Le « monde d’avant » a failli. Vive le « monde d’après » ?
Par Luc Renaud
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Un premier constat qui n’a échappé à personne : la mobilisation solidaire des soignants. Aujourd’hui pourtant – dans l’attente de possibles nouvelles vagues –, la colère est profonde. Car les tentatives de poursuite de l’étranglement du service public de santé sont à l’œuvre. Et se développent y compris à la Mut’ où le processus de vente s’accélère.
« Au début, on manquait de tout. » Chantal Sala, responsable du syndicat CGT au CHU de Grenoble, raconte : « Le plan blanc a été lancé le 13 mars. Deux cents cadres étaient réunis. Il fallait réorganiser le CHU pour faire face à la pandémie. Toute une série d’opérations chirurgicales ont été reportées, seules les urgences étant maintenues ». La montée en charge pour accueillir les malades du covid-19 a duré trois semaines. « Nous n’avons jamais atteint les limites de capacité, mais au prix d’une extraordinaire mobilisation des personnels. » Qui comportait des risques : « environ quatre-vingt collègues ont été atteints par le virus, sachant que tous n’ont pas étés détectés, certains ne présentant pas de symptômes. Tous les collègues malades devraient être pris en charge comme victimes de maladie professionnelle ».
Tendu au CHU de Grenoble, tout comme à la clinique mutualiste : « Ce fut très difficile : insuffisance de masques, ordres et contreordres… les protocoles pour caractériser les malades étaient complexes », témoigne Nadia Khitri, médecin urgentiste au groupement hospitalier mutualiste. Tandis qu’au centre hospitalier Alpes-Isère, à Saint-Egrève, Michel Soulié et Christiane Mars, délégués CGT, insistent : « ce fut très anxiogène, très épuisant ». L’hôpital de Saint-Egrève a libéré cinquante lits dans le cadre du plan blanc, des patients ont été renvoyés chez eux.
Dans le courant du mois de mai – et dans l’attente de ce qui peut désormais advenir –, l’heure était à un premier bilan. Celui de la mobilisation des personnels et de la solidarité, qui ont permis de tenir. « Nous avons vécu une très grande solidarité des salariés, de précieux échanges sur les pratiques professionnelles », notent Michel Soulié et Christiane Mars. A la clinique mutualiste, « malgré un stress énorme, infirmières et aides-soignants ont été extraordinaires ».
« On nous impose la prise de RTT, les restructurations reprennent »
Le constat, aussi, c’est celui du retour au monde d’avant. « Après un effort de tous, très rude, on nous impose la prise de RTT. Les décisions sont autoritaires, non concertées. Les restructurations de services se remettent en route », note Chantal Sala. Avec les « restrictions des moyens de l’hôpital que nous combattons depuis longtemps, le futur est incertain ». Car « il faut de l’argent public pour la santé et non le plan santé 2022 avec ses risques de privatisations, telle la vente de la Mut’ au privé lucratif ».
Le sentiment d’abandon est particulièrement vif à Saint-Egrève. « La psychiatrie ça a été, ça reste la cinquième roue du char. On parle de nous quand il y a un mort dans la rue due à un malade », relève Michel Soulié. Et pendant la crise, « certains agents ont dû quémander des masques dans les mairies, c’est humiliant. » « L’hôpital ne tient que par des engagements individuels exceptionnels. Et on perd les professionnels : il nous manque un quart de nos médecins. » Au plus fort de la crise, Le CHSCT a déposé un « danger grave et imminent, car les règles ne pouvaient pas être respectées : nous aidions notre direction à obtenir des moyens supplémentaires. Ils ont repris le dialogue parce qu’on a levé le ton. »
Au total, « cela va laisser des traces, des blessures très profondes, dans tous les métiers hospitaliers », dit Michel Soulié.
C’est donc la colère qui domine. L’annonce du versement de primes n’a rien réglé. Promises pour mai, elles n’ont pas figuré sur les bulletins de salaire du mois, les arrêtés gouvernementaux n’ayant pas été publiés. « Nous attendons plus de respect, d’autant qu’avec des primes entre 500 et 1500 euros, la direction va être tentée de jouer la division du personnel. La revalorisation des salaires et un hôpital au service des malades, c’est ce que nous revendiquons », souligne Chantal Sala.
Le retour du monde d’avant, c’est aussi la vente du groupement hospitalier mutualiste de Grenoble. « J’étais impliquée dans le projet de reprise en coopérative (SCIC) de la Mut’. Le risque d’un projet de reprise partenariat public/privé laisse craindre une casse grave pour les patients et pour le personnel », note Nadia Khitri (1) qui constate « on demande aux médecins de ‘‘coder’’, de faire rentrer de l’argent… » pour embellir le cadeau fait à Vivalto ?
Un dernier constat, lui aussi assez général, la progression du nombre de syndiqués à la CGT. Marquée à Saint-Egrève comme à Grenoble.
(1) Le site travailleur-alpin.fr a été le premier média à rendre public le projet CHU/groupe Vivalto qui comporte une instance de direction qui prendrait en charge le groupement hospitalier mutualiste… et l’hôpital public.
Le virus et les open space
Vivre avec le virus, c’est aussi envisager de nouvelles formes d’organisation du travail. Premières réflexions à Schneider electrics
Des usines en Chine, c’est bien utile. Schneider electrics n’a fermé que deux à trois jours ses sites de production en Isère : les usines chinoises du groupe ont immédiatement envoyé le matériel de sécurité nécessaire.
La crise va-t-elle modifier l’organisation du travail ? On pense au projet Xpole, un bâtiment en cours de construction dans la Presqu’île de Grenoble. Un site qui devait être mis en service fin 2018 – ces derniers mois n’auront rien arrangé au retard de la livraison –, destiné à regrouper 1 500 salariés, essentiellement dans la recherche et développement, sur les 5 000 que compte le groupe en Isère,
Eric Berger, secrétaire du syndicat CGT note que ce projet prévoyait une large place au travail en espaces ouverts mais aussi à la technique du bureau partagé : moins de postes de travail que de salariés pour que soit occupé l’espace pendant les congés, les RTT, les déplacements…
Nouveau regard sur le bâtiment de la Presqu’île ?
« Vivre avec le virus pendant un temps dont nous ne connaissons pas la durée, cela va imposer des mesures de sécurité et notamment de revoir certaines organisations du travail ; nous demanderons à ce que les représentants des salariés soient consultés. »
L’expérience de ces derniers mois, c’est aussi celle du télétravail et de la possibilité de son développement. « Tout le monde n’a pas l’ergonomie et de bonnes conditions de travail à domicile. » Un champ de plus pour l’intervention syndicale au chapitre de l’organisation du travail et aux côtés de questions plus récurrentes comme les négociations salariales avec le point d’étape d’automne.
Ce qui ne change pas, en revanche, c’est l’intérêt de l’organisation syndicale.
5000
salariés
travaillent chez Schneider electrics dans le département de l’Isère. Parmi eux, 2 800 ingénieurs cadres et techniciens et 300 ouvriers.
Pendant le confinement
Chez Schneider, dès la reprise de l’activité à un moment ou de nombreuses entreprises restaient fermées, les salariés étaient accueillis avec une prise de température manuelle à l’entrée des bureaux et ateliers. En mai, ces contrôles étaient automatisés par un système de vidéo. Le gel et les masques étaient disponibles en quantités suffisantes, les postes de travail désinfectés. Les élus du personnel ont pu jouer leur rôle tout au long de la crise et leurs recommandations ont souvent été prises en compte.
Le travail en temps de crise
Comme dans de nombreuses entreprises, le télétravail a été la norme chez Schneider pour les salariés ayant des problèmes de santé et contraintes de gardes d’enfants. Les horaires de travail ont été modifiés. Les équipes de fin de semaine ont été dédoublées pour réduire le nombre de personnes présentes en même temps.
Une production à la hausse
L’usine Schneider electrics de Moirans (350 salariés et 160 intérimaires) n’a pas eu recours au chômage partiel pendant la période de confinement. Le niveau de production a été maintenu, voire même accru. Le nombre de salariés en intérim a augmenté pour compenser les arrêts de travail des salariés sous contrat Schneider. A Moirans, dix cas de convid-19 ont été détectés. Après isolement de quinze jours, tous les salariés concernés ont pu reprendre le travail.
Quand Roussillon soignait le mal de tête
Relocaliser ? Dans la chimie et le médicament, on en voit l’intérêt. Ce qui impliquerait de reconstruire ce qui a été détruit.
Le paracétamol, quoi de plus banal dans nos armoires à pharmacie ? Un cachet dont la vente a pourtant été rationnée, le 18 mars, par l’Agence nationale de sécurité du médicament. La Chine était à l’arrêt, l’Inde avait coupé les exportations. Les seuls pays, avec les États-Unis, où l’on produit le principe actif de cet antalgique, une molécule appelée ADAP.
Cela n’a pas toujours été le cas. A Roussillon, Rhodia – un morceau de Rhône-Poulenc privatisé et aujourd’hui absorbé par Solvay – a produit cette molécule jusqu’en 2008. La fermeture de l’usine a signé la fin de la production de l’ADAP en Europe.
A l’époque, la CGT avait montré, expertises à l’appui, que la qualité roussillonnaise était très supérieure à la production chinoise de Rodhia. Mais c’est une logique financière qui a prévalu : pas assez de marge pour les actionnaires.
Ce n’est pourtant pas sur le principe actif – celui qui fait passer le mal de crâne – que l’industrie fait son beurre : le coût de la matière première représente 2,5 % du prix du cachet. Mais il n’y a pas de petits profits. Et la direction de Rodhia a balayé les vives alertes de la CGT sur la sécurité de l’approvisionnement européen d’un « ce n’est pas votre problème, les salariés seront reclassés ».
Le monde d’après la crise sera-t-il celui de la relocalisation ? Ce qui est sûr, c’est que les normes environnementales changent en Chine. Des usines ferment, trop polluantes. Reste que les critères de rentabilité sont les mêmes et que Rhône-Poulenc a été dépecé lors de sa privatisation : un pôle national de la chimie et de la pharmacie est à reconstruire.
Saisonniers sur le carreau
Que vont devenir ceux qui accueillent les touristes ? « Dans le plan tourisme, rien pour les salariés », s’indigne leur syndicat CGT. Depuis novembre dernier – une décision gouvernementale –, il faut 910 heures pour acquérir des droits à indemnisation chômage. L’arrêt de l’activité en mars met de nombreux saisonniers dans l’impossibilité d’y parvenir. Les droits épuisés, reste l’allocation de solidarité spécifique. Pour en bénéficier, il faut avoir cumulé cinq ans d’activité dans les dix années précédentes : à moins de six mois d’activité moyenne, on ne peut y prétendre.
Souvent, des femmes sont concernées, avec une activité l’hiver, mais pas l’été : dans les vallées alpines, l’écart entre été et hiver du nombre d’emplois saisonniers peut aller de un à dix.
Pour la CGT, si rien n’est fait, l’équilibre économique des territoires est en cause : « les saisonniers vont aller vers d’autres métiers avec un peu plus de stabilité. Cela va accroître les difficultés de recrutement constamment mises en avant par les employeurs en station ».
Le monde d’après, un monde sans professionnels pour accueillir les touristes ? La CGT demande l’abrogation de la réforme de novembre et la création d’une allocation spécifique liée à la crise.
Savatou en difficulté
Les seize salariés de Savatou, association qui compte 27 000 adhérents et travaille avec trois cents CSE en Savoie et Isère, sont au chômage. L’association s’est adressée aux parlementaires des deux départements. Elle demande des mesures d’aide mais s’inquiète aussi du plus long terme : les périodes de chômage partiel entraînent mécaniquement une baisse des fonds versés aux CSE et à leurs activités sociales. Savatou demande une évolution de la loi pour que les CSE bénéficient en 2021 de dotations identiques à celle de 2020.