L’Humanité à l’ère du numérique
Par Edouard Schoene
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Cyprien Caddéo, chef adjoint de la rubrique politique à l’Humanité.
Le Travailleur alpin organisait samedi 16 mars à Echirolles une rencontre-débat sur le thème « la presse progressiste à l’heure du numérique ».
Cyprien Caddeo était l’invité. Jeune journaliste à l’Humanité, il est chef adjoint de sa rubrique politique. Il est en même temps chroniqueur sur YouTube sur un vlog (blog vidéo), « La tête dans le flux ». Cyprien Caddéo faisait récemment partie de l’équipe de journalistes qui a interviewé le président Macron à la veille de la panthéonisation de Manouchian. Le débat était animé par Jérémie Giono, secrétaire départemental du PCF et l’un des intervenants de la chaîne « l’actu du TA ».
Que devient la presse papier ? Avec l’augmentation énorme du prix du papier, les coûts de production ont grimpé. Le lectorat prend de l’âge, quels que soient les titres. Le public de moins de 50 ans picore la presse sur son téléphone ou son ordinateur. L’Humanité a donc décidé d’investir l’espace numérique.
Cyprien Caddéo rappelle que le Monde a créé son journal numérique en 1995, l’Humanité en 2003, bien avant le Figaro. L’Humanité a choisi d’être présent sur tous les espaces sociaux (YouTube, Instagram, TikTok…) mais ce travail est loin d’être rentable puisque par exemple une vidéo YouTube vue par 100 000 personnes rapporte de l’ordre de 100 euros. « Je vous révèle que pour l’an prochain nous avons un projet de chaîne télé sur Twitch (heures fixes et replay) ».
« Devenir journalistes numériques peut être un piège. Parler que de ce qui crée des clics, ce serait aberrant ; on quitterait la réalité du terrain. Notre métier évolue avec les nouveaux formats (film YouTube de huit minutes). Les pratiques, par exemple, montrent qu’il faut des journalistes qui incarnent leur rubrique vidéo. Ainsi Maurice Ulrich, connu en Isère, dans « Momo décrypte » . Pour le public jeunes, on observe qu’influenceurs et journalistes sont nombreux à être en concurrence sur l’espace numérique. Il faut trouver des formes adaptées pour accrocher. »
Le débat s’est ensuite engagé avec la salle.
Cyprien Caddeo annonce que l’Humanité est entrée dans le top 100 de l’ACPM en audience (Alliance pour les chiffres de la presse et des médias), avec 3,3 millions de visiteurs uniques par mois pour l’Humanité numérique (88e). Certes le Figaro (1er) est à 150 millions, le Dauphiné libéré à 22.
Un autre défi : les GAFAM. Il n’existe pas de presse indépendante des GAFAM. Actuellement on ne peut pas être présent en dehors des GAFAM. Les algorithmes de ces plateformes sont complexes. C’est le nombre de clics sur une vidéo, un article, une photo qui font monter non seulement l’audience d’un média mais la présence d’un sujet sur l’ensemble des plateformes. Ils sont opaques et relèvent des seules décisions des plateformes qui ne favorisent pas la diffusion des idées progressistes.
L’Humanité connait une érosion de ses abonnés papier et une croissance des abonnements numériques. Mais, économiquement, il faut trois abonnés numériques pour compenser la perte d’un abonné papier. « La progression du numérique est insuffisante. Il nous faut varier les contenus de nos publications. Les vidéos et la présence sur les réseaux sociaux, qui ne rapportent rien, sont une porte d’entrée vers l’abonnement Huma (papier ou numérique). Le public ne veut plus payer l’information. Le défi est de re-convaincre de l’intérêt d’accéder à un journal. »
Sur les contenus, la question se pose de comment toucher un lectorat et un public populaire pour la future chaîne Twitch. « C’est un enjeu démocratique important pour nous qui avons été le journal de la classe ouvrière, souligne Cyprien Caddéo. Le public populaire n’achète pas la presse papier. Les jeunes des quartiers populaires sont dans la défiance vis-à-vis des médias, du et des pouvoirs. Le numérique est un enjeu pour toucher ces jeunes qui visitent les sites numériques. Il faut trouver le langage adapté, être sur nos bases marxistes et savoir parler. Renforçons l’espace numérique de gauche (Le Media, Blast…). Nous ne sommes pas concurrents. Notre spécificité c’est de faire vivre trois titres (Huma, Huma magazine et numérique). »
Un militant témoigne sur la période de diffusion militante de l’Humanité dans les quartiers. Cyprien Caddéo répond en évoquant la nécessité de trouver l’équivalent des CDH en diffuseurs de l’Humanité numérique, en élargissant le lectorat au-delà des militants du PCF, en partageant les contenus de l’Huma sur les réseaux sociaux. Un militant souligne l’importance de la souscription pour l’Humanité, significative en Isère. Cyprien Caddéo remercie celles et ceux qui répondent à l’appel à la souscription. L’essentiel de notre revenu en vente, c’est le papier, dans le contexte de la disparition des kiosque et d’une distribution postale aux abonnés de plus en plus aléatoire. Ces dons permettent à l’Huma d’investir, notamment dans la perspective de la création de la chaîne Twitch.
L’écriture numérique est-elle spécifique ? Faut-il choquer, provoquer pour susciter des clics et un élargissement de l’audience ?
Cyprien Caddéo rappelle que c’est la stratégie de l’extrême droite. « C’est facile pour eux, quand on a un discours de haine et d’exclusion, ça fait plus facilement réagir. » De fait, « la fachosphère est sortie de la marginalité numérique entre autre par la surréaction de la gauche et la surabondance des commentaires en ligne pour dénoncer ces contenus ». De la même manière que les réactions de la fachosphère sur la chaîne YouTube l’Actu du TA renforce son audience. L’extrême droite s’est servie abondamment des outils numériques. L’extrême droite a trop longtemps été la plus active parmi les intervenants politiques sur les réseaux.
Ce qui ne signifie pas pour autant « qu’il faut faire la même chose » par des contenus simplistes et « pièges à clics ». Tout en s’interrogeant. « Nous sommes dans la culture bourdeusienne, « les faits divers c’est de la diversion ». C’est vrai mais c’est un peu court. Nous avons intérêt à traiter des faits divers tels les féminicides. L’extrême droite saute sur des faits divers qu’ils manipulent comme à Romans. Il ne faut pas tomber dans l’émotionnel, mais sachons incarner des faits divers révélateurs de faits de société ; le fait divers, ça dit quelque chose de notre société. » Réflexion qui concerne aussi l’écriture journalistique : « Quand je réfléchis à titrer mes vidéos, bien sûr je fais attention. Exemple : « qui est chaud pour une guerre » , ça a plus de chances d’attirer le lecteur numérique (ou papier d’ailleurs) que « le choix de l’intervention armée est dangereux pour la paix » ».
Une soirée qui s’est conclue autour d’un repas préparé par des militants d’Echirolles.
Evolution aussi avec les partenariats Humanité youtubeurs. Le journaliste de l’Humanité évoque Bolchegeek , la collaboration de l’Humanité avec cette chaîne youtube, engagée. Bolchegeek, dont l’animateur sera l’un des participants à la prochaine fête du TA, les 28 et 29 juin à Saint-Egrève.
« Ce type de coopération doit se multiplier dans l’intérêt mutuel du journal et de ces chaînes. L’intérêt de ces collaborations, ce sont notamment les sujets traités par ces médias qui sont un « angle mort » à l’Huma (mangas,…). »
Une conclusion en forme d’accroche journalistique ? « N’oublions pas que l’on n’a jamais autant lu en France, même si ce n’est pas sur du papier, même si tout n’est pas de la littérature ».
Ce que Cyprien Caddéo explicite : « Il ne s’agit pas de courir après TikTok, mais d’être aussi présent sur TikTok. Il ne faut pas être que là, mais il faut y être, sur une plateforme qui touche les 12–16 ans. Avant de gagner un match, il faut entrer sur la pelouse ».
En bénéficiant des deux atouts de l’Humanité, dont aucun autre titre de presse ne dispose : « son lien étroit avec ses lecteurs et la fête de l’Huma. La fête de l’Huma, aucun média en Europe ne dispose de l’équivalent. Toutes les générations sont là, pour cet événement populaire, festif, joyeux, politique, culturel. Nous devons travailler pour faire connaître le lien entre cette fête et nos publications ».