Crise sanitaire. Voyage à travers les trous de la raquette
Par Luc Renaud
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Les professionnels de santé sont en première ligne. Parmi d’autres. Et l’épidémie met en lumière l’affaiblissement de notre système de santé, à l’œuvre depuis quelques décennies. A l’hôpital, bien sûr. Chez les kinés, aussi. Entretiens croisés à l’hôpital et dans un cabinet libéral, dans deux secteurs qui ne sont pas directement confrontés au virus.
Ce n’est pas l’état de siège. Mais quand même. Gel à l’entrée, jauge limitée, masques FFP2 pour les professionnels… « Les patients sont inquiets et nous aussi, par ricochet. » Marc Doubinsky est kinésithérapeute, en libéral, à Echirolles. Avec, en novembre, une fréquentation du cabinet divisée par deux, par rapport aux périodes « normales ». Encore s’estime-t-il heureux : « au printemps, nous avions été contraints de fermer ». Il y aurait bien une perspective pour accroître le chiffre d’affaires, celle de la prise en charge de soins à des patients atteints du Covid et dont le paiement pourrait être majoré par la Sécurité sociale. Des soins de rééducation après la maladie. « Je ne suis pas sûr que je serai candidat, s’excuse Marc Doubinsky, je suis ‘‘à risque’’, ça m’embête de refuser, mais j’hésite. »
Tout n’est pas affaire de chiffre. Cette possibilité d’ouvrir pendant la seconde vague a été vécue comme une reconnaissance. « Nous soignons, la kiné, c’est aussi nécessaire que la médecine. » De fait, « le confinement des corps, l’absence d’activité physique ou des postes de travail inadaptés à la maison, ça peut aggraver des pathologies, induire des douleurs que nous pouvons traiter ».
Pourtant, l’ensemble des professions médicales le constatent. « Nombre de patients hésitent à venir s’ils n’ont pas de symptômes graves et tout ce qui n’est pas urgent a été déprogrammé. » Philippe Kahane est neurologue au CHU. Le non Covid attendra, parfois à l’initiative des patients eux-mêmes, qui ne se sentent pas « prioritaires ». Les conséquences d’un retard de diagnostic d’un cancer, tout le monde comprend. « On sait moins qu’un traitement kiné différé, cela peut laisser des séquelles définitives ; c’est marginal, mais ça existe », commente Marc Doubinsky. « On ne fait pas du confort, ici ».
Des patients qui renoncent aux soins, mais une réalité qui demeure, têtue. Car un autre point commun aux professions de santé, ce sont bien sûr les conséquences, mises en évidence par l’épidémie, des politiques systématiques de réduction de moyens. « On paie la dégradation du service public hospitalier à l’œuvre depuis 20 ans ; et puis rien n’a été anticipé depuis le printemps, en particulier en matière de recrutement de personnels, alors que la deuxième vague était certaine », note Philippe Kahane.
Pour les kinés, cela se traduit par une restriction des possibilités d’installation. « Nous ne pouvons plus prendre de nouveaux patients – patients, pas clients, j’y tiens –, nous sommes complets et un système empêche l’installation de nouveaux cabinets dans des zones, comme l’agglo grenobloise, dites suréquipées ». Résultat : « les ordonnances délivrées par les médecins ne peuvent pas toutes être honorées ». Moins de soins, moins de dépenses. « Ce sont les lits fermés, bien avant la crise sanitaire, qui limitent les capacités d’accueil en neurologie, témoigne Philippe Kahane, et pas l’affectation provisoire de personnels du service pour aller traiter des patients covid. »
« La Covid-19 ne fait qu’accentuer le phénomène »
La crise ne se vit pas uniquement en terme de capacité d’accueil. « Notre jauge est limité à 50 %, mais ce que la crise met en évidence, c’est une évolution de notre métier qui a débuté il y a déjà quelques temps ; nous avons de plus en plus un rôle social, psychologique, d’écoute… » Dans un parcours de soin, le kiné est celui chez qui la séance dure le plus longtemps. Et l’on peut parler… pas comme chez un dentiste. « Ce que nous voyons ici est à l’image de la société ; le repli sur soi, les difficultés de tous ordres, le délitement du lien social…, nous le ressentons directement dans nos pratiques de soin ; la Covid ne fait qu’accentuer le phénomène par les peurs qu’elle provoque. » L’implication dans le soin et la charge qu’elle induit en est accrue d’autant.
La charge de travail plus lourde, elle est ressentie très directement à l’hôpital. Même si les urgences sont prises en charge et si le personnel n’en est pas à devoir choisir entre les malades, Philippe Kahane témoigne d’une situation plus pénible qu’au printemps : « alors que la première vague s’était déroulée dans une bonne ambiance de quasi auto-gestion par les personnels médicaux, là, on est revenu à la surabondance habituelle de contraintes administratives ; les ordres et contre-ordres ministériels nous épuisent ! »
Vues croisées en neurologie et en kinésithérapie, des soins qui ne sont pas en première ligne face à la Covid 19. Témoignages qui soulignent que c’est bien le système de santé dans son ensemble dont l’épidémie révèle les fragilités.
Livres. L’urgence et les solutions d’avenir
Novembre sans livres. Pas tout à fait, les libraires ont inventé. Mais la perte reste importante. Et la crise appelle des choix nouveaux pour la ville.
Non essentiel. Le couperet est tombé, sur les librairies comme sur d’autres commerces. Pour autant, après un confinement printanier aux rigueurs hivernales, des solutions ont été trouvées. « Dès le mois de mai, de nouveaux clients sont venus, notamment grâce à la plateforme “petit commerce” », témoigne Yves Baruffaldi, libraire à la Dérive.
Chez Arthaud, librairie de trente-trois salariés, il a fallu organiser le chômage partiel. « Tout le monde travaille, nous tenons à préserver le collectif », indique Claire Criscuolo, directrice. Chaque fois que les compétences ne sont pas par trop spécifiques, les postes sont partagés, de façon à ce que le lien avec la librairie soit maintenu pour tous.
Le livre sans contact, ce n’est pas notre métier
Et les libraires tentent de limiter les pertes avec les expéditions, les commandes par internet… tout en rappelant que le livre sans contact, « ce n’est pas notre métier ». « Notre association “Rives et Dérives” est en sommeil ; toutes les rencontres avec les auteurs en librairie sont annulées », se désole Yves Baruffaldi.
On se bat, ce qui n’empêche pas l’amertume.
Dominique Bochet (BD Fugue) commente : « On demande aux petits de se sacrifier. La fin d’année est cruciale. Les aides ne suffisent pas avec une activité réduite de moitié ou plus. On paie l’incurie d’années où la santé a été malmenée. Cette crise accélère les mutations. Mais la vocation de notre métier c’est d’accueillir, de conseiller, d’informer. Une politique d’aide aux commerces du centre ville est indispensable, face aux grandes surfaces : parkings en périphérie, transports gratuits… »
Le label LiR
Le label LiR, pour Librairie de référence, est un label destiné à reconnaître, valoriser et soutenir les engagements et le travail qualitatif des libraires indépendantes : indépendance de la politique d’achat, diversité des livres, animations. Il aide les libraires indépendants vis-à-vis des lecteurs, des collectivités clientes.
« Petit commerce »
La plateforme nationale « petit commerce » a aidé les commerçants dont les libraires (121 inscrits à Grenoble) en lançant des bons d’achats. Les clients ayant acheté des bons d’achats à tel ou tel commerce ont aidé les trésoreries des librairies fermées.
Aides Covid
Comme les autres entreprises, les librairies bénéficient du dispositif de chômage partiel. En outre, si le chiffre d’affaire a baissé sur un mois de plus de 50 % la librairie se voit attribuer une aide mensuelle de 1 500 euros. Elles peuvent disposer d’une prise en charge partielle du loyer.
Réouverture
Mi-novembre, les libraires attendaient la réouverture. En ayant prouvé leur capacité à organiser l’accueil dans des conditions de sécurité sanitaire. Ils craignaient des règles trop contraignantes (des jauges trop petites) qui pourraient dissuader les clients attendant à l’extérieur et aggraver ainsi leur situation économique.
Le sauvetage d’Arthaud
En février 2014, la librairie Arthaud repartait après une menace de disparition et une forte mobilisation à Grenoble. Clémence Devincre, déléguée syndicale CGT déclarait : « On est tous très contents. Après dix mois de lutte, on a finalement atteint notre but : faire vivre cette librairie de 213 ans ! »
Collèges. L’océan et la petite cuillère
Réduire la propagation du virus, la quadrature du cercle dans l’Éducation nationale. Du fait du manque d’effectifs, particulièrement.
« La rentrée de septembre s’est faite dans un grand flou sanitaire, à l’image de la réunion de rentrée des profs à 150 dans une salle. » Anne Dortel, prof de physique-chimie au collège international de Grenoble et militante SNES-FSU, en témoigne. « C’était le cas dans la plupart des établissements », souligne François Lecointe, responsable académique du SNES-FSU, prof d’histoire-géographie au collège Fernand Léger de Saint-Martin‑d’Hères Dès le 31 août, un communiqué intersyndical s’inquiétait de la rentrée : « absence de moyens à la hauteur des enjeux sanitaires et sociaux », dénonçait-il.
Fin novembre, la situation était toujours très tendue, avec un manque de personnels encore plus criant. « Les surveillants et les agents de nettoyage sont épuisés par l’accumulation de charges supplémentaires », relève Anne Dortel et François Lecointe ajoute que « les nominations des enseignants ont même été souvent retardées par l’application de la nouvelle loi sur la fonction publique ».
Impossible à appliquer avec autant d’élèves
Anne Dortel insiste aussi sur le choc qu’elle a vécu à la rentrée « face à la perte de concentration et aux acquis superficiels des élèves » et François Lecointe exprime son « inquiétude pour les élèves entrés en seconde, après une orientation très inhabituelle », conséquence d’une année fortement perturbée.
Après la Toussaint, les établissements ont dû imaginer des modalités sanitaires plus strictes, souvent impossibles à appliquer (distanciation dans les couloirs, à la cantine…) sans réduction du nombre d’élèves présents. D’où la grève sanitaire du 10 novembre « bien suivie dans les collèges – 45 % en moyenne –, qui doivent, comme les lycées, pouvoir travailler en demi-classes ; cela nécessite d’alléger les programmes et de recruter des assistants d’éducation pour suivre les élèves à distance », précise François Lecointe.
Bataille à suivre : le 16 novembre, un nouveau communiqué intersyndical mettait en demeure le ministre de prendre enfin les mesures nécessaires !
« Dans les écoles,
on est au bord de l’épuisement »
Gabrielle Beyler, directrice d’école maternelle à la Villeneuve de Grenoble et militante au SNUIPP-FSU témoigne : « Enseignants et agents d’entretien sont constamment sur la brèche pour nettoyer, aménager les locaux, faire respecter les règles par les enfants ; ça empire chaque jour, avec les absences non remplacées. Sans compter l’agressivité de parents – heureusement rare – sur le port du masque par les enfants ! En maternelle, des consignes comme le nettoyage quotidien des jouets, sont inapplicables et les masques n’aident pas à communiquer avec les enfants. Le pire, c’est l’incertitude : directives sans explications, réponses inexistantes, contradictoires ou absurdes (“pas de papier toilette, pas grave !”). »