Violences urbaines. « Nous avons beaucoup discuté avec les habitants ; ce dialogue, nous allons le poursuivre »

Par Luc Renaud

/

La ville d’Échirolles a été relativement épargnée par les violences urbaines de la fin du mois de juin. Et ce n’est pas par hasard. Une volonté de dialogue, un engagement sur le terrain, des politiques municipales de long terme... Reste que tout ne dépend pas de décisions locales. Amandine Demore, première adjointe au maire, nous livre son sentiment.

Image principale
Amandine Demore, première adjointe au maire d'Echirolles, conseillère départementale.

« Lais­sez-nous gérer ». Au soir du 30 juin, Aman­dine Demore s’adressait en ces termes aux res­pon­sables de la police natio­nale venus avec armes et gyro­phares pour répri­mer la contes­ta­tion vio­lente qui s’exprimait à Échi­rolles après la mort de Nahel. Un choix dif­fi­cile. Les dégra­da­tions avaient com­men­cé la veille. Aman­dine Demore et les élus échi­rol­lois y avaient déjà pas­sé la nuit, jusque vers deux heures du matin. Le len­de­main ven­dre­di, « nous avons fait le tour des asso­cia­tions, des parents de tous ceux dont nous savons qu’ils ont une parole écou­tée pour que les jeunes ne sortent pas le soir ». Les ser­vices muni­ci­paux ont éga­le­ment été mobi­li­sés. Avec une consigne pour la police muni­ci­pale : ne pas se mon­trer. Tout comme était deman­dé à la police natio­nale de res­ter à dis­tance. « Cer­tains jeunes n’avaient qu’une envie, ‘‘cas­ser du bleu’’. » L’hélicoptère qui sur­vo­lait l’agglomération avec son pro­jec­teur n’était pas fac­teur d’apaisement. « Il y a eu des moments anxio­gènes », témoigne Aman­dine Demore dont la pre­mière inquié­tude était le risque de mise en dan­ger de jeunes Échi­rol­lois.

La déci­sion s’est avé­rée être la bonne. Le coût pour la ville de ces trois jours qui ont agi­té le pays s’élève à 170 000 euros, 234 000 si l’on y ajoute ce qui relève de la métro­pole. Essen­tiel­le­ment du mobi­lier urbain ave­nue des Etats géné­raux, pas de bâti­ments publics, si ce n’est des vitres de l’hôtel de ville. Les quar­tiers du Vil­lage II et de la Luire ont été épar­gnés par les vio­lences. Trois com­merces ont été vic­times de dégra­da­tions et de vols. Loin, très loin de ce qui a pu être consta­té à Gre­noble – où des com­merces ont été pillés, par delà la reven­di­ca­tion de jus­tice pour Nahel – ou à Fon­taine. Très loin aus­si de ce qui aurait pu se pro­duire si les appels à « lais­ser les jeunes s’exprimer » lan­cés par une par­tie de l’opposition muni­ci­pale de gauche avaient été enten­dus.

« Pen­dant ces trois jours, nous avons beau­coup dis­cu­té avec les habi­tants ; ce dia­logue, nous allons le pour­suivre », insiste Aman­dine Demore. L’échange a été dif­fi­cile avec les jeunes en colère. « Nous avons été res­pec­tés, il nous reste à pou­voir nous par­ler sans inter­mé­diaires. » Le dia­logue a en revanche été nour­ri avec les familles, les asso­cia­tions. « Ce qu’ils nous décrivent, c’est un rap­port avec la police pro­fon­dé­ment dété­rio­ré. On nous parle de racisme, de mépris… Plu­sieurs témoi­gnages pour nous dire qu’il y a quinze ans, les poli­ciers étaient connus et res­pec­tés, tan­dis qu’aujourd’hui les forces de l’ordre sont jugées loin­taines et poten­tiel­le­ment dan­ge­reuses. »

Police municipale. Une mission première, la proximité pour un cadre de vie apaisé

Fruits amers de poli­tiques gou­ver­ne­men­tales axées sur le tout sécu­ri­taire et la dimi­nu­tion du nombre de fonc­tion­naires de police. Dans une décla­ra­tion publiée le 1er juillet, la Coopé­ra­tive natio­nale des élus com­mu­nistes sou­ligne que « les com­mis­saires nous confient devoir jon­gler avec l’impossible au vu des effec­tifs réduits. Comme le reste des ser­vices publics, la police est vic­time de la poli­tique libé­rale du pro­fit roi ; de même qu’il faut don­ner les moyens à la jus­tice d’être effi­cace, en par­ti­cu­lier à celle des mineurs ». Et d’appeler à « un grand débat natio­nal pour per­mettre à la police de ser­vir le peuple ».

Débat qui aura lieu à Échi­rolles. Pour l’heure, pas au niveau natio­nal, à en juger par les décla­ra­tions gou­ver­ne­men­tales de l’été. « Dans nos ren­contres de quar­tier, nous allons dis­cu­ter de ce qui s’est pas­sé, indique Aman­dine Demore, et nous allons le faire avec le concours de l’ensemble des ser­vices de la ville au contact des habi­tants et des jeunes, et par­mi ceux-ci, les poli­ciers muni­ci­paux dont la mis­sion pre­mière est la proxi­mi­té pour un cadre de vie apai­sé ».

Aman­dine Demore évoque encore une meilleure coor­di­na­tion entre ser­vices jeu­nesse, des sports, la police muni­ci­pale – qui n’est pas la police natio­nale même si elle a l’obligation légale de por­ter des uni­formes bleus –, l’action cultu­relle… pour une pré­ven­tion effi­cace de la rup­ture du lien social.

Un chan­ge­ment au niveau de l’État serait évi­dem­ment bien­ve­nu : « culpa­bi­li­ser les familles, pour ne prendre que cet exemple, ce n’est fran­che­ment pas à la hau­teur ». Aman­dine Demore sou­hai­te­rait au contraire une col­la­bo­ra­tion plus effi­cace entre la ville et l’éducation natio­nale pour lut­ter contre le décro­chage sco­laire ou agir pour l’égalité des genres. « Dans la réno­va­tion urbaine, on a pri­vi­lé­gié le bâti ; c’est néces­saire, mais il faut aus­si s’occuper des gens », dit-elle éga­le­ment. Et, évi­dem­ment, l’élue demande à l’État une police natio­nale plus proche au quo­ti­dien.

Sans oublier l’impact de la baisse des dota­tions de l’État : depuis 2015, 5,4 mil­lions d’euros par an, l’équivalent de la tota­li­té, chaque année, du bud­get consa­cré à la petite enfance.

2005–2023 à Fon­taine : les faits

En 2005, les équi­pe­ments publics avaient été ouverts à la demande du maire, très enga­gé sur le ter­rain, avec des adultes mobi­li­sés (élus, ser­vices muni­ci­paux, mili­tants et béné­voles) pour débattre avec les jeunes, entendre leur malaise. Déjà, la ques­tion du racisme dans la police était posée : mais des poli­ciers venaient débattre. Il res­tait une police de proxi­mi­té. Et Fon­taine béné­fi­ciait d’une grande MJC, de quatre salles d’animation de proxi­mi­té et d’une équipe de six ani­ma­teurs pré­sente au quo­ti­dien, des équipes d’éducateurs de l’APASE, d’une mis­sion locale très pré­sente, d’une ins­tance de média­tion sociale avec des habi­tants volon­taires pour gérer des conflits, d’une police muni­ci­pale de dia­logue et de proxi­mi­té… En 2005, la poli­tique de la ville concer­nait cinq quar­tiers, plus de 12 000 habi­tants, et la com­mune était qua­si inté­gra­le­ment en réseau d’éducation prio­ri­taire.

En 2023, les seuls inter­lo­cu­teurs des jeunes sont des poli­ciers, des drones, des camé­ras de vidéo­sur­veillance. La poli­tique de la ville est déman­te­lée : plus de cré­dits d’investissement, un seul quar­tier prio­ri­taire (2000 habi­tants). La MJC a été liqui­dée, les salles de quar­tier et l’animation de proxi­mi­té n’existent plus, les média­teurs sont licen­ciés ou non rem­pla­cés, plus d’instance de média­tion sociale, l’animation jeu­nesse se résume à des « coups » média­tiques. Une mis­sion locale métro­po­li­sée qui s’éloigne, des équipes de l’APASE aux effec­tifs insuf­fi­sants, mal recon­nues par les élus qui ne jurent que par l’action poli­cière. Équipe muni­ci­pale qui compte dans ses rangs des per­son­na­li­tés qui ont défrayé la chro­nique par des décla­ra­tions racistes, ce que les jeunes n’ont pas oublié.

Contestation estivale à Fontaine

« En jour­née comme en soi­rée, pro­fi­tez gra­tui­te­ment des ani­ma­tions ori­gi­nales et déjan­tées pro­po­sées cet été à Fon­taine : ciné­ma en plein air, créa­tions de baguettes magiques… », disait la mai­rie. De la magie, il en aura fal­lu pour trans­for­mer les horaires de pis­cines res­treints, les tarifs aug­men­tés… en diver­tis­se­ments déjan­tés. « Des loge­ments vides et la mai­rie sup­prime des héber­ge­ments  : l’été à Fon­taine, c’est cam­ping obli­ga­toire pour les pauvres. » « 900 000 euros dans la vidéo­sur­veillance : l’été à Fon­taine c’est du fric pour big bro­ther, la jeu­nesse dans le viseur. », pou­vait-on lire cet été sur des affiches lar­ge­ment col­lées sur les pan­neaux fon­tai­nois. 

Fontaine-3-juillet/
Le 3 juillet, des ras­sem­ble­ments par­tout en France, comme ici à Fon­taine.

Des drones et des caméras pour interlocuteurs

À Fontaine, la violence a montré ce que peuvent être les conséquences de choix politiques.

En 2005, lors des pré­cé­dentes émeutes natio­nales dans les quar­tiers popu­laires, Fon­taine avait été une des villes les moins tou­chées par les actes de vio­lences urbaines. Saluée par le pré­fet à l’époque pour sa capa­ci­té à assu­rer une média­tion, un dia­logue et un retour à la paix civile.

En 2023, c’est la muni­ci­pa­li­té de Fon­taine que le pré­fet est venu sou­te­nir, au len­de­main d’actes de des­truc­tion de ser­vices publics les plus graves de l’agglomération.

Chan­ge­ment d’époque ? Quelques faits sont mar­quants.

L’école de musique, la cantine…

En 2005, la muni­ci­pa­li­té com­mu­niste avait pu comp­ter sur des acteurs édu­ca­tifs nom­breux, des média­teurs, les clubs et asso­cia­tions pour aller à la ren­contre des jeunes pen­dant les jours chauds.

En 2023, la muni­ci­pa­li­té a chan­gé, ses choix poli­tiques éga­le­ment. Certes, le maire et son équipe ne sont pas res­pon­sables à eux seuls d’un phé­no­mène natio­nal. Certes, mais quand même : M. Lon­go s’affiche avec Macron ; M. Tho­viste est res­pon­sable du groupe des élus macro­nistes à la métro­pole : ils sont soli­daires de la poli­tique de casse sociale.

Loca­le­ment, outre la fer­me­ture d’équipements, la sup­pres­sion de postes à l’école de musique muni­ci­pale, à la Source, à la média­thèque, ils font explo­ser les tarifs de la can­tine… Ils par­ti­cipent au sen­ti­ment d’exclusion de toute une popu­la­tion.

Edouard Schoene

Francois-Marchive/
Fran­çois Mar­chive, syn­di­ca­liste à Sud et socio­logue cli­ni­cien à l’Institut d’étude sociale de Gre­noble.

Face aux conséquences du choix néolibéral, la fuite en avant autoritaire

Les événements de la fin juin posent la question du rôle de la police, de la fracturation de la société et de la chape de plomb des politiques néolibérales. Le point de vue de François Marchive, sociologue.

Le 27 juin, à Nan­terre, Nahel est tué. Cette mort s’ajoute à d’autres, sous les tirs de la police. Des morts qui se res­semblent : des hommes, le plus sou­vent non-blancs, issus des classes popu­laires. Des pou­belles, des abri­bus, des voi­tures brûlent. Des locaux de la police sont visés, des mai­ries, des écoles… Des maga­sins sont pillés.

« Le fait cen­tral, c’est le meurtre de Nahel », note Fran­çois Mar­chive. Dans un contexte où les jeunes hommes « per­çus comme noirs ou arabes » ont « une pro­ba­bi­li­té vingt fois plus éle­vée que les autres d’être contrô­lés » par la police. Le 30 juin, la France a fait l’objet d’un ferme rap­pel à l’ordre. « C’est le moment de s’attaquer sérieu­se­ment aux pro­fonds pro­blèmes de racisme et de dis­cri­mi­na­tion raciale par­mi les forces de l’ordre », a décla­ré Ravi­na Sham­da­sa­ni, porte-parole du Haut com­mis­sa­riat des Nations unies aux droits de l’homme.

« Les vio­lences poli­cières sont géné­ra­li­sées envers ceux qui contestent. Il faut par­ler du main­tien de l’ordre. Il ne faut pas oublier que la police, c’est le main­tien de l’ordre bour­geois avant tout », com­mente Fran­çois Mar­chive.

Reconquérir une identité moderne de travailleur

Les révoltes sont per­ma­nentes. Une grande par­tie de la popu­la­tion n’en peut plus. Les contes­ta­tions sont mul­ti­formes ; grèves, mani­fes­ta­tions, émeutes. Des luttes qui convergent vers les ques­tions sociales. Face à ces mou­ve­ments, la répres­sion est bru­tale. Les forces de l’ordre uti­lisent des armes qui mutilent : gilets jaunes, Sainte-Soline, la bataille des retraites, les émeutes de fin juin 2023.

« Le bloc libé­ral impose ses poli­tiques éco­no­miques et sociales ; les ser­vices publics s’écroulent. Il fau­drait pour­tant des plans d’investissement mas­sifs pour répondre aux besoins de la popu­la­tion. »

Fran­çois Mar­chive pour­suit : « pour légi­ti­mer sa domi­na­tion, il ne reste au bloc bour­geois que le racisme, et une fuite en avant auto­ri­taire. Le bloc pro­gres­siste est à la peine : long­temps, l’identité de tra­vailleur était struc­tu­rante. Mais 40 ans de néo­li­bé­ra­lisme l’ont mise à mal. Les logiques mana­gé­riales pri­vi­lé­gient le ren­de­ment sur le tra­vail bien fait. Le capi­ta­lisme ne séduit plus, il domine par le mal-être dans l’entreprise et ailleurs : les jeunes tra­vailleurs sont moins atta­chés à ce que le capi­tal a fait du tra­vail ». Le socio­logue évoque le concept, mis au jour par Danielle Lin­hard, de la pré­ca­ri­té sub­jec­tive, qui se rajoute à la pré­ca­ri­té objec­tive – CDD, contrats de mis­sion, inté­rim… « Ce sen­ti­ment de pré­ca­ri­té géné­ra­li­sé est un outil de la domi­na­tion néo­li­bé­rale. »

Pour Fran­çois Mar­chive, « on se trouve au cœur des contra­dic­tions. Le fas­cisme c’est une situa­tion révo­lu­tion­naire sans pers­pec­tive révo­lu­tion­naire, disait Trots­ki. C’est comme ça, il me semble, que l’on peut sai­sir la mon­tée de l’extrême droite ».

D’où l’urgence de « don­ner du sens, de l’espoir ; le mou­ve­ment ouvrier doit s’adapter, évo­luer pour construire du com­mun, construire une mobi­li­sa­tion popu­laire pour un vrai chan­ge­ment ».

Mary­vonne Mathéoud

Partager cet article

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *