Transports : la CGT défriche la route de la solidarité

Par Luc Renaud

/

Image principale

Rencontres internationales des routiers. Elles étaient organisées par la CGT, le dimanche 17 juin, sur une aire d’autoroute savoyarde. Des échanges, des débats, des constats… Par delà la diversité des langues et des situations, une même réalité : la pression sur les salaires et les conditions de travail. Et l’intérêt à opposer la solidarité à la mise en concurrence. Témoignages.

Un par un, les rou­tiers sont invi­tés.

« Sono sin­da­ca­lis­ti fran­cese ». La même phrase, répé­tée en polo­nais, russe, alle­mand, anglais… en fran­çais aus­si. C’é­tait un dimanche, sur une aire d’au­to­route, à quelques kilo­mètres de Cham­bé­ry. Le syn­di­cat CGT des trans­ports de la région Alpes y orga­ni­sait une ren­contre avec les rou­tiers, autour d’un verre et d’un repas par­ta­gé.

De part et d’autre de l’au­to­route, plu­sieurs dizaines de camions. Le dimanche, ils n’ont pas l’au­to­ri­sa­tion de cir­cu­ler. Les­sive, ménage des cabines, popotes… on tue le temps comme on peut. On se retrouve entre pays, aus­si. Polo­nais, nom­breux, mais aus­si Ukrai­niens et Biléo­russes qui tra­vaillent pour des socié­tés polo­naises, Serbes, Bul­gares, Ita­liens, Fran­çais, un Néer­lan­dais…

Les par­kings de l’aire auto­rou­tière sont pleins, ce dimanche, à cinq kilo­mètres de Cham­bé­ry.

Les membres de la CGT s’a­dressent à tous. Des inter­prètes les y aident. Et les chauf­feurs se retrouvent pour dis­cu­ter avec des syn­di­ca­listes, ce qui, pour cer­tains, relève de l’im­pro­bable. « Chez nous, les syn­di­cats, ils sont ven­dus », explique l’un d’entre eux. Pas­sée la sur­prise, les langues se délient.

Cer­tains ne rentrent pas chez eux pen­dant trois mois. D’autres ne res­tent pas éloi­gnés plus d’une semaine. Ils conduisent des camions aux plaques venues de toute l’Eu­rope, et pas néces­sai­re­ment du pays dont ils sont res­sor­tis­sants. De même que les imma­tri­cu­la­tions des remorques trac­tées témoignent encore d’un autre voyage. « Les patrons du trans­port rou­tier sont orga­ni­sés, ils uti­lisent le chauf­feur, le trac­teur et la remorque là où ils trouvent le moins cher », explique Antoine Fati­ga, secré­taire du syn­di­cat. La plaque peut être rou­maine et le chauf­feur ukrai­nien. Et le don­neur d’ordre… fran­çais en pas­sant par un pavillon polo­nais.

Ren­contres à plu­sieurs langues.

Réduire les coûts du trans­port, à tout prix. Et pour cela, un moyen par­mi d’autres : l’in­frac­tion à la légis­la­tion. Aucun camion, par exemple, ne devrait pas­ser le dimanche sur une aire d’au­to­route. La règle­men­ta­tion euro­péenne pré­voit l’o­bli­ga­tion pour les entre­prises de loger leurs chauf­feurs à l’hô­tel, pen­dant les immo­bi­li­sa­tions de fin de semaine. Mais voi­là : les infra­struc­tures exis­tantes ne faci­litent pas les choses. « Il n’y a que très peu d’hô­tels où l’on peut garer des camions sans déte­ler, sans ris­quer le vol de remorque ou de gazole », explique un chauf­feur syn­di­qué à la CGT. « Si c’est pour aller man­ger au Mac Do, moi je pré­fère me faire ma cui­sine », sou­rit un Ita­lien.

Une trans­gres­sion que les chauf­feurs tolèrent par dif­fi­cul­té à faire autre­ment et qui n’est de toute façon pas sanc­tion­née, celle-là comme toutes les autres — voir ci-des­sous les règles du cabo­tage. « En vingt-cinq ans de conduite, si j’ai été contrô­lé trois fois, c’est le bout du monde », note Phi­lippe Blanc, délé­gué syn­di­cal CGT chez Geo­dis Bour­get Mon­treuil.

Phi­lippe Blanc, délé­gué syn­di­cal à Geo­dis Bour­get Mon­treuil.

Cha­cun vit des situa­tions dif­fé­rentes. Avec un point com­mun aux chauf­feurs rou­tiers de tous les pays, la dure­té du métier.

Pour les étran­gers, ce qui pèse, c’est l’é­loi­gne­ment, la perte des liens fami­liaux et ami­caux. « Je n’ai pas vu les pre­miers pas de mon fils », nous dira un conduc­teur ukrai­nien dont les périples se pro­longent sou­vent trois mois. Ce qui fait de cha­cun un cas par­ti­cu­lier, ce sont les dif­fé­rences entre natio­na­li­tés et les entre­prises. Pour un rou­tier, le salaire s’en­tend « de base » et « total ». De base, c’est ce qui compte pour la retraite. Dans les pays de l’Est, il est de l’ordre de 4 à 500 euros. S’y ajoutent les primes de dépla­ce­ment, indem­ni­tés de repas… Pas de règles en la matière. Cer­tains rou­tiers polo­nais par­viennent à tri­pler ce reve­nu avec les frais de dépla­ce­ment. Ce qui n’est pas le cas des Bul­gares. « Il y a tou­jours quel­qu’un qui a besoin de nour­rir sa famille et qui accepte de tra­vailler pour moins cher », constate un chauf­feur polo­nais.

Grillades et échanges de pro­duits du ter­roir, de l’Est et de l’Ouest.

Ce sont les mêmes termes, qua­si­ment au mot près, qu’emploie Daniele, au volant de son poids lourd ita­lien. La concur­rence entre sala­riés, éla­bo­rée au niveau euro­péen, réduit le pou­voir d’a­chat et aggrave les condi­tions de tra­vail des rou­tiers fran­çais, ita­liens ou alle­mands… Pour l’heure, le salaire de base est deux à trois plus éle­vé en France qu’en Pologne et les frais de dépla­ce­ment assurent un reve­nu glo­bal de l’ordre du double — à rela­ti­vi­ser, en terme de pou­voir d’a­chat, par des coûts de la vie qui n’ont rien de com­pa­rable : « quand tu paies ta bière deux euros, ce n’est pas comme quand elle coûte cin­quante cen­times », note Daniele.

« C’est cette dif­fé­rence de prix de revient du tra­vail qui est uti­li­sée par les patrons du trans­port pour implan­ter des filiales dans les pays de l’Est et pour réduire nos salaires et peser sur nos condi­tions de tra­vail », explique Phi­lippe Blanc.

Une ren­contre qui lais­se­ra des sou­ve­nirs.

Dans cette jungle, les rou­tiers de tous les pays ont un inté­rêt com­mun : oppo­ser la soli­da­ri­té à la mise en concur­rence. Cette concur­rence uti­li­sée pour com­pri­mer, au niveau euro­péen, la rétri­bu­tion des sala­riés. C’est leur inté­rêt, c’est aus­si celui de l’en­vi­ron­ne­ment : tant que le trans­port rou­tier sera tou­jours moins cher par le biais de l’ex­ploi­ta­tion des sala­riés, les mar­chan­dises ne pren­dront pas le train. Et, pour les chauf­feurs, tra­vailler sur la route n’est pas néces­sai­re­ment plus inté­res­sant que de tra­vailler dans le che­min de fer.

Alors on a beau­coup dis­cu­té, ce 17 juin, sur cette aire d’au­to­route savoyarde. Une façon aus­si de décou­vrir des idées modernes, indis­pen­sables à la construc­tion d’un ave­nir euro­péen : le syn­di­ca­lisme et la soli­da­ri­té.

Antoine Fati­ga, secré­taire du syn­di­cat CGT des trans­ports Alpes.

La réglementation du cabotage

Le cabo­tage, c’est du trans­port de mar­chan­dises réa­li­sé par un camion étran­ger à par­tir de la France et pour la France. Elle est auto­ri­sée au motif que les camions ne doivent pas rou­ler à vide, une émis­sion pol­luante pour rien.

Cette pra­tique est enca­drée. Elle doit avoir été pré­cé­dée d’un trans­port inter­na­tio­nal en pro­ve­nance de l’é­tran­ger et à des­ti­na­tion de la France. Dans ce cas, le camion étran­ger peut effec­tuer jus­qu’à trois char­ge­ments et déchar­ge­ments en France, avant de devoir repas­ser la fron­tière. Ces trois opé­ra­tions doivent avoir été réa­li­sées dans un laps de temps infé­rieur à sept jours.

Si le camion tra­verse la France, d’Al­le­magne en Espagne par exemple, il peut aus­si « cabo­ter » au retour en pas­sant par la France. Dans ce cas, une seule opé­ra­tion — char­ge­ment et déchar­ge­ment — est auto­ri­sée.

C’est sur le nombre d’o­pé­ra­tions que les trans­por­teurs basés dans les pays de l’Est ‑nombre de groupes fran­çais ont implan­té des filiales dans ces pays pour tirer pro­fit des dif­fé­rences de légis­la­tions–  sont ten­tés de tri­cher. Ce qui consti­tue une concur­rence déloyale. Pour les trans­por­teurs ins­tal­lés en France et pour le rail.

Les travailleurs détachés

Le par­le­ment euro­péen a adop­té le 28 mai une révi­sion de la direc­tive euro­péenne sur les tra­vailleurs déta­chés. Elle datait de 1996.

Si cette révi­sion com­porte des amé­lio­ra­tions (les salaires ne doivent pas être infé­rieurs aux mini­ma pré­vus par la loi ou les conven­tions col­lec­tives), elle n’en reste pas moins un encou­ra­ge­ment au dum­ping social. Les coti­sa­tions sociales res­tent dues dans le pays d’o­ri­gine et les indem­ni­tés trans­port, loge­ment et repas seront cal­cu­lées selon la légis­la­tion du pays d’o­ri­gine et non pas sur les bases de la légis­la­tion fran­çaise, comme c’é­tait une pos­si­bi­li­té jus­qu’a­lors. Aucune dis­po­si­tion n’est prise pour inter­ve­nir sur la sous-trai­tance en cas­cade qui favo­rise la fraude au déta­che­ment.

Notons enfin que le trans­port rou­tier inter­na­tio­nal est exclu des dis­po­si­tions de cette nou­velle direc­tive.

Pour l’Eu­rope sociale, le compte n’y est pas.

 

Partager cet article

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *