Journaux et journalistes, pourquoi ils doivent vivre
Par Luc Renaud
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La crise que traverse l’Humanité est révélatrice de difficultés qui traversent l’ensemble de la presse écrite. Pour y faire face, les éditeurs font appel aux milliardaires et se lancent dans le virage numérique. Au risque de perdre de vue les fondamentaux du métier. L’Huma fait appel à ses lecteurs : un autre modèle économique et démocratique.
« Quand je vais acheter mon pain, je ne demande pas à l’avoir gratuitement. » Le cri est unanime chez les journalistes, aujourd’hui systématiquement confrontés à la même demande : « tu peux me l’envoyer par internet ? » Et la diffusion du papier s’effondre au point, par exemple, que les salariés du Dauphiné libéré s’inquiètent du sort de la seconde ligne de rotatives du journal – une seule pourrait bientôt suffire.
La presse nationale, peut-être davantage encore que les quotidiens régionaux, est gravement touchée. L’Humanité traverse une passe difficile. « Nous sommes face à une difficulté de refinancement, explique Gérard Mordillat, vice-président de la Société des lecteurs de l’Humanité, tous les autres titres sont soutenus par des banques et des fortunes ; ce n’est pas notre cas. »
Soutiens financiers et stratégie unique pour les éditeurs, le virage numérique. Les journaux doivent se transformer en multimédias. Au papier, on adjoint des produits numériques consultables sur tous types d’écran : vidéos, photos, infographies, articles… Luis Pedro, chef d’édition au Dauphiné libéré, précise ainsi sur Youtube que « nous diffusons des contenus spécifiques sur les réseaux sociaux » avec l’espoir d’augmenter la fréquentation du site du journal et, peut-être, de susciter l’achat de l’édition papier.
A entendre les patrons de presse, c’est dans ce contexte la vente d’espaces publicitaires sur les écrans qui constitue l’objectif. Car tout le monde bute sur une réalité : « le papier représente 90 % du chiffre d’affaires et ce n’est pas demain que le numérique compensera », note Christophe Giganti, délégué CGT au Dauphiné. Or le numérique – dans le groupe Crédit mutuel dont fait partie le DL, on dit « digital first » – exige des investissements. Que les journaux ne peuvent financer sans capitaux extérieurs… et/ou réductions d’emplois, dans les services techniques et parfois les rédactions.
Alors c’est la course – ou la fuite – en avant. Les éditeurs travaillent au développement de centrales de réservation d’espaces publicitaires – mutualisées entre TF1, des groupes audiovisuels, des journaux régionaux… – et l’on mise sur le progrès de la gestion des données informatiques : les réclames s’affichent sur vos écrans en fonction de vos comportements et de votre localisation – vous passez devant un restaurant et sa pub apparaît sur votre téléphone. L’information dans tout ça ? C’est notre cœur de métier, notre marque, nous dit-on avant de vite passer à autre chose.
Défendre l’Huma, c’est défendre le sens, l’information, le débat
La réalité du terrain, ce sont des journalistes qui veulent malgré tout continuer à y croire. « Le numérique, c’est un passage obligé, c’est l’époque et c’est passionnant de se former. » Incontestable. Mais au Dauphiné comme ailleurs, cela se fait à moyens constants. Dans le meilleur des cas. Là où, il y a dix ans, on arrivait sur un reportage accompagné d’un photographe, on a aujourd’hui entre les mains de quoi tourner une vidéo. Il faut écouter, noter, photographier et filmer : ça va moins vite. Et donc limite le nombre de sujets traités. « Faites des choix », répondent les directions, arguant du fait que le lecteur est aussi un internaute. D’où le dilemme : perdre en proximité – la force de la presse régionale – ou délaisser l’internaute – ce qui est devenu impossible.
Le récent plan de départs volontaires au Dauphiné a été ouvert à quarante journalistes. L’objectif était de remplacer les anciens attachés au papier par de jeunes adeptes du numérique. Surprise, des journalistes de moins de trente ans ont profité de l’occasion pour quitter le métier.
L’Humanité ? Loin de préoccupations uniquement mercantiles, « notre atout, c’est justement le sens, l’information, l’indépendance », souligne Gérard Mordillat. Par delà les supports de lecture, « c’est le journal qui parle de ce que les autres, détenus par des groupes de plus en plus concentrés et uniformisés, ignorent ». « L’Humanité, c’est évidemment le journal des luttes et des alternatives, ajoute le réalisateur, mais c’est aussi le journal de vrais débats contradictoires, et un journal, par exemple dans le domaine de la culture que je connais, qui fait un travail original et ne se contente pas de reprendre ce qui est dans l’air du temps. » Un OVNI, dans le paysage médiatique, un bien précieux. « Nous allons développer les ventes militantes, constituer un actionnariat de lecteurs ; nous allons mettre l’Huma sous protection populaire et citoyenne ».
Une autre façon de concevoir la presse et ses lecteurs : la marque de l’Humanité, ce qui en fait un média irremplaçable aujourd’hui.
La diversification, le maître mot dans la profession de marchands de journaux.
Vente militante, le cœur de l’activité militante
Le nombre de marchands de journaux diminue régulièrement. Et ceux qui s’en sortent vivent grâce aux jeux. Ce qui renforce l’impératif de la vente militante.
Où trouver le journal ? La question paraissait farfelue il y a encore quelques années. « Le kiosque en bas de chez moi a fermé, témoigne Gérard Mordillat, vice-président de la Société des lecteurs de l’Humanité, je ne trouve plus l’Huma, ou un autre journal d’ailleurs, que dans un bar, plus loin. » De fait, le nombre de points de vente de journaux est passé de 29 700 à 23 676, de 2008 à 2017. Moins 20,3 %.
Plus encore, si les marchands de journaux subsistent, c’est grâce… à d’autres activités que celle de la vente de journaux. Par point de vente, le chiffre d’affaires lié aux jeux a augmenté de 100,9 % entre 2008 et 2017. Les points de vente de jeux ne diffusent pas tous des journaux, mais cette évolution témoigne de l’intérêt d’une activité complémentaire pour les marchands de journaux. « Ce n’est pas avec la presse dont le chiffre diminue année après année que l’on peut s’en sortir », souligne le gérant d’un tabac presse d’Echirolles. Toute la littérature professionnelle incite d’ailleurs à la « diversification », c’est-à-dire à la réduction de la part presse dans l’activité. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas la diminution du nombre de points de vente… phénomène qui accroît l’érosion de la diffusion de la presse écrite.
Alors, où trouver le journal ? « Nous n’avons pas le choix, estime Gérard Mordillat, le journal, on doit le trouver dans les manifs, sur les marchés, dans les lieux publics ; l’Humanité doit redevenir le cœur de l’activité militante parce que l’information et le débat sont le cœur de l’activité militante. »
Une aide à deux vitesses
L’Etat consent chaque année une aide à la presse. Les sommes versées en 2017 se répartissaient comme suit :
Aujourd’hui en France : 8 323 627 euros ; Libération : 5 913 419 euros ; Le Figaro : 5 699 521 euros ; Le Monde : 5 081 486 euros ; La Croix : 4 624 765 euros ; L’Humanité : 4 191 650 euros. Un constat s’impose : les deux journaux les moins aidés sont les seuls totalement indépendants des groupes financiers ou bancaires !
Les sauveteurs de Libération
Libération a connu à plusieurs reprises des problèmes financiers.
I981. Cessation de parution en février, reprise en mai, soutenue par le banquier Claude Alphandéry avec l’appui de l’assureur Patrick Peugeot et des patrons Jean et Antoine Riboux.
2006. Refinancement nécessaire. Il est assuré par l’entrée au capital du baron Edouard de Rothschild qui investit 30 millions d’euros… mais exige le départ du directeur général et du rédacteur en chef, Serge July.
2012. Nouvel actionnaire, Bruno Ledoux, producteur de cinéma et déjà très présent dans d’autres médias. Il devient président du conseil de surveillance de Libération en 2014.
2015. Le dépôt de bilan menace. L’homme d’affaires israélien Patrick Drahi injecte 14 millions d’euros dans la création avec Ledoux de Alice Média Group (l’Express, BFMTV, RMC, l’Etudiant, la chaine 124 news…) et dispose d’un chiffre d’affaires de plus de 300 millions.
Une fois de plus, Libération est sauvé. Mais son indépendance ? Seuls de mauvais esprits peuvent soupçonner ces hommes d’affaires d’être pour quelque chose dans le glissement du Libération d’extrême gauche contestataire de Jean-Paul Sartre en 1973, au Libération consensuel d’aujourd’hui…
Sauver « l’Humanité », la mobilisation
C’est sous le signe de la mobilisation que s’est déroulée l’assemblée générale de la Société des lectrices et lecteurs de l’Humanité à Saint-Martin‑d’Hères.
Une salle inquiète de la situation du journal, mais profondément déterminée. Si le rapport d’activité était un passage obligé, la mise en place de moyens pour aider le journal à sortir de l’impasse a été une large composante des débats.
Rapidement, des pistes à ouvrir, à prolonger, à développer sont suggérées. « Il faut s’adresser aux mairies, aux bibliothèques, pour garantir le pluralisme de l’information », conseille un intervenant, soutenu par un autre rappelant une pétition au réel résultat. « Il faut être plus nombreux à proposer le journal lors des initiatives », s’enflamme une autre.
Pierre, qui diffuse chaque semaine seize HD et souligne l’excellence de l’accueil : « Il faut faire connaître le journal dans la durée ! » Un intervenant précise que « si la vente au numéro est non négligeable, les abonnements sont efficaces car ils s’inscrivent dans la durée ». David Queiros, maire de Saint-Martin‑d’Hères, place l’action pour la presse démocratique dans le cadre du programme du CNR sur lequel il a incité Emmanuel Macron à se pencher dans un courrier circonstancié.
Pour le trésorier de l’association : « Nous sommes dans une pluralité d’action. L’Huma donne largement la parole, il faut permettre l’élargissement des publics ! » Un appel entendu par un militant d’Attac, qui arguant de sa non appartenance au PCF, invite à faire largement appel aux non communistes, à élargir le soutien au maximum : « je suis personnellement prêt à y contribuer ! »
Si les discussions foisonnent, les décisions suivent. Financières d’abord : la société des lecteurs va envoyer immédiatement 2 000 euros au journal, en plus des dons qu’elle a pu recevoir. Elle va débloquer 1 000 euros pour développer les parrainages.
Dynamiques et rassembleuses, aussi. Le 10 mars sera une journée départementale de soutien à l’Huma. Dans le prolongement, un débat sera envisagé avec la participation de Maurice Ulrich, journaliste à l’Humanité.
Conclusion ? « Un futur durable ne sera construit que par l’augmentation des ventes et des abonnements ! »
Max Blanchard
Le 10 mars, Mordillat sera là !
Le 10 mars sera une journée de soutien à l’Humanité organisée conjointement par la fédération de l’Isère du PCF et la Société des lectrices et lecteurs de l’Humanité à la salle Ambroise Croizat de Saint-Martin‑d’Hères. Avec de nombreux témoignages de soutien d’acteurs de la vie sociale, politique et culturelle du département, et la présence de Gérard Mordillat, écrivain et réalisateur. Repas collectif et après-midi festive programmés.
La S2LH 38
Créée voilà dix ans, la Société des lectrices et lecteurs de l’Humanité iséroise compte près de 150 adhérents. Elle est à l’initiative de nombreux débats, comme avec les frères Bocquet ou la venue de Bernard Thibaud et Roger Martelli sur Mai 1968. Parmi les activités prévues : un débat avec Alain Ruscio le 7 juin (« Les communistes et l’Algérie »), un repas républicain pour soutenir financièrement l’Huma, une soirée autour de la pièce tirée de l’ouvrage des Pinçon-Charlot, sans oublier le traditionnel boudin de fin d’année.