Note de lecture. Un versant caché de l’Île de beauté

Par Jean Rabaté

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Les Invi­sibles, par Antoine Alber­ti­ni (200 pages- 17 €) J.-C. Lattes

Qui a assas­si­né El Has­san Msa­rha­ti, le 16 novembre 2009, sur une route de la côte orien­tale de la Corse ? En dépit des mul­tiples pistes soup­çons et témoi­gnages recueillis par la police, ce crime bien réel res­te­ra sans doute impu­ni. La longue et minu­tieuse enquête menée par celui-là même à qui la vic­time avait pré­dit : « si je parle, je vais prendre une balle dans la tête » a tout pour rete­nir l’attention. Antoine Alber­ti­ni, puisque c’est de l’auteur de cet ouvrage qu’il s’agit, est jour­na­liste. En octobre 2009, pour un docu­men­taire télé­vi­sé consa­cré à l’immigration clan­des­tine en Corse il avait enre­gis­tré et dif­fu­sé 28 secondes d’un témoi­gnage d’El Has­san. Un mois plus tard le corps de celui-ci était décou­vert le crâne fra­cas­sé par un pro­jec­tile de gros calibre. Après avoir sui­vi de près l’enquête offi­cielle, et ne vou­lant sans doute pas croire que le crime puisse res­ter impu­ni, Antoine Alber­ti­ni s’est éver­tué à recons­ti­tuer son par­cours et démê­ler les fils de son assas­si­nat . Ce ne fut pas en vain puisque à défaut d’avoir per­mis de débus­quer le tueur, son récit dévoile les des­sous d’un monde lar­ge­ment igno­ré, y com­pris de bien des insu­laires qui le côtoient chaque jour.

Ce monde, c’est celui de mil­liers de Magh­ré­bins, majo­ri­tai­re­ment maro­cains qui (sur)vivent en Corse. Arri­vés nom­breux depuis le milieu des années 50, d’abord comme réfu­giés, puis après l’installation des pieds noirs, avec des contrats de tra­vail à durée déter­mi­née, et plus récem­ment avec des visas tou­ris­tiques. Clan­des­ti­ne­ment aus­si, près avoir payé des pas­seurs leur pro­met­tant des emplois. Embau­chés pour des tra­vaux sai­son­niers agri­coles et dans le BTP, ils sont pré­sents tôt le matin sur les chan­tiers, dans les vignes et les champs. Mais le soir venu, ils ne sont plus que quelques uns à s’aventurer dans les rues d’Ajaccio, Bas­tia ou dans les cafés des vil­lages. Rare­ment décla­rés par des employeurs moins scru­pu­leux que racistes, ils sont dému­nis de per­mis de séjour, et se doivent donc de res­ter invi­sibles pour échap­per aux inter­pel­la­tions et ren­vois dans leur pays. Des­cen­dants pour cer­tains des tabors ayant par­ti­ci­pé aux com­bats de libé­ra­tion de la Corse au col de Teghime, les voi­là contraints au silence. Un silence rom­pu par El Has­san qui le paya de sa vie pour avoir dit en quelques mots l’exploitation dont ils sont vic­times : les jour­nées de tra­vail inter­mi­nables, les salaires misé­rables bien infé­rieurs au SMIC, les loge­ments sous un han­gar, dans des car­casses de camion­nette ou des baraque dis­si­mu­lées dans le maquis… Sans oublier les accords pas­sés entre pas­seurs et patrons ou agri­cul­teurs- au bras longs et aux amis « bien pla­cés » en cas d’ennuis — pour se par­ta­ger l’argent arra­ché par les pre­miers à la main d’œuvre bon mar­ché qu’ils four­nissent aux seconds.

Bien éloi­gnés des cli­chés habi­tuel­le­ment uti­li­sés pour évo­quer l’attrait tou­ris­tique de l’île, c’est cet autre ver­sant de « la mon­tagne qui tombe dans la mer » qu’un jour­na­liste amou­reux de sa terre et de ses habi­tants a eu la volon­té d’explorer. Et le cou­rage de mettre ain­si à jour, sans crainte de faire grin­cer des dents les racistes de l’île, un monde paral­lèle que la beau­té des pay­sages, les par­fums du maquis, le soleil géné­reux ne rendent pas moins cruel et into­lé­rable aux sans papiers, que celui plus connu réser­vé à leurs frères de misère à Calais, au cœur de Paris ou le long du canal de l’Ourq.

Jean Rabaté

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