Roger Martelli : « la soif de dignité est toujours aussi forte »

Par Travailleur Alpin

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Roger Martelli, historien, participera le 17 mai à Saint-Martin-d’Hères à une soirée de débats sur Mai 68. Il nous livre ici son regard sur les événements de cette période… et son actualité à notre époque. Entretien.

 

Si l’his­toire ne se répète pas, sa connais­sance peut-elle nous éclai­rer dans cette période de des­truc­tion des acquis du pro­gramme du Conseil natio­nal de la résis­tance ?

Ce n’est pas moi qui vais expli­quer que la connais­sance de l’histoire n’apporte rien au com­bat popu­laire d’aujourd’hui ! L’histoire, sur­tout celle des luttes, est une source inépui­sable de réflexions, d’hypothèses et de contre-hypo­thèses. Elle per­met à cha­cun de se situer dans la longue trace des luttes pour l’émancipation indi­vi­duelle et col­lec­tive. Elle montre que rien n’est jamais per­du ni gagné par avance, que tout est affaire de réflexion mûrie, de volon­té, de sens de l’opportunité… et de patience la plu­part du temps. Beau­coup de choses éparses annon­çaient 1968, comme beau­coup de choses ont conduit à la révo­lu­tion de 1789. Mais nul, au début de 1968 comme à celui de 1789, ne pou­vait pré­voir que les choses allaient se cris­tal­li­ser de façon aus­si rapide et aus­si spec­ta­cu­laire. Le tout, c’est de ne pas cher­cher dans l’histoire des modèles : il y a tou­jours de la conti­nui­té dans l’histoire, mais elle ne se rejoue jamais de la même façon.

L’extraordinaire mobi­li­sa­tion et le bouillon­ne­ment d’idées en Mai 68 se sont ter­mi­nés par la remise en place confor­tée du pou­voir gaul­liste. C’est dire si de hautes espé­rances ont été déçues. Le « Grand mal­en­ten­du » — que tu mets en exergue dans le titre de ton der­nier livre – explique-t-il cet échec ?

Il y a bien sûr un immense para­doxe dans ce qui est adve­nu en 1968, un para­doxe à court terme et un autre à plus long terme, un peu trop oublié. À court terme, c’est la spec­ta­cu­laire vic­toire élec­to­rale d’une droite gaul­liste que beau­coup disaient aux abois quelques semaines plus tôt. La gauche aurait dû tirer le béné­fice élec­to­ral du mou­ve­ment. En fait elle est per­dante, péna­li­sée par une forte abs­ten­tion. Et le PCF en est la prin­ci­pale vic­time, même s’il récu­père la mise un an plus tard, avec le score de Jacques Duclos à l’élection pré­si­den­tielle.

Le para­doxe à plus long terme n’interroge pas moins. Dans les années qui suivent 1968, la gauche reprend l’offensive et porte des coups sévères à une droite en panne de pro­jet par­ta­gé. Mais ce ne sont ni l’extrême gauche qui rêvait d’un nou­vel Octobre 17 ni le PCF qui rêvait en 1968 d’un nou­veau Front popu­laire qui en tirent le béné­fice. C’est une social-démo­cra­tie refon­dée, ancrée sym­bo­li­que­ment dans le dis­cours radi­ca­li­sé des années 1968, qui ren­verse le rap­port des forces à gauche – au détri­ment du PCF – et qui par­vient au pou­voir en 1981. Pour­quoi cela ? Pour des tas de rai­son, mais notam­ment parce que le PCF n’a pas suf­fi­sam­ment sai­si ce que le mou­ve­ment de 1968 appe­lait de radi­ca­li­té trans­for­ma­trice concrète. Du coup, la logique « key­né­sienne » du pro­gramme com­mun et l’union de la gauche ont pro­fi­té d’abord au PS de Fran­çois Mit­ter­rand.

Le contexte actuel est bien éloi­gné de celui des « Trente glo­rieuses », dont Mai 1968 est une étape insigne. Si la révo­lu­tion n’a pas eu lieu, des avan­cées extrê­me­ment impor­tantes pour mener les luttes à venir ont été obte­nues. En quoi la situa­tion actuelle se dif­fé­ren­cie-t-elle ?

La soif d’égalité, de digni­té et de soli­da­ri­té est tou­jours aus­si forte qu’en 1968, mais nous ne sommes plus dans la phase d’une classe ouvrière uni­fiée et expan­sive et d’un mou­ve­ment ouvrier conqué­rant. Les caté­go­ries popu­laires sont tou­jours bien là, majo­ri­taires dans le peuple, mais elles sont dis­per­sées. Ne fai­sant pas encore « mou­ve­ment », elles peinent à être peuple au sens poli­tique du terme. L’esprit de révo­lu­tion est donc plus moderne que jamais, mais il ne peut vivre sur le seul registre de la conti­nua­tion ou de la répé­ti­tion. Il faut aujourd’hui, tout à la fois, conti­nuer et inven­ter pour avan­cer sur le che­min de ce qui reste le cœur de tout com­bat : la pas­sion de l’égalité et de l’émancipation.

Propos recueillis
par Isabelle Métral

 

17 mai, à partir de 19h, à l’Heure bleue, à Saint-Martin-d’Hères. Conférence débat à partir de 19h45 avec Roger Martelli et Bernard Thibault. Une vente dédicace des ouvrages des deux invités se déroulera de 16h30 à 17h30 à la librairie La Dérive, place Sainte-Claire à Grenoble. Voir également notre dossier dans le Travailleur alpin de mai 2018. Cette soirée est organisée par la Société des lecteurs et lectrices de l’Humanité.

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