Services publics. Quand les usagers s‘en mêlent
Par Luc Renaud
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Le recul des services publics de proximité, c’est un choix politique. Qui suscite de vives oppositions, au point parfois d’être mis en échec. Cela arrive notamment lorsque syndicalistes, usagers, militants politiques et élus se retrouvent. Récit de cette rencontre, vue par une usagère qui n’ambitionnait pas spécialement de s’impliquer de cette manière.
« Remplir un formulaire, ça n’a rien à voir avec obtenir un renseignement. » Retraitée de l’enseignement supérieur, Christine Capelli en est convaincue : les rapports humains, voilà ce qui compte. Aussi n’a‑t-elle pas hésité, lorsqu’elle a eu vent du projet de la poste de fermer le bureau de Stalingrad – quartier de la Capuche, à Grenoble –, à participer à la réunion organisée dans un bar du quartier. « J’avais dû voir une affiche. » C’était il n’y a pas si longtemps et pourtant… Car rien ne prédisposait Christine Capelli à devenir la porte parole des habitants du quartier qu’elle est aujourd’hui devenue.
Tout commence avec une indignation, celle de voir les services publics se rétrécir, à la ville comme à la campagne. A Stalingrad, le projet de la direction de la poste prévoyait la fermeture du bureau et l’implantation d’un relais postal chez un commerçant du quartier. Les services financiers ont déjà été transférés à Foch, à deux stations de tram. La fermeture du bureau était sur les rails : un programme de formation avait été présenté au commerçant qui devait ouvrir le relais postal pour certaines opérations de base concernant le courrier et les colis. Service partiel, à la pérennité incertaine. « Aller à Foch, ça veut dire marcher jusqu’au tram », souligne Christine Capelli qui rappelle que « la population est vieillissante et qu’il y a des handicapés ». Sans compter le temps pris par l’aller-retour… Alors il y a internet. Ce qui fait bondir Christine Capelli. « C’est parfois utile, évidemment, à condition de maîtriser la technique, mais rien ne remplace le dialogue, un être humain, ce n’est pas une machine ; c’est épouvantable ce monde qu’on nous propose. »
Christine Capelli s’est donc interrogée. Comment participer au mouvement contre la fermeture, comment l’empêcher ? Pour elle, une conviction : « Tout se joue à la base, tout se passe là ; l’action des principaux concernés est nécessaire pour que les services publics ne soient pas dévitalisés par l’introduction du privé, comme le prévoit le gouvernement dans tous les domaines ». Pour que la population puisse prendre les choses en main, il faut qu’elle soit informée. « Les syndicats, les militants sont au courant, mais ça ne suffit plus ; je crois nécessaire de permettre aux usager de s’associer aux protestations des agents des services publics ». C’est là sans doute ce qui l’a séduite dans le fonctionnement du collectif « J’aime ma poste à Grenoble », qui associe syndicalistes, militants politiques, usagers, élus…
Christine Capelli n’en reste pas moins critique sur les traits du lexique militant pratiqué par des personnes qui ont l’habitude de se retrouver entre elles. Le terme de collectif, par exemple. « C’est un mot qui nous met dans la case ‘‘militant’’ quand on l’emploie et j’ai un peu de mal à m’identifier comme telle », explique Christine Capelli qui utilise l’expression « maintenir la tension » plutôt que « conserver le rapport de force ».
Ce que je n’aurais jamais imaginé faire
Comme elle le dit, « je ne veux pas sauter le étapes à pied joint ». Alors, en fait de sauter les étapes, elle a participé à une deuxième réunion. « J’ai parlé, je n’y peux rien. » Avec un petit nœud d’émotion dans la gorge, tout de même. C’est ainsi que « je me suis trouvée portée comme représentante des usagers du quartier ». Et puis « des jeunes sont venus me trouver après pour me demander à être informés de la suite des opérations ; j’ai commencé à établir une liste des habitants de mon quartier intéressés par la poste ».
Et c’est comme ça que Christine Capelli s’est retrouvée à faire des choses « que je n’aurais jamais imaginées ». « J’ai fait signer des pétitions pour la première fois de mon existence, sourit-elle, j’étais lancée, je l’ai fait… des gens à qui je n’aurais sans doute jamais adressé la parole et que j’ai abordés pour défendre la poste de notre quartier. » Il faut l’entendre raconter son dialogue avec un chef d’entreprise qui ne voit pas exactement les services publics du même œil qu’elle. C’est ainsi que Christine Capelli a pris la parole lors du rassemblement du 28 septembre au nom des usagers. « Je ne l’avais pas prévu, mais il fallait le faire. »
La suite ? La charrette de fermetures de bureaux de poste à Grenoble est pour l’heure à l‘arrêt. « Il faut rester vigilant, souligne Christine Capelli, même si c’est déjà un beau résultat, nous devons maintenir la tension pour que la mairie s’engage encore à nos côtés ». Et Christine Capelli suggère une idée : « Il faudrait interpeller les candidats aux élections municipales pour qu’ils se prononcent sur les services publics et le maintien de la proximité ». Message transmis.
La moitié des trésoreries dans le collimateur
Le gouvernement saborde les finances publiques, et un mouvement social d’une ampleur inédite lui répond. C’est le cas en Isère comme ailleurs.
En parallèle de la mise en place du prélèvement à la source, pour lesquelles les régularisations ne peuvent être faites qu’en ligne, l’« incitation » à la dématérialisation des démarches s’est accrue : les taxes foncières et d’habitation de plus de 300 euros doivent être réglées obligatoirement par prélèvement à l’échéance, en mensualisation ou par payement sur le site internet. Désormais, payer au guichet, en carte bancaire, en virement ou chèque conduit à une majoration de 0,2 % avec une majoration minimale de 15 euros. L’objectif est clair : supprimer les accueils physiques, et tant pis pour les usagers qui ne sont pas à l’aise avec internet ! C’est le projet de « géographie revisitée ».
Face à une attaque de cette ampleur, la mobilisation s’organise en Isère. Le 27 juin, on pouvait compter 360 grévistes, et un rassemblement de 50 personnes à Voiron. Le 16 septembre, c’était 33 % de grévistes, et un rassemblement d’une centaine de personnes rue de Belgrade à Grenoble, devant le siège de la direction. Le 23 septembre, c’est le site de Rhin-et-Danube qui a été bloqué entre 6 h 30 et 9 h. Le 14 octobre, la tension est montée, avec le blocage des bureaux de la direction à partir de 6 h du matin, et la fermeture de onze sites sur soixante-quatorze. Ce qui a conduit à une première victoire : l’annonce d’aucune suppression de site pour 2020. Pour autant, ceci n’est qu’un report : les suppressions sont désormais programmées entre 2021 et 2023.
Pour prolonger ce premier succès, la mobilisation a besoin d’autres soutiens : après une interpellation de l’intersyndicale, une trentaine de communes a pris des délibérations pour s’exprimer contre ce projet de « géographie revisitée », couvrant une grande diversité politique et géographique, avec le soutien de deux sénateurs, Guillaume Gontard (CRCE) et Frédérique Puissat (LR). En parallèle, la bataille des agents continue, avec une manifestation centralisée à Paris le 14 novembre : pour nos services publics, ne lâchons rien !
Louis Zaranski
La « géographie revisitée », c’est comme la mer qui se retire
Mais qu’est-ce que ce « projet de géographie revisité » ? C’est le regroupement des centres de gestion, qui concerne les services fiscaux (584 structures impôts supprimés), mais surtout les trésoreries, avec 1 246 trésoreries supprimées en France. Le projet initial prévoit la suppression de 5 775 emplois, et correspond à 1 898 sites d’accueil du public en moins, alors même que les finances publiques sont le denier service public d’État à disposer d’une véritable implantation dans les zones rurales.
En Isère, on passe de trente-huit trésoreries à quinze, de vingt-sept services fiscaux à quatorze, et de neuf sites de contrôle fiscal à deux ! Pour arriver à ces « résultats », le projet prévoit le regroupement de plusieurs trésoreries en une unique trésorerie par EPCI (communautés de communes, métropole…). Côté collectivités, la mission de conseil aux collectivités sera effectuée par des inspecteurs des impôts qui n’auront pas le pouvoir de décision indispensable à la traduction de leurs conseils dans le réel. Les erreurs techniques se multiplieront donc, grevant encore davantage l’efficacité de l’action publique.
Et pendant ce temps, le gouvernement est toujours plus clément avec les entreprises, comme l’illustre la mise en place du « droit à l’erreur », qui rend inopérant leur contrôle fiscal…
Usagers, syndicats, élus… la formule qui gagne
Un collectif, Convergence des services publics 38, s’est créé au printemps, pour soutenir les luttes à partir du triptyque syndicats, usagers, élus locaux. Non sans résultats.
À l’échelle nationale, c’est un mouvement né du rassemblement de Guéret en 2015 de défense des services publics, qui réunit des syndicats, des partis politiques et des citoyens. En Isère, le contexte local d’attaques contre la poste, la CPAM, les hôpitaux… mais également les luttes qui sont nées pour défendre ces services publics ont montré l’opportunité d’un collectif local doté d’un objectif : faire naître des initiatives d’en bas et de les faire converger. La politique de Macron se décline sous des formes différentes dans chaque service public, mais des luttes corporatistes ne peuvent pas gagner. « La logique est la même partout – placer l’usager en tant que consommateur, avec l’appui de la numérisation –, et il faut donc construire une réponse globale », insiste François Marchive.
Quelles sont les nouvelles clefs de mobilisation que peuvent apporter ce collectif ? « Il n’y a pas de recette miracle, mais un « modèle » qui est celui de la mobilisation de défense de la poste, qui a presque dix ans : en rassemblant tous les acteurs, usagers, municipalités, syndicats, salariés… on arrive à gagner », explique Karen Mantovani. « Nous avons l’exemple de la CPAM de Fontaine, où la mobilisation des usagers a été déterminante : la fermeture sèche programmée pour janvier 2019 a été repoussée d’un an, et nous avons gagné un accueil CPAM deux jours par semaine à Sassenage. »
De telles actions avec les usagers et les agents permettent également de changer l’image des agents de la fonction publique : ils sont au service des usagers, et utiles. Cette méthodologie paye, comme le prouve l’exemple de la poste. « Ils voulaient fermer les bureaux de Bajatière et Stalingrad et supprimer six emplois. La mobilisation a empêché ces fermetures ; c’est un recul unique dans une grande ville de France. Avec les victoires de l’Île Verte et de l’Alpe‑d’Huez, ça fait quatre bureaux de poste qui restent ouverts : la mobilisation se traduit par des résultats ! », se réjouit François Auguste.
La bataille sur ADP a permis de relancer et d’élargir le collectif en septembre, avec une multiplication d’initiatives : pendant le festival Millésimes à Grenoble sur les quais Saint Laurent, place Victor Hugo ou encore à Bourgoin, à Brignoud…
Prochain enjeu, le remplacement des services publics de proximité par les fourre-tout assortis d’un terminal informatique que seront les maisons France services – le terme « public » a disparu –- : les agents, multitâches, ne pourront délivrer l’information que donnaient les accueils spécialisés (Caf, Urssaf, Pôle emploi, la poste, impôts, Mutualité sociale agricole, retraites…).
La bataille pour les services publics continue, et les succès arrachés sur la poste, la CPAM et les finances publiques en appellent d’autres !
Louis Zaranski