Hexagone — Meylan. Nos corps empoisonnés : une vie de combat

Par Régine Hausermann

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Tran To Nga et Marine Bachelot Nguyen ont rejoint Angélika- Kiyomi Tisseyre Sékiné sur la scène de l’Hexagone. © Régine Hausermann / TA
Mardi 15 octobre 2024 – Quatre femmes à l’affiche. Tran To Nga, la combattante vietnamienne de la guerre d’indépendance contre les Etats-Unis. Marine Bachelot Nguyen, l’autrice et metteuse en scène qui s’est emparée de l’autobiographie de Nga – Ma terre empoisonnée – , de son combat contre les multinationales ayant déversé la dioxine (le tristement célèbre « agent orange ») sur le Vietnam. Angélica-Kiyomi Tisseyre Sékiné, l’interprète associée à la création, comme la vidéaste Julie Pareau dont le montage contribue grandement à la dimension à la fois politique et intime du spectacle. Un spectacle poignant et captivant.

Le dis­po­si­tif est simple. Un écran géant au fond de la scène recou­verte de terre à la sur­face bos­se­lée et de quelques herbes. Paral­lèle à l’écran, une longue poutre légè­re­ment sur­éle­vée. Côté jar­din, un bidon dont on découvre vite la double fonc­tion : rap­pe­ler l’écocide per­pé­tré par l’armée amé­ri­caine pen­dant la guerre du Viet­nam pour détruire la végé­ta­tion sous laquelle se cachent les combattant·es com­mu­nistes ; ser­vir de pupitre aux avocat·es plai­dant contre les mul­ti­na­tio­nales, comme Mon­san­to, que Tran To Nga a osé mettre en accu­sa­tion.

Angé­li­ka incarne Nga à dif­fé­rents âges. Au début, elle a l’âge de la jeune com­bat­tante, née en 1942, qui mar­chait le long de la piste Ho-Chi-Minh, 1000 km du Nord au Sud, avec un sac de 25 kilos sur le dos, pour ravi­tailler en armes le Viet Cong et le ren­for­cer.

En 1966, Tran To Nga, est repor­ter et agent de liai­son. Elle patauge dans les eaux stag­nantes conta­mi­nées du del­ta du Mékong. Elle sort indemne des bom­bar­de­ments mais enterre ses amis morts dans la boue. Elle subit la pri­son, la tor­ture. Comme sa mère, com­bat­tante de la guerre d’Indochine et enfer­mée au ter­rible bagne de Pou­lo Condor.

Quelques retours en arrière évoquent l’enfance d’abord heu­reuse dans une famille hos­tile à l’occupation fran­çaise puis enga­gée dans la clan­des­ti­ni­té. Elle-même, à 8 ans, était déjà agent de liai­son en trans­por­tant de minus­cules mes­sages rou­lés dans du scotch que sa mère glis­sait dans son car­table.

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Fair­child UC-123B Pro­vi­der répan­dant de l’agent orange au Viet­nam pen­dant l’o­pé­ra­tion Ranch Hand. © Domaine public USAF — Wiki­mé­dia Com­mons

Le récit por­té par Angé­li­ka est ren­for­cé par des images d’archives mon­trant les épan­dages sur les champs et les forêts, des extraits d’entretien avec Tran To Nga témoi­gnant de ses convic­tions, de ses sen­ti­ments. Il est aus­si cou­pé par des inter­pel­la­tions lan­cées depuis le bidon-pupitre, par Angé­li­ka muée en avo­cate de Nga, lors du pro­cès ayant eu lieu à Evry en 2021, en direc­tion des firmes ayant pro­duit l’agent orange.

En 1968, année de l’offensive du Têt, Nga est mariée sans ces­ser le com­bat. Elle met au monde dans la jungle une petite fille, Viêt Hai : un bébé qui ne gran­dit pas, dont la peau part en lam­beaux et qui meurt au bout de quelques mois. Deux autres filles sur­vivent à la guerre mais sont atteintes de graves mala­dies : mala­die du sang pour l’une, mala­die de peau pour l’autre. Mais aucune image pro­je­tée ne montre les êtres mal­for­més, vic­times, aujourd’hui encore de la dioxine reçue par leurs parents. La met­teuse en scène affirme son refus du sen­sa­tion­na­lisme et la prio­ri­té don­née aux mots et au récit pour dénon­cer « la mons­truo­si­té du crime humain et poli­tique ».

Pro­gres­si­ve­ment, la pénombre s’installe sur scène. Moment de recueille­ment accom­pa­gnant l’extraction par Ange­li­ka de dizaines de bou­gies enfouies sous la terre, les âmes de ami·es mort·es pen­dant les com­bats. Le noir tom­bé, forte émo­tion du public qui se dresse pour applau­dir, d’abord la comé­dienne, puis Tran To Nga et Marine Bache­lot Nguyen qui l’ont rejointe.

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Salut final d’Angélika au milieu des bou­gies, sym­boles de celles et ceux pour qui le com­bat conti­nue, comme le sug­gèrent le bidon-pupitre et la pho­to de mani­fes­ta­tion mon­trant Tran To Nga. © Régine Hau­ser­mann / TA

Rencontre après le spectacle

Pour lais­ser les tech­ni­ciens tra­vailler à la remise en état de la scène, la ren­contre a lieu dans le hall de l’Hexagone. Tran To Nga a 82 ans, elle est petite et fluette, elle souffre de plu­sieurs can­cers mais son dis­cours dégage une éner­gie folle et l’optimisme de la lutte. Elle explique pour­quoi elle est une des rares per­sonnes à pou­voir enga­ger des pour­suites liées à l’agent orange, en France. Parce qu’elle rem­plit trois condi­tions : elle est citoyenne fran­çaise d’o­ri­gine viet­na­mienne ; elle vit en France, ce qui per­met aux avo­cats d’ou­vrir des pour­suites inter­na­tio­nales pour pro­té­ger les citoyens fran­çais contre un autre pays qui leur nuit ; elle est vic­time de l’agent orange.

Le com­bat contre les mul­ti­na­tio­nales est long et dif­fi­cile. La dure­té des plai­doi­ries des 38 avocat·es des mul­ti­na­tio­nales devant le tri­bu­nal d’Evry fut une épreuve. C’est David contre Goliath ! Mais elle reste déter­mi­née à pour­suivre, « avec vous » dit-elle. « Vous les jeunes qui êtes ici. Vous les militant·es du Col­lec­tif Viêt­nam Dioxine. Vous me don­nez de la force et de l’espoir. »

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Neu­vième marche contre Mon­san­to. © Radio France — Antoine Chao

Marine Bache­lot Nguyen évoque sa décou­verte du récit de Tran To Nga, Ma Terre empoi­son­née, son admi­ra­tion devant la résis­tance de cette femme, tout au long de sa vie, contre les pou­voirs colo­niaux, impé­ria­listes et capi­ta­listes. Une atti­tude pour elle, exem­plaire, d’où son désir d’en faire une pièce de théâtre. La pièce sera repré­sen­tée à Ho Chi Minh Ville le 5 novembre, le 9 à Danang et le 15 à Hanoï.

Éclairages

Ce n’est qu’à l’âge de la retraite que Tran To Nga com­prend que les mul­tiples patho­lo­gies dont elle souffre ain­si que ses filles viennent de pro­duits déver­sés sur elles pen­dant la guerre par les Etats-Uniens : « Mes des­cen­dants et moi-même sommes empoi­son­nés. L’examen de la fameuse liste des mala­dies éta­blies par les Amé­ri­cains per­met de dire que je souffre de cinq des dix-sept patho­lo­gies inven­to­riées. » Pour elle, com­mence alors le com­bat contre le pre­mier éco­cide de l’histoire.

Paris, 15 et 16 mai 2009 — Tran To Nga témoigne au tri­bu­nal d’opinion pour les vic­times viet­na­miennes de l’agent orange/dioxine. Les conclu­sions du tri­bu­nal sont remises au pré­sident de la Répu­blique démo­cra­tique du Viêt Nam, au pré­sident des États-Unis d’Amérique et au secré­taire géné­ral de l’Onu.

Prin­temps 2014 — Tran To Nga assigne 26 mul­ti­na­tio­nales de l’industrie agro­chi­mique amé­ri­caine ayant fabri­qué ou four­ni l’agent orange, dont Mon­san­to et Dow Che­mi­cal. À ses côtés, se tiennent le comi­té de sou­tien à Tran To Nga, le col­lec­tif Viet­nam Dioxine, le col­lec­tif Stop Mon­san­to-Bayer et l’agrochimie, ain­si que de nom­breuses autres per­son­na­li­tés poli­tiques et asso­cia­tions envi­ron­ne­men­tales. L’Académie natio­nale des sciences des Etats-Unis estime, aujourd’­hui, que près de 80 mil­lions de litres d’her­bi­cides, dont 61 % d’agent orange, ont été déver­sés, que cet épan­dage a tou­ché 20 % des forêts du Sud Viêt Nam et empoi­son­né 400 000 hec­tares de ter­rain agri­cole.

Selon les der­nières esti­ma­tions, de 2,1 à 4,8 mil­lions de Viet­na­miens ont été direc­te­ment expo­sés aux her­bi­cides entre 1961 et 1971, aux­quels il faut rajou­ter un nombre incon­nu de Cam­bod­giens, de Lao­tiens, de civils et mili­taires amé­ri­cains et alliés. Cer­tains GI’s ont obte­nu des indem­ni­sa­tions à l’a­miable. Mais aucun civil viet­na­mien n’est jamais par­ve­nu à être dédom­ma­gé. Une vic­toire judi­ciaire de Nga en ouvri­rait la pos­si­bi­li­té.

2021 — En jan­vier, le tri­bu­nal d’Evry débute les audiences, en pré­sence de repré­sen­tants des socié­tés incul­pées. Le 10 mai, le ver­dict est ren­du : la juri­dic­tion déclare la plainte irre­ce­vable et se dit incom­pé­tente pour la trai­ter. Le tri­bu­nal d’Évry n’a pas sta­tué sur la res­pon­sa­bi­li­té des mul­ti­na­tio­nales. Il a rete­nu que ces der­nières avaient agi « sur ordre et pour le compte de l’État amé­ri­cain, dans l’accomplissement d’un acte de sou­ve­rai­ne­té ». En sep­tembre, les avo­cats de Tran To Nga (William Bour­don et son cabi­net) font appel, pour que la res­pon­sa­bi­li­té des firmes qui ont libre­ment répon­du à l’appel d’offre des États-Unis soit recon­nue. En mai, Tran To Nga est dans la rue à Paris pour la marche contre Mon­san­to-Bayer et l’agrochimie, entou­rée de jeunes militant.es.

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Tran To Nga en octobre 2024, à Mey­lan. © Régine Hau­ser­mann / TA

22 août 2024 — La cour d’appel de Paris a jugé irre­ce­vable l’appel de Tran To Nga. La mili­tante n’est pas décou­ra­gée. On conti­nue. On se pour­voit en cas­sa­tion ! « Ce n’est pas que mon com­bat, c’est aus­si celui des mil­lions de vic­times », conclut-elle.

Régine Hau­ser­mann

Des lycéens attentifs au spectacle et au combat de Tran To Nga

Avant la séance du soir, l’Hexa­gone accueillait une pre­mière repré­sen­ta­tion dans la jour­née, ce mar­di 15 octobre, avec des élèves sco­la­ri­sés dans dif­fé­rents éta­blis­se­ments de l’ag­glo­mé­ra­tion : lycée des Eaux-claires, lycée Louise-Michel, lycée Phi­lip­pine-Duchesne – ITEC Bois­fleu­ry, col­lège du Gré­si­vau­dan, Exter­nat Notre-Dame, lycée Sten­dhal, lycée Marie-Rey­noard, lycée Argouges, lycée Mou­nier… Des lycéens qui ont pu échan­ger avec Tran To Nga, à l’is­sue du spec­tacle. Mor­ceaux choi­sis.

Com­ment avez-vous su que vos mala­dies étaient dues à l’agent orange ?
« C’est en 1966 que j’ai reçu le pre­mier épan­dage d’agent orange. Puis comme jour­na­liste de guerre, j’ai patau­gé dans des champs empoi­son­nés par le poi­son. Je ne pen­sais pas être vic­time de l’agent orange. Mort de mon pre­mier enfant, puis fausse couche. Ce n’est qu’en 2008, en m’approchant de vic­times de l’agent orange, que j’y ai pen­sé. En 2011, j’ai envoyé mon sang en Alle­magne pour ana­lyse et j’ai été consi­dé­rée comme vic­time grave de l’agent orange. J’ai ensuite enga­gé un pro­cès. Je suis entou­rée dans mon com­bat par des jeunes comme vous. Il y a cinq mil­lions de vic­times. »

Pour­quoi, à l’is­sue de votre pro­cès, n’a­vez-vous pas vou­lu ajou­ter quelque chose, à la demande de la pré­si­dente ?
« Avant que je puisse m’exprimer, l’avocate des groupes chi­miques m’a atta­quée. À ce moment, voyant leur haine, leur méchan­ce­té, j’ai pen­sé qu’ils avaient peur de la vieille dame. J’ai sou­ri et dit que je n’avais rien à ajou­ter. »

En vou­lez-vous aux Amé­ri­cains ?
« L’histoire du Viet­nam est une guerre conti­nue. Ma maman m’a tou­jours édu­quée à pen­ser que les guerres sont celles des puis­sances impé­ria­listes, pas des peuples. Ma mère a été ense­ve­lie vivante et tuée. Son tor­tion­naire s’est sui­ci­dé. Non, je n’en veux pas au peuple amé­ri­cain, je milite contre les guerres. »

Édouard Schoene

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