Retraites. Le grand bond en arrière
Par Luc Renaud
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La mobilisation pour la défense du droit à la retraite a commencé. Avant les manifestations du 5 décembre, elle s’est organisée dans les entreprises et les services publics. C’était aussi le cas dans l’éducation nationale et à l’université. Reportage sur les rencontres qui ont eu lieu fin novembre à l’initiative de différentes organisations syndicales.
En ce mercredi 20 novembre, les personnels du laboratoire d’astrophysique ne sont pas très nombreux à avoir pu se libérer pour la petite séance d’information organisée par une militante de la FSU. Mais les questions fusent tout au long de la présentation et les remarques témoignent d’une opposition de plus en plus forte à ce projet :
– “ Mais qui donc peut avoir intérêt à ce système ? ”
– “ Les organismes financiers qui vont proposer des compléments de retraite par capitalisation, pardi ! ”
– “ Si j’ai bien compris, on demande aux seuls retraités de subir le coût de l’augmentation de leur nombre. Où est la solidarité inter-générationelle ? ”
– “ Rassure-toi, tout le monde va souffrir ; les actifs aussi, avec l’allongement de leur temps de travail, avec leur baisse de revenu disponible s’ils veulent mettre de l’argent de côté pour la retraite, avec l’incertitude totale sur ce que sera la valeur du point quand ils partiront… ”
– “ Et une fois de plus, les femmes vont trinquer encore plus que les hommes ! ”.
Nouvelle rencontre, organisée par FO cette fois-ci, jeudi 21 dans un amphi de l’ex-université Stendhal. Et même travail de fourmi pour informer les personnels de ce qui se prépare si la mobilisation contre le projet n’est pas à la hauteur. La discussion sur le contexte, des mobilisations des gilets jaunes depuis un an jusqu’à la grève des internes occupe une partie de la discussion. Plusieurs interventions soulignent aussi à quel point les niveaux de salaire et les conditions de travail se sont dégradés à l’université. Clairement, le projet de retraites à points apparaît à tous comme une nouvelle attaque contre notre système de protection sociale.
Le débat s’oriente ensuite sur la nécessité de déconstruire les effets d’annonce. Ainsi, une participante, après avoir précisé qu’elle devra attendre d’avoir 67 ans pour partir à la retraite sans décote dans le système actuel, affirme non sans malice : “ Donc si moi, on me présente le projet de retraite à points en me disant que je pourrai partir à 64 ans sans décote, je suis pour ! ”
Un mouvement qui met en lumière une série de régressions
À l’université de Grenoble, même si le gros enjeu de la préparation des élections des conseils du très grand établissement qui sera créé le 1er janvier 2020 mobilise le temps et l’énergie des militants syndicaux (nous en reparlerons), la CGT, la FSU et FO multiplient les réunions d’information. Tous les formats sont mis à profit, depuis les rencontres à petits effectifs, au niveau des laboratoires ou des services, jusqu’à des assemblées générales des personnels à l’échelle de l’université, telle celle qui s’est tenue le 28 novembre dernier à l’appel des trois centrales.
Une mobilisation qui s’élargit au sein de l’éducation nationale. Le 15 octobre, la FSU a rassemblé plus d’une centaine d’enseignants syndiqués de l’académie de Grenoble (du primaire et du secondaire principalement) sur le campus de la Brunerie à Voiron en présence de Bernard Friot, sociologue et économiste et de Benoît Teste, secrétaire général adjoint national du SNES-FSU. Les échanges, qui ont porté tant sur le projet de retraites par points que sur les alternatives et même sur une autre vision de la distinction activité professionnelle–retraite, ont été animés et fructueux.
Munis des nombreux outils de communication et d’information fournis par leurs organisations syndicales (tracts, revues, diaporamas, simulateurs…) les militants s’activent à informer leurs collègues et à les mobiliser pour la journée du 5 décembre. Le projet de retraite à points est gros de dangers pour les retraités (actuels et futurs) dont les revenus fondraient dramatiquement, pour les actifs qui ne pourraient que voir leur âge de départ en retraite reculer. Une régression sociale dans notre pays qui toucherait tous les secteurs, privés comme publics.
Dans l’amphi Stendhal, ce 21 novembre, l’heure d’information syndicale se termine et les participants se dispersent en se promettant de diffuser autour d’eux les analyses et les constats partagés lors de cette rencontre… et se donnent rendez-vous le 5 décembre… mais pas dans un amphi cette fois-ci !
Claudine Kahane
- En collaboration avec les unions départementales CGT, FSU, Solidaires et FO, le Travailleur alpin vient de publier un numéro spécial de douze pages sur le projet de retraite à points. En vente un euro auprès des militants syndicaux et du PCF, ainsi que sur le site travailleur-alpin.fr A ne pas manquer… et à faire connaître.
Comment le projet Macron va encore dégrader des retraites déjà abîmées
Témoignages, parmi d’autres. Ce qu’ils décrivent, c’est une situation difficile, dégradée au fil des réformes. Mais aussi ce que représente de grand bond en arrière le projet Macron qui poursuit décidément un seul objectif : baisser le montant des retraites.
Camille Peyruchaud, professeur des écoles, SNU-IPP FSU
En devenant professeurs des écoles, les instituteurs ont vu leurs salaires un peu augmentés. Du même coup, il ont « gagné » cinq ans de travail supplémentaires. Comme tous les fonctionnaires et comme les salariés du privé, ils partent aujourd’hui à 62 ans… à bac plus 5 et 43 ans de versement de cotisation – pour les générations d’après 1972. Le projet Macron intègre l’ensemble de la carrière au calcul du montant de la retraite : ce calcul intégrera par conséquent les salaires de début de carrière, 1,3 SMIC, soit 1 200 euros pour un professeur des écoles qui arrive dans le métier.
Quant à l’intégration annoncée des primes des fonctionnaires, elle ne concerne pas les enseignants : pas plus de 6 % de primes pour un professeur des écoles. Conséquence, avec le projet Macron, la retraite des enseignants baissera. Conscient de cette « difficulté », le gouvernement annonce une revalorisation salariale qui prendra « cinq, dix ou quinze ans », annonce Jean-Paul Delevoye.
La FSU demande notamment la prise en compte des périodes de formation dans le calcul des droits à la retraite et l’amélioration de la situation des polypensionnés en étendant aux fonctionnaires les mécanismes de proratisation existant au régime général.
Isabelle Deddelem, factrice, Sud PTT
Six licenciements pour inaptitude dans un centre qui compte quarante facteurs dans le Nord Isère. « La pénibilité du travail, ça se mesure aussi à ça », note Isabelle Deddelem. En cause, notamment, le poids transporté, qui tourne autour de plus d’une trentaine de kilos par tournée. Des tournées qui s’allongent à mesure de leur regroupement. Le travail six jours sur sept et les après-midi travaillées, depuis la réorganisation du tri qui a retardé la prise de service des facteurs.
Pour un salaire de 1400 euros nets « au bout de 29 ans de boîte », dans une entreprise où les fonctionnaires sont désormais minoritaires (48 %) et où toutes les embauches sont réalisées sur contrats privés. « Une bonne réforme des retraites, ce serait une réforme qui prendrait en compte la pénibilité et qui accompagnerait la revalorisation des salaires. »
Stéphane Coulon, technicien, CGT cheminots
L’espérance de vie des cheminots est inférieure de quatre ans à la moyenne. Plus encore pour ceux qui travaillent postés. « Dans mon établissement, sur plus de cinq cents agents, ceux qui travaillent dans les horaires de bureaux ne représentent que 14 % de l’effectif. » De quoi comprendre les raisons du bien-fondé d’un départ à la retraite anticipé. Qui n’est d’ailleurs que très relatif. Un mécano (conducteur de train) travaille en horaires constamment décalés, sans rythme de vie stable possible. Il pourrait théoriquement partir à 52 ans à taux plein (ce qui concerne les seuls cheminots « roulants »)… à condition d’avoir commencé à travailler à neuf ans s’il est né après 1972.
Des « avantages » qui n’en sont pas – entre autres exemples, la cotisation prélevée sur le bulletin de salaire des cheminots est supérieure à celle des salariés du privé. Pas d’avantages non plus côté salaires, guère supérieurs au SMIC pour un technicien en début de carrière..
Et pour les cheminots comme pour d’autres professions, le système des points Macron serait tout à la fois le choix entre le travail à vie ou la misère à la retraite et la disparition de la moindre reconnaissance de conditions de travail très spécifiques.
Corinne Gomez et Chantal Nadi, déléguées CGT à l’ADPA
L’association Accompagner à domicile pour préserver l’autonomie, ce sont quelque 650 salariés, des femmes à 95 %. Qui ne choisissent pas ce métier par hasard : « je voulais être utile », dit Corinne Gomez. Et qui n’en sont pas toujours récompensés. « Mes collègues arrivées à 60 ans, elles n’en peuvent plus. » La pénibilité, elle est physique – il faut déplacer les personnes, se baisser pour le ménage, courir entre deux visites… –, psychologique aussi – la confrontation avec le vieillissement, le stress de la sonnerie du téléphone cinq minutes avant la fin de la visite… Pour des salaires dans la branche qui peinent à dépasser le SMIC au bout de 20 ans d’ancienneté et des horaires qui peuvent être modifiés la veille…
Ce qui, aujourd’hui, donne des retraites de 600 à 900 euros pour une majorité des salariés. Demain, avec les points Macron ? « Je ne vois pas comment ce serait possible de travailler encore plus longtemps dans ce métier », s’indigne Chantal Nadi.
Mathilde Uner, syndicat Solidaires des précaires
Premier licenciement économique en 1974, enchaînement de périodes de chômage et de contrats à durée déterminés — à l’Éducation nationale entre autres — Mathilde Uner est aujourd’hui retraitée… à la recherche d’un emploi. La précarité, elle en connaît un rayon et ce n’est pas un hasard si elle s’est investie dans un syndicat qui regroupe des travailleurs précaires ainsi que dans l’association Droit au logement.
Ce qu’elle retient du projet Macron ? D’abord que « les générations auxquelles ce projet pourraient être appliquées sont celles qui ont commencé à connaître la précarité à grande échelle ». Ce qui implique des « trous » dans les périodes de cotisations, par exemple pendant les durées travaillées dans les contrats aidés qui se succèdent maintenant depuis des décennies. Des points retraites qui manqueront à l’appel. Ensuite, et c’est lié, que ce projet est particulièrement dur aux femmes. « Même si les choses évoluent un peu, le salaire des femmes a très longtemps été considéré comme un salaire d’appoint : leurs carrières professionnelles sont plus souvent interrompue, ne serait-ce parce que c’est logiquement du plus petit salaire dont on accepte de se priver, sans compter les maternités et les temps partiels imposés…» Et que l’égalité salariale progresse serait une bonne chose à condition que ce ne soit pas en tirant les salaires masculins vers le bas.
Sophie Corbier, kiné, CGT hôpital
« Les ASH, ce qui les pousse, c’est la conscience professionnelle. » Et pas l’âge de départ passé en 2010 de 55 à 57 ans et de 60 à 62 ans pour une retraite à taux plein. Tout comme les infirmières : quand on fait des études à bac plus 3, on peut commencer à travailler à 21 ans au plus tôt. Et donc parvenir à 43 ans de cotisation à 64 ans pour une retraite à taux plein. 57 ans, à l’hôpital comme ailleurs, c’est théorique.
Ce qui l’est moins, c’est le niveau des salaires, le SMIC et une prime dite de 13e mois, en fait une prime de présentéisme qui diminue en fonction du nombre de jours d’arrêt de maladie… ou de grève.
La prise en compte de l’ensemble de la carrière pour fixer le niveau de la pension en points, ce serait un recul majeur de plus. A l’hôpital, ça finit par faire beaucoup.
Jérémie Fortoul, étudiant en géographie, secrétaire de l’UEC Grenoble
« Les retraites, ce sont mes premières manif avec mes grands-parents, j’avais dix ans. » Nous n’avons pas tous la même approche de l’actualité… C’est tellement loin, quand on a dix-neuf ans.
Mais ça devient beaucoup plus proche quand on évoque la précarité à laquelle sont contraints les étudiants : « c’est le même combat ». Pas de cotisations pendant les études, au cours des stages et des petits boulots…
De même que celui pour l’égalité femmes hommes : « le projet Macron et les ‘‘points partiels’’ qui vont avec le temps partiel, ce sont majoritairement les femmes ». Alors, « même si nous parlons plus d’écologie que des retraites, il y a une sensibilité sur ce sujet qui se développe et c’est toujours le choix entre les profits et l’espèce humaine sur terre qui est posé, pour les retraites ou autre chose ».
Nadia Salhi, CGT ST Micro Crolles
« Dans la métallurgie, les salariés sont souvent confrontés à des conditions de travail pénibles, ne serait-ce que le travail posté, dans mon entreprise par exemple. » Ces situations doivent évidemment être prises en compte par les régimes de retraite.
Pour cela, comme pour financer la retraite à 60 ans à taux plein, les moyens financiers existent. « L’égalité salariale femmes/hommes rapporterait 5,5 milliards à la Sécurité sociale. Taxer les dividendes à 14 %, ce serait 30 milliards de ressources supplémentaires. La lutte contre la fraude aux cotisations sociales, encore plusieurs milliards d’euros. Sans parler de la lutte contre le chômage : une baisse à 7,4 % à l’horizon 2022 – 10 milliards de plus – ou de la suppression des exonérations de cotisations qui ont pris la suite du CICE, 20 milliards. »
De quoi répondre à la simple exigence d’une retraite digne pour tous. Bien sûr, il faut pour cela s’attaquer aux coûts du capital que supporte la collectivité…