Journaux et journalistes, pourquoi ils doivent vivre

Par Luc Renaud

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La crise que traverse l’Humanité est révélatrice de difficultés qui traversent l’ensemble de la presse écrite. Pour y faire face, les éditeurs font appel aux milliardaires et se lancent dans le virage numérique. Au risque de perdre de vue les fondamentaux du métier. L’Huma fait appel à ses lecteurs : un autre modèle économique et démocratique.

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Des rotatives qui roulent moins longtemps, à mesure de la baisse de la diffusion des journaux.

« Quand je vais ache­ter mon pain, je ne demande pas à l’avoir gra­tui­te­ment. » Le cri est una­nime chez les jour­na­listes, aujourd’hui sys­té­ma­ti­que­ment confron­tés à la même demande : « tu peux me l’envoyer par inter­net ? » Et la dif­fu­sion du papier s’effondre au point, par exemple, que les sala­riés du Dau­phi­né libé­ré s’inquiètent du sort de la seconde ligne de rota­tives du jour­nal – une seule pour­rait bien­tôt suf­fire.

La presse natio­nale, peut-être davan­tage encore que les quo­ti­diens régio­naux, est gra­ve­ment tou­chée. L’Humanité tra­verse une passe dif­fi­cile. « Nous sommes face à une dif­fi­cul­té de refi­nan­ce­ment, explique Gérard Mor­dillat, vice-pré­sident de la Socié­té des lec­teurs de l’Humanité, tous les autres titres sont sou­te­nus par des banques et des for­tunes ; ce n’est pas notre cas. »

Sou­tiens finan­ciers et stra­té­gie unique pour les édi­teurs, le virage numé­rique. Les jour­naux doivent se trans­for­mer en mul­ti­mé­dias. Au papier, on adjoint des pro­duits numé­riques consul­tables sur tous types d’écran : vidéos, pho­tos, info­gra­phies, articles… Luis Pedro, chef d’édition au Dau­phi­né libé­ré, pré­cise ain­si sur You­tube que « nous dif­fu­sons des conte­nus spé­ci­fiques sur les réseaux sociaux » avec l’espoir d’augmenter la fré­quen­ta­tion du site du jour­nal et, peut-être, de sus­ci­ter l’achat de l’édition papier.


Gérard Mor­dillat, écri­vain et réa­li­sa­teur, par­ti­ci­pe­ra le 10 mars à une jour­née de défense de l’Humanité, salle Ambroise Croi­zat à Saint-Martin‑d’Hères.

A entendre les patrons de presse, c’est dans ce contexte la vente d’espaces publi­ci­taires sur les écrans qui consti­tue l’objectif. Car tout le monde bute sur une réa­li­té : « le papier repré­sente 90 % du chiffre d’affaires et ce n’est pas demain que le numé­rique com­pen­se­ra », note Chris­tophe Gigan­ti, délé­gué CGT au Dau­phi­né. Or le numé­rique – dans le groupe Cré­dit mutuel dont fait par­tie le DL, on dit « digi­tal first » – exige des inves­tis­se­ments. Que les jour­naux ne peuvent finan­cer sans capi­taux exté­rieurs… et/ou réduc­tions d’emplois, dans les ser­vices tech­niques et par­fois les rédac­tions.

Alors c’est la course – ou la fuite – en avant. Les édi­teurs tra­vaillent au déve­lop­pe­ment de cen­trales de réser­va­tion d’espaces publi­ci­taires – mutua­li­sées entre TF1, des groupes audio­vi­suels, des jour­naux régio­naux… – et l’on mise sur le pro­grès de la ges­tion des don­nées infor­ma­tiques : les réclames s’affichent sur vos écrans en fonc­tion de vos com­por­te­ments et de votre loca­li­sa­tion – vous pas­sez devant un res­tau­rant et sa pub appa­raît sur votre télé­phone. L’information dans tout ça ? C’est notre cœur de métier, notre marque, nous dit-on avant de vite pas­ser à autre chose.

Défendre l’Huma, c’est défendre le sens, l’information, le débat

La réa­li­té du ter­rain, ce sont des jour­na­listes qui veulent mal­gré tout conti­nuer à y croire. « Le numé­rique, c’est un pas­sage obli­gé, c’est l’époque et c’est pas­sion­nant de se for­mer. » Incon­tes­table. Mais au Dau­phi­né comme ailleurs, cela se fait à moyens constants. Dans le meilleur des cas. Là où, il y a dix ans, on arri­vait sur un repor­tage accom­pa­gné d’un pho­to­graphe, on a aujourd’hui entre les mains de quoi tour­ner une vidéo. Il faut écou­ter, noter, pho­to­gra­phier et fil­mer : ça va moins vite. Et donc limite le nombre de sujets trai­tés. « Faites des choix », répondent les direc­tions, arguant du fait que le lec­teur est aus­si un inter­naute. D’où le dilemme : perdre en proxi­mi­té – la force de la presse régio­nale – ou délais­ser l’internaute – ce qui est deve­nu impos­sible.

Le récent plan de départs volon­taires au Dau­phi­né a été ouvert à qua­rante jour­na­listes. L’objectif était de rem­pla­cer les anciens atta­chés au papier par de jeunes adeptes du numé­rique. Sur­prise, des jour­na­listes de moins de trente ans ont pro­fi­té de l’occasion pour quit­ter le métier.

L’Humanité ? Loin de pré­oc­cu­pa­tions uni­que­ment mer­can­tiles, « notre atout, c’est jus­te­ment le sens, l’information, l’indépendance », sou­ligne Gérard Mor­dillat. Par delà les sup­ports de lec­ture, « c’est le jour­nal qui parle de ce que les autres, déte­nus par des groupes de plus en plus concen­trés et uni­for­mi­sés, ignorent ». « L’Humanité, c’est évi­dem­ment le jour­nal des luttes et des alter­na­tives, ajoute le réa­li­sa­teur, mais c’est aus­si le jour­nal de vrais débats contra­dic­toires, et un jour­nal, par exemple dans le domaine de la culture que je connais, qui fait un tra­vail ori­gi­nal et ne se contente pas de reprendre ce qui est dans l’air du temps. » Un OVNI, dans le pay­sage média­tique, un bien pré­cieux. « Nous allons déve­lop­per les ventes mili­tantes, consti­tuer un action­na­riat de lec­teurs ; nous allons mettre l’Huma sous pro­tec­tion popu­laire et citoyenne ».

Une autre façon de conce­voir la presse et ses lec­teurs : la marque de l’Humanité, ce qui en fait un média irrem­pla­çable aujourd’hui.

La diver­si­fi­ca­tion, le maître mot dans la pro­fes­sion de mar­chands de jour­naux.

La diver­si­fi­ca­tion, le maître mot dans la pro­fes­sion de mar­chands de jour­naux.

Vente militante, le cœur de l’activité militante

Le nombre de marchands de journaux diminue régulièrement. Et ceux qui s’en sortent vivent grâce aux jeux. Ce qui renforce l’impératif de la vente militante.


Où trou­ver le jour­nal ? La ques­tion parais­sait far­fe­lue il y a encore quelques années. « Le kiosque en bas de chez moi a fer­mé, témoigne Gérard Mor­dillat, vice-pré­sident de la Socié­té des lec­teurs de l’Humanité, je ne trouve plus l’Huma, ou un autre jour­nal d’ailleurs, que dans un bar, plus loin. » De fait, le nombre de points de vente de jour­naux est pas­sé de 29 700 à 23 676, de 2008 à 2017. Moins 20,3 %.

Plus encore, si les mar­chands de jour­naux sub­sistent, c’est grâce… à d’autres acti­vi­tés que celle de la vente de jour­naux. Par point de vente, le chiffre d’affaires lié aux jeux a aug­men­té de 100,9 % entre 2008 et 2017. Les points de vente de jeux ne dif­fusent pas tous des jour­naux, mais cette évo­lu­tion témoigne de l’intérêt d’une acti­vi­té com­plé­men­taire pour les mar­chands de jour­naux. « Ce n’est pas avec la presse dont le chiffre dimi­nue année après année que l’on peut s’en sor­tir », sou­ligne le gérant d’un tabac presse d’Echirolles. Toute la lit­té­ra­ture pro­fes­sion­nelle incite d’ailleurs à la « diver­si­fi­ca­tion », c’est-à-dire à la réduc­tion de la part presse dans l’activité. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas la dimi­nu­tion du nombre de points de vente… phé­no­mène qui accroît l’érosion de la dif­fu­sion de la presse écrite.

Alors, où trou­ver le jour­nal ? « Nous n’avons pas le choix, estime Gérard Mor­dillat, le jour­nal, on doit le trou­ver dans les manifs, sur les mar­chés, dans les lieux publics ; l’Humanité doit rede­ve­nir le cœur de l’activité mili­tante parce que l’information et le débat sont le cœur de l’activité mili­tante. »

Une aide à deux vitesses

L’Etat consent chaque année une aide à la presse. Les sommes ver­sées en 2017 se répar­tis­saient comme suit :

Aujourd’hui en France : 8 323 627 euros ; Libé­ra­tion : 5 913 419 euros ; Le Figa­ro : 5 699 521 euros ; Le Monde : 5 081 486 euros ; La Croix : 4 624 765 euros ; L’Humanité : 4 191 650 euros. Un constat s’impose : les deux jour­naux les moins aidés sont les seuls tota­le­ment indé­pen­dants des groupes finan­ciers ou ban­caires !

Les sauveteurs de Libération

Libé­ra­tion a connu à plu­sieurs reprises des pro­blèmes finan­ciers.

I981. Ces­sa­tion de paru­tion en février, reprise en mai, sou­te­nue par le ban­quier Claude Alphan­dé­ry avec l’appui de l’assureur Patrick Peu­geot et des patrons Jean et Antoine Riboux.

2006. Refi­nan­ce­ment néces­saire. Il est assu­ré par l’entrée au capi­tal du baron Edouard de Roth­schild qui inves­tit 30 mil­lions d’euros… mais exige le départ du direc­teur géné­ral et du rédac­teur en chef, Serge July.

2012. Nou­vel action­naire, Bru­no Ledoux, pro­duc­teur de ciné­ma et déjà très pré­sent dans d’autres médias. Il devient pré­sident du conseil de sur­veillance de Libé­ra­tion en 2014.

2015. Le dépôt de bilan menace. L’homme d’affaires israé­lien Patrick Dra­hi injecte 14 mil­lions d’euros dans la créa­tion avec Ledoux de Alice Média Group (l’Express, BFMTV, RMC, l’Etudiant, la chaine 124 news…) et dis­pose d’un chiffre d’affaires de plus de 300 mil­lions.

Une fois de plus, Libé­ra­tion est sau­vé. Mais son indé­pen­dance ? Seuls de mau­vais esprits peuvent soup­çon­ner ces hommes d’affaires d’être pour quelque chose dans le glis­se­ment du Libé­ra­tion d’extrême gauche contes­ta­taire de Jean-Paul Sartre en 1973, au Libé­ra­tion consen­suel d’aujourd’hui…

Déter­mi­na­tion : la vie de l’Huma, ça en vaut la peine.

Sauver « l’Humanité », la mobilisation

C’est sous le signe de la mobilisation que s’est déroulée l’assemblée générale de la Société des lectrices et lecteurs de l’Humanité à Saint-Martin‑d’Hères.


Une salle inquiète de la situa­tion du jour­nal, mais pro­fon­dé­ment déter­mi­née. Si le rap­port d’activité était un pas­sage obli­gé, la mise en place de moyens pour aider le jour­nal à sor­tir de l’impasse a été une large com­po­sante des débats.

Rapi­de­ment, des pistes à ouvrir, à pro­lon­ger, à déve­lop­per sont sug­gé­rées. « Il faut s’adresser aux mai­ries, aux biblio­thèques, pour garan­tir le plu­ra­lisme de l’information », conseille un inter­ve­nant, sou­te­nu par un autre rap­pe­lant une péti­tion au réel résul­tat. « Il faut être plus nom­breux à pro­po­ser le jour­nal lors des ini­tia­tives », s’enflamme une autre.

Pierre, qui dif­fuse chaque semaine seize HD et sou­ligne l’excellence de l’accueil : « Il faut faire connaître le jour­nal dans la durée ! » Un inter­ve­nant pré­cise que « si la vente au numé­ro est non négli­geable, les abon­ne­ments sont effi­caces car ils s’inscrivent dans la durée ». David Quei­ros, maire de Saint-Martin‑d’Hères, place l’action pour la presse démo­cra­tique dans le cadre du pro­gramme du CNR sur lequel il a inci­té Emma­nuel Macron à se pen­cher dans un cour­rier cir­cons­tan­cié.

Pour le tré­so­rier de l’association : « Nous sommes dans une plu­ra­li­té d’action. L’Huma donne lar­ge­ment la parole, il faut per­mettre l’élargissement des publics ! » Un appel enten­du par un mili­tant d’Attac, qui arguant de sa non appar­te­nance au PCF, invite à faire lar­ge­ment appel aux non com­mu­nistes, à élar­gir le sou­tien au maxi­mum : « je suis per­son­nel­le­ment prêt à y contri­buer ! »

Si les dis­cus­sions foi­sonnent, les déci­sions suivent. Finan­cières d’abord : la socié­té des lec­teurs va envoyer immé­dia­te­ment 2 000 euros au jour­nal, en plus des dons qu’elle a pu rece­voir. Elle va déblo­quer 1 000 euros pour déve­lop­per les par­rai­nages.

Dyna­miques et ras­sem­bleuses, aus­si. Le 10 mars sera une jour­née dépar­te­men­tale de sou­tien à l’Huma. Dans le pro­lon­ge­ment, un débat sera envi­sa­gé avec la par­ti­ci­pa­tion de Mau­rice Ulrich, jour­na­liste à l’Humanité.

Conclu­sion ? « Un futur durable ne sera construit que par l’augmentation des ventes et des abon­ne­ments ! »

Max Blan­chard

Le 10 mars, Mordillat sera là !

Le 10 mars sera une jour­née de sou­tien à l’Humanité orga­ni­sée conjoin­te­ment par la fédé­ra­tion de l’Isère du PCF et la Socié­té des lec­trices et lec­teurs de l’Humanité à la salle Ambroise Croi­zat de Saint-Martin‑d’Hères. Avec de nom­breux témoi­gnages de sou­tien d’acteurs de la vie sociale, poli­tique et cultu­relle du dépar­te­ment, et la pré­sence de Gérard Mor­dillat, écri­vain et réa­li­sa­teur. Repas col­lec­tif et après-midi fes­tive pro­gram­més.

La S2LH 38

Créée voi­là dix ans, la Socié­té des lec­trices et lec­teurs de l’Humanité isé­roise compte près de 150 adhé­rents. Elle est à l’initiative de nom­breux débats, comme avec les frères Boc­quet ou la venue de Ber­nard Thi­baud et Roger Mar­tel­li sur Mai 1968. Par­mi les acti­vi­tés pré­vues : un débat avec Alain Rus­cio le 7 juin (« Les com­mu­nistes et l’Algérie »), un repas répu­bli­cain pour sou­te­nir finan­ciè­re­ment l’Huma, une soi­rée autour de la pièce tirée de l’ouvrage des Pin­çon-Char­lot, sans oublier le tra­di­tion­nel bou­din de fin d’année.

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