Le travail paysan, variable d’ajustement des marges de l’industrie et de la distribution

Par Luc Renaud

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Vivre de son travail. D’un travail indispensable. C’est la revendication première des agriculteurs. Dans un pays où des millions de personnes n’ont pas accès à une nourriture saine en quantité nécessaire, c’est aujourd’hui un enjeu de société. Et plus des mutations incontournables liées au changement climatique et à la sauvegarde de la biodiversité.

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A Saint-Quentin-Fallavier, le barrage installé par la Confédération paysanne au péage de l'autoroute A 43. Une voie très utilisée par les plateformes logistiques des centrales d'achat de la grande distribution.

« Nous sommes sans doute la seule profession qui ignore, avant qu’il soit commercialisé, à quel prix elle va pouvoir vendre le fruit de son travail ; ce n’est pas le producteur qui fixe son prix de vente. » Maud Charat, agricultrice à Saint-Aupre et élue de la Confédération paysanne à la chambre d’agriculture, évoque d’abord la questions du revenu. « Une question de dignité », dit-elle, en plus de du minimum nécessaire pour vivre.

Un tiers des agriculteurs vivent sous le seuil de pauvreté. Situation contrastée : rien à voir entre les grands exploitants céréaliers et la petite exploitation. Reste une réalité : le prix payé au producteurs tout comme le prix payé par le consommateur échappe aux uns… comme aux autres.

La loi issue des états généraux de l’alimentation dite EGAlim date de 2018. Elle était censée établir des prix planchers. Le premier – gros – trou dans la raquette, c’est qu’elle tient compte des prix de production. « La rémunération du travail ne fait pas partie des bases de calcul », note Maud Charat. La Confédération paysanne demande « l’instauration de prix planchers au niveau de notre prix de revient (coûts et rémunération du travail, incluant les cotisations) ». Mais là n’est pas le seul problème : ces prix de production servent de base de négociation à 30 % du volume de la production agricole, qui passe par des organisations professionnelles avec des prix planchers, le reste est régi par… les lois du marché et les négociations entre industriels de l’agroalimentaire et grande distribution. Ce que le barrage établi par deux cents agriculteurs à l’appel de la confédération paysanne au péage de Saint-Quentin-Fallavier voulait dénoncer, à proximité des plateformes logistiques.

Revenu, et conditions de travail. Stéphane Gervat, agriculteur à Saint-Siméon-de-Bressieux, en témoigne : « Il faut être passionné, avec soixante-cinq heures de travail pour une semaine normale. C’est sept jours sur sept. Tous les matins dès 5 h 30 et finir vers 19 h 30. Avec les marchés de novembre et décembre, il faut compter quatre-vingt-dix heures par semaine. Les vacances, c’est deux jours par an ».

Les trous dans la raquette de la loi EGAlim

Un temps de travail pour partie consacré aux dossiers administratifs. Notamment pour remplir les dossiers qui permettent d’avoir accès aux subventions de la Politique agricole commune, sans lesquelles l’agriculture n’existerait plus en France. « Les critères d’attribution favorisent les grandes exploitations mécanisées avec le système de prime à l’hectare, commente Maud Charat, nous demandons un système de prime au travail humain ». Mais il y a aussi le temps de travail consacré à l’ordinateur, d’autant que des normes nationales s’ajoutent aux exigences européennes. Chaque parcelle doit être caractérisée, chaque animal suivi. Avec le système connu des plateformes qui bloquent le processus si la machine estime que la réponse apportée ne lui convient pas. D’autant plus complexe pour les exploitations de polyculture élevage aux parcelles morcelées, comme l’est l’exploitation de Maud Charat.

« C’est très long et j’y passe de plus en plus de temps, il faut faire les dossiers, puis reprendre avec les modifications demandées, joindre les photos…», précise Stéphane Gervat. Le tout pour des versements dont le solde intervient parfois un an après la demande. Non sans quelques aberrations : « On sait travailler avec les aléas climatiques, la sécheresse, la pluie… et pourtant on nous dit quand il faut semer. Deux jours par semaine, il y a des photos satellites qui surveillent nos terres, avec un contrôle si la coloration n’est pas celle attendue. Un arbre qui crève, on n’a pas le droit de le couper même s’il est dangereux, il faut attendre l’accord de la direction départementale des territoires, envoyer des photos, faire une demande ». Un système dont il est impossible de s’abstraire : « J’ai eu un contrôle de la Cour européenne des comptes. Quatre voitures sont arrivées et quinze personnes représentaient quatre pays dont un député européen », se souvient Stéphane Gervat.

S’abstraire – un peu – du système, c’est possible grâce à la vente directe. L’Isère est l’un des départements où la part de la vente directe est la plus développée. Pour des raisons géographiques et démographiques : des bassins de consommation à proximité d’une agriculture diversifiée. « C’est un autre métier », note Maud Charat. « La relation avec la clientèle, je trouve ça gratifiant, mais il existe aussi des paysans qui souhaitent se concentrer sur le travail agricole. » D’autant que, dans le pays, les producteurs sont parfois géographiquement éloignés des consommateurs : « A la Conf, nous défendons tout aussi bien les agriculteurs en filière courte que longue ». »

S’abstraire – un peu – du système, c’est possible grâce à la vente directe. L’Isère est l’un des départements où la part de la vente directe est la plus développée. Pour des raisons géographiques et démographiques : des bassins de consommation à proximité d’une agriculture diversifiée. « C’est un autre métier », note Maud Charat. « La relation avec la clientèle, je trouve ça gratifiant, mais il existe aussi des paysans qui souhaitent se concentrer sur le travail agricole. » D’autant que, dans le pays, les producteurs sont parfois géographiquement éloignés des consommateurs : « A la Conf, nous défendons tout aussi bien les agriculteurs en filière courte que longue ».

Concurrence déloyale

Colère. Colère devant ces importations qui n’obéissent pas aux mêmes règles que celles qui régissent la production en France. Ce que favorise la multiplication des traités de libre échange ratifiés par l’Union européenne. Le Mercosur avec l’Amérique latine et sa production de viande fait l’actualité ; il est pour l’heure suspendu. Mais les accords avec le Canada, qui utilise des pesticides interdits en France, ou la Nouvelle-Zélande et ses ovins sont sur les rails. Des accords lointains qui masquent une réalité plus importante en volume : la concurrence des pays européens. Chaque État peut imposer des normes plus strictes que le plancher européen. Ce que fait la France. Et l’on pense ici aux fraises andalouses. D’où la revendication paysanne : taxer aux frontières pour que le prix d’entrée soit équivalent au coût de revient français.

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Stéphane Gervat, exploitant agricole à Saint-Siméon-de-Bressieux.

L’agriculture a besoin de la science

Une agriculture plus vertueuse ? En développant la recherche et en accompagnant la mutation. Pas en dénonçant les pratiques agricoles.

«Des plans de réduction des produits phytosanitaires, ça existe depuis des décennies et pourtant la consommation ne diminue pas », constate Maud Charat, élue de la Confédération paysanne à la chambre d’agriculture. Une nécessité, pourtant. D’abord pour la santé des agriculteurs, en première ligne face aux risques sanitaires que représentent ces usages.

Revenir sur les restrictions d’emploi de ces produits n’en est pas moins une demande de la profession. « A la Conf, nous pensons que c’est une catastrophe écologique ; cela dit, tout le monde peut comprendre le ras-le-bol face aux importations et à l’absence d’alternatives à la chimie. »

Si des agriculteurs utilisent des produits phytosanitaires, ce n’est pas toujours de gaieté de cœur. « Je m’en sers le moins possible, témoigne ainsi Stéphane Gervat, ne serait-ce que parce que c’est de plus en plus cher. »

Surmarges sur le bio

Sortir de l’agriculture chimique ne passe pas par l’amputation des revenus par une écologie punitive, mais implique un développement de la recherche agronomique. « La recherche manque de financements et il faut aussi savoir que toutes les molécules actuellement utilisées ne pourront pas être remplacées : ce sont des techniques à revoir, à mettre au point, pour aller vers des sols plus vivants… ce qui implique de la formation et un accompagnement économique. ». En un mot, la transition imposée et subie par des agriculteurs pris à la gorge, ça ne marche pas.

Et pourtant, le gouvernement poursuit dans cette logique. « Les aides à la conversion vers l’agriculture biologique diminuent et l’aide au maintien en bio a été supprimée en 2017 », note Maud Charat.

Plus encore, les débouchés se réduisent. « Le bio bénéficie d’une image qui a été exploitée par la distribution pour accroître ses marges, explique Maud Charat, des marges très supérieures sur le bio comparativement à la production conventionnelle. » En cette période de réduction du pouvoir d’achat, la consommation du bio diminue et réduit les débouchés. D’où l’une des revendications de la Confédération paysanne, « l’interdiction des sur-marges de la grande distribution, pratiquées sur les signes officiels de qualité, notamment sur les produits bio ».

La transition est nécessaire pour des raisons sanitaires, climatiques et environnementales. Elle ne se fera pas contre les agriculteurs.

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Laurent Colas, maraîcher à Moirans, l’un des responsables de la Confédération paysanne en Isère.

Libérer l’alimentation des marchés financiers

La sécurité sociale de l’alimentation : une pratique qui germe dans quelques grandes villes.

Bordeaux, Strasbourg, Lyon, Montpellier expérimentent la sécurité sociale de l’alimentation. À Montpellier, une caisse permet aux habitants volontaires de dépenser chaque mois 100 euros via une monnaie solidaire, dans des lieux de distribution alimentaire ouverts à tous, choisis par un comité (épiceries, magasins, groupements d’achats… respectant des critères élaborés par le comité local).

Cette caisse a pour but de favoriser et soutenir l’accès des habitants à des aliments sains, produits dans des conditions respectueuses de l’environnement, et de contribuer au développement de circuits de production et de distribution « durables » en termes de santé, d’environnement, d’accessibilité, d’économie, de travail… La caisse est financée par les cotisations volontaires des membres, et complétée par des subventions.
Grenoble a acté le premier pas vers une SSA. Les adjoints Antoine Back et Salima Djidel en ont présenté le projet dont la mise en œuvre pourrait avoir lieu à l’automne.

Un projet grenoblois pour l’automne

« C’est un enjeu », indique Laurent Colas, maraîcher à Moirans, militant à la confédération paysanne, qui propose une convention citoyenne de l’alimentation pour cerner les besoins de production. « Nous avons déjà tous nos circuits de distribution. Il faut plus de producteurs au niveau local pour assurer la souveraineté alimentaire de tous. Nous devons sortir du libre échange pour que les paysans soient rémunérés correctement et puissent accéder à du foncier. »

La terre à cultiver, cela reste une difficulté : « Il faut être à l’affût. Lorsque du foncier se libère, ce sont souvent de grandes surfaces et il est difficile de postuler. »

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millions de français

ne mangent pas à leur faim, soit 16 % de la population (9 % en 2016). Ce chiffre est issu d’une étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc), publié le 17 mai 2023. La précarité alimentaire touche particulièrement les jeunes adultes : 24 % des moins de 40 ans ne mangent pas à leur faim, contre 17 % des 50-59 ans. Parmi ceux qui connaissent la précarité alimentaire, on retrouve davantage de femmes que d’hommes (18 % contre 14 %).

La sécurité sociale de l’alimentation

Les fondements de la sécurité sociale de l’alimentation sont l’universalité, le financement par la cotisation et le conventionnement démocratique. Universalité : le droit pour tous d’accéder à l’alimentation de son choix, que l’on soit riche ou pauvre. Cotisation : chaque citoyen finance le système de sécurité sociale de l’alimentation en fonction de ses moyens et utilise sa carte de sécurité sociale alimentaire selon ses besoins. Conventionnement démocratique : un contrat entre le producteur et celui qui mange. Des citoyens qui décident en assemblées collectives de leur alimentation, des types de produits qu’ils souhaitent manger et du revenu assuré aux paysans conventionnés. Ce qui permet de dissocier les prix agricoles du marché.
La SSA est prévue pour être intégrée au régime général de la Sécurité sociale.
L’alimentation est l’un des trois postes de dépenses contraintes des ménages, avec le logement notamment.

Suicides

Selon des études de la Mutualité sociale agricole, deux agriculteurs se suicident chaque jour, en moyenne, en France. Différentes études estiment entre un quart et un tiers le nombre d’agriculteurs dont le revenu est inférieur au seuil de pauvreté.

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