrait. Aujourd’hui, la politique est devenue complètement secondaire car les ultras se concentrent sur leur survie.
Quel rapport entretiennent-ils avec la violence ?
Être ultra, c’est accepter l’idée qu’il peut y avoir de la violence, et parfois prendre part à ces incidents. Auparavant, la violence n’était pas maîtrisée par les forces de l’ordre. Mais depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, il y a une transformation avec notamment la première loi d’interdiction de stade en 1989. On dénombre plus de dix textes législatifs sur cette question et aujourd’hui, on peut être interdit de stade jusqu’à dix ans en Italie ! Or, pour avoir une politique efficace, il faut une jambe qui vise à la prévention, et une autre à la répression. En Italie, les deux jambes vont dans la même direction, uniquement celle de la répression.
Est-ce également le cas des instances françaises ?
La France singe malheureusement l’Italie : toujours plus de lois, des interdictions de stade plus longues… Pourtant, depuis la fin du Covid et le retour du public dans les stades, les incidents sont récurrents et plus violents, preuve de l’échec de la politique répressive. Quant aux déplacements de supporters interdits ou encadrés, c’est contre-productif. L’Angleterre, malgré tous ses problèmes de violence, ne l’a jamais fait, même au sommet du hooliganisme dans les années 1980.
Comment jugez-vous les menaces de dissolution du ministre de l’Intérieur ?
En France, contrairement à l’Italie, on peut dissoudre des groupes, ce qui est une solution totalement disproportionnée et inutile. En effet, les groupes ultras permettent d’avoir des interlocuteurs sur le terrain et d’encadrer les supporters les plus radicaux et violents, en évitant que ceux-ci s’éparpillent.

Le Red Kaos à la Fête du Travailleur alpin
Les Red Kaos 1994 participeront à la Fête du Travailleur alpin, les 27 et 28 juin, au parc Marius-Camet, à Saint-Égrève, où ils organiseront un débat intitulé « Financiarisation du football : crises, nouvelles dépendances et alternatives ». Rendez-vous le samedi , à partir de 16 heures, avec plusieurs intervenants, dont le directeur général du GF38 Max Marty et le sénateur PCF des Bouches-du-Rhône Jérémy Bacchi, vice-président de la commission sport du Sénat… Sans compter d’autres invités à confirmer (plus d’informations prochainement).
Des places pour le week-end seront notamment en vente le samedi 2 mai au soir au Stade des Alpes, à l’occasion du match GF38-Troyes comptant pour la 33e journée de Ligue 2. Les supporters grenoblois installeront une table Red Kaos en coursive de la tribune Nord (bloc F), permettant d’acheter sa vignette à prix réduit (20 euros pour les deux jours). Au menu de la Fête du TA : concerts, débats, stands, restauration, buvette… Retrouver le programme complet sur le site : fete.travailleur-alpin.fr

Red Star, Foggia, les « frères »
Pour leurs 30 ans, les Red Kaos 1994 ont rendu hommage aux supporters décédés, « à Grenoble, Saint-Ouen, Foggia ». Si les Grenoblois comptent, de leur propre aveu, peu d’amis parmi les ultras, ceux du Red Star sont pour eux « des frères ». Quinze ans d’amitié que les groupes des deux clubs ont fêtés le 7 février dernier, lors de la venue du club francilien. Des membres des Red Star Fans étaient également présents le 12 avril, ainsi qu’un supporter de la Curva Sud de Foggia. Les liens avec les ultras du club italien remontent, eux, à un Mondial antiraciste à Bologne et des Red Kaos font aussi régulièrement le déplacement dans les Pouilles.
450
abonnés
recensés en tribune Ouest au Stade des Alpes, selon les chiffres de 2025. Parmi eux, 150 sont par ailleurs encartés au Red Kaos 1994.

Souvenirs, souvenirs…
Difficile pour un membre des Red Kaos d’établir son top 3 des meilleurs souvenirs. Supra se plie à l’exercice. D’abord la qualification face à l’OM en Coupe de France, en 2015. « Au niveau émotionnel, il y a tout eu : la qualif’ aux tirs au but, l’ambiance en tribune et même la bagarre contre les Marseillais », plaisante-t-il. Viennent ensuite le match de la montée en Ligue 1, en 2008, « inoubliable ». Et la victoire au Parc des Princes (saison 2008–2009) face au PSG.
700
kilos de denrées,
l’équivalent de 1 500 repas distribués… C’est ce qu’ont collecté les Red Kaos sur leur stand tenu avec la Banque alimentaire, en décembre 2023, au Stade des Alpes, lors d’un match du GF38. Illustration des missions sociales et humanitaires des ultras grenoblois, qui ont aussi lancé par exemple, en 2024, une cagnotte en ligne au profit du Secours populaire, victime du cambriolage de son entrepôt d’Échirolles.
Retailleau, ministère amer
Bruno Retailleau a lancé fin mars une procédure de dissolution visant plusieurs groupes de supporters : des identitaires d’extrême droite comme Légion X (Paris FC) et les Offenders (Strasbourg), mais aussi trois noms qui comptent dans le paysage ultra : la Brigade Loire (FC Nantes) ainsi que les Green Angels et Magic Fans (Saint-Étienne). À l’heure où nous bouclions ces lignes, les supporters nantais semblent ne plus se trouver dans le viseur du ministre de l’Intérieur, qui accorderait un sursis aux deux groupes ultras des Verts. Quoiqu’il en soit, les supporters français se sentent menacés par cette politique démagogique, dans un contexte de surenchère sécuritaire.
Solidarité entre groupes ultras
Effet collatéral de la répression, une nouvelle solidarité a vu le jour entre ultras habituellement plutôt rivaux, au cours de la saison 2024–2025. Cela s’est manifesté d’abord lors de la lutte contre beIN Sports et la tenue des matchs de Ligue 2 le vendredi. Puis à travers la mobilisation de soutien aux groupes menacés de dissolution, avec un communiqué commun initié une fois encore par l’Association nationale des supporters (ANS) et signé par 128 associations de Ligue 1 et Ligue 2.

