Mai 68 : sous les grèves, le mouvement d’une société

Par Luc Renaud

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Que nous disent aujourd’hui les événements de Mai 68, cinquante ans après ? C’était le thème d’une belle soirée de débats qui a eu lieu avec le concours de Bernard Thibault et Roger Martelli, à l’initiative de la Société des lectrices et lecteurs de l’Humanité.

 

Faut-il ado­rer Mai 68 ? La ques­tion n’é­tait pas posée en ces termes. Elle aurait pu : Mai 68 reste dans l’his­toire comme le plus impor­tant mou­ve­ment social qui ait eu lieu en France. Et comme la der­nière négo­cia­tion, au niveau natio­nal, au cours de laquelle ce sont les reven­di­ca­tions des sala­riés qui étaient sur la table et non celles des employeurs.

L’Heure bleue avait fait le plein.

Toutes choses qui furent expli­ci­tées, éclai­rées, débat­tues le 17 mai der­nier à l’Heure bleue, la belle salle cultu­relle de Saint-Mar­tin-d’Hères. Avec quelques pré­ci­sions qui tranchent par­fois sur le récit consen­suel qui baigne le cin­quan­tième anni­ver­saire de la grève.

D’a­bord ce fait rap­pe­lé par l’his­to­rien Roger Mar­tel­li : « 1968 a été l’an­née de remises en cause du fonc­tion­ne­ment des socié­tés par­tout dans le monde, dans les pays occi­den­taux déve­lop­pés, les pays socia­listes de l’é­poque et l’en­semble du tiers-monde ; ce n’est pas un phé­no­mène exclu­si­ve­ment fran­çais ». Second point, « le mou­ve­ment n’est pas celui d’un mois de mai, il fau­drait évo­quer des ‘années Mai 68’ qui com­mencent au début des années 60 avec des mou­ve­ments sociaux qui marquent la décen­nie et qui s’a­chèvent en 1981 avec l’é­lec­tion de Fran­çois Mit­ter­rand : il y a un avant et un après et Mai 68 consti­tue un point de bas­cule ».

Roger Mar­tel­li, his­to­rien.
Forces organisées

Ber­nard Thi­bault appor­tait un éclai­rage natu­rel­le­ment plus syn­di­cal. Pour rap­pe­ler que l’une des spé­ci­fi­ci­tés du « Mai 68 fran­çais » a été l’im­por­tance du mou­ve­ment social et sa conjonc­tion avec le mou­ve­ment étu­diant. En 68, la CGT comp­tait 2,5 mil­lions d’adhé­rents, en Mai 68, dix mil­lions de sala­riés ont par­ti­ci­pé à une grève. Et ce ne sont pas « la CGT et le PC » qui ont mis fin à la grève, contrai­re­ment à ce que l’on entend en boucle dans les com­mé­mo­ra­tions d’au­jourd’­hui — l’ob­jec­tif de cette asser­tion réité­rée est d’af­fai­blir le mou­ve­ment social de 2018‑, mais la réponse appor­tée aux reven­di­ca­tions popu­laires, lors­qu’elle était jugée satis­fai­sante par les assem­blées géné­rales de sala­riés. « Des patrons se sont mon­trés rétifs et, dans cer­taines entre­prises, la grève s’est pour­sui­vie jus­qu’en juillet », rap­pe­lait Ber­nard Thi­bault. Au cours de la soi­rée, un film docu­men­taire était pro­je­té avec de nom­breux témoi­gnages de mili­tants qui ont fait Mai 68 à Gre­noble ain­si que d’ar­chives de l’I­na où l’on voit Georges Séguy indi­quer, après les négo­cia­tions de Mati­gnon, qu’il n’appartenait pas à la CGT d’ap­pe­ler à la reprise du tra­vail.

Ber­nard Thi­bault, ancien secré­taire géné­ral de la CGT.

La nature des objec­tifs pour­sui­vis illustre la diver­si­té des logiques des mou­ve­ments qui ont com­po­sé Mai 68. « Les sala­riés avaient éla­bo­ré des cahiers de reven­di­ca­tions depuis des années, notait Ber­nard Thi­bault, et c’est sur ces reven­di­ca­tions que la CGT a négo­cié au niveau natio­nal comme dans les entre­prises ». A la clé, une aug­men­ta­tion du 35% du SMIC, des aug­men­ta­tions géné­rales de salaires, la liber­té d’ex­pres­sion et d’ac­ti­vi­té syn­di­cale à l’in­té­rieur de l’en­tre­prise… La vie chan­gée pour des mil­lions de citoyens.

Faire société

Des acquis sociaux ain­si conquis après des années de luttes sociales. Ces objec­tifs n’é­taient pas seuls en jeu dans la dyna­mique du mou­ve­ment de Mai 68. « La place de l’in­di­vi­du dans le col­lec­tif change dans ces années char­nière, sou­li­gnait Roger Mar­tel­li, c’est l’é­mer­gence de la volon­té d’un déve­lop­pe­ment per­son­nel avec une aspi­ra­tion à la par­ti­ci­pa­tion aux prises de déci­sion, à la maî­trise du cours de son exis­tence, à la recherche du sens… qui se mani­fes­te­ront par l’ir­rup­tion du fémi­nisme, l’é­co­lo­gie, la reven­di­ca­tion de l’au­to­ges­tion… »  Un double mou­ve­ment qui s’est conclu de façon para­doxale par une vic­toire de la droite lors des élec­tions légis­la­tives qui ont sui­vi la dis­so­lu­tion de l’as­sem­blée natio­nale. « Les élec­teurs de gauche se sont abs­te­nus, c’est ce qui a signé le suc­cès du géné­ral de Gaulle, indi­quait l’his­to­rien, et c’est là le signe d’un espoir déçu ». Autre para­doxe à plus long terme, c’est la social-démo­cra­tie, en récu­pé­rant les espé­rances émer­gentes de Mai 68 ‑qui n’est pas anti­ca­pi­ta­liste n’a pas sa place au par­ti socia­liste, décla­rait Fran­çois Mit­ter­rand au congrès d’E­pi­nay le 13 juin 1971–  qui a construit son suc­cès de 1981. « Le par­ti com­mu­niste, en se réfé­rant au modèle ouvrier de 1936, n’a pas pris la pleine mesure de cette évo­lu­tion dans la façon de faire socié­té », indi­quait Roger Mar­tel­li.

Le débat s’est pour­sui­vi avec la salle.
Mobilisations actuelles

Et main­te­nant ? Maire-Laure Cor­di­ni, secré­taire de l’u­nion dépar­te­men­tale CGT, rap­pe­lait les enjeux des jour­nées de grève et de mani­fes­ta­tion des 22 et 26 mai… 2018. Dans un contexte socio-poli­tique évi­dem­ment très dif­fé­rent de celui d’il y a cin­quante ans. « Aujourd’­hui, ce sont les reven­di­ca­tions patro­nales que nous connais­sons par cœur, moins celle de notre syn­di­cat ». Façon de sou­li­gner l’é­vo­lu­tion défa­vo­rable du rap­port de force. « S’il est une leçon que nous apprend l’his­toire, c’est bien qu’il ne faut rien pré­dire et que l’on ne sait pas à l’a­vance com­ment les choses vont évo­luer », insis­tait Ber­nard Thi­bault.

Marie-Laure Cor­di­ni, secré­taire de l’u­nion dépar­te­men­tale CGT.

Car tout est ouvert dans un monde où les inéga­li­tés sont plus que jamais aus­si criantes qu’in­sup­por­tables, où elles sont si impor­tantes qu’elles menacent de défla­tion le sys­tème éco­no­mique, où la démo­cra­tie est mise en cause par le pou­voir des mul­ti­na­tio­nales -« 80 000 mul­ti­na­tio­nales emploient direc­te­ment ou indi­rec­te­ment un sala­rié sur cinq dans le monde et cette pro­por­tion sera de deux sur cinq dans quinze ans », indi­quait Ber­nard Thi­bault, aujourd’­hui admi­nis­tra­teur de l’Organisation inter­na­tio­nale du travail‑, où la droite et l’ex­trême droite se sont appuyées sur la reven­di­ca­tion de l’au­to­no­mie de l’in­di­vi­du soli­daire pour la dévoyer en affron­te­ments iden­ti­taires…

L’irremplaçable Huma

Un monde qui appelle des construc­tions soli­daires. Façon aus­si de sou­li­gner le rôle irrem­pla­çable de l’Hu­ma­ni­té, jour­nal d’in­for­ma­tion et de réflexion, indis­pen­sable dans l’ap­proche des réa­li­tés d’au­jourd’­hui. Ce que rap­pe­lait avec force Alain Bous­sard, pré­sident de la Socié­té des lec­trices et lec­teurs de l’Hu­ma­ni­té, orga­ni­sa­trice de cette belle soi­rée du 17 mai à Saint-Mar­tin-d’Hères.

 

Luc Renaud
Alain Bous­sard, pré­sident de la Socié­té des lec­trices et lec­teurs de l’Hu­ma­ni­té.

 

 

 

 

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