La colère des « premières lignes »

Par Luc Renaud

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Eric Perrichet était cadre, travailleur indépendant. Il a dû cesser un temps son activité, pour raison de santé. Il a ensuite cherché du travail et il est devenu auxiliaire de vie. Syndicaliste CGT, il est élu au comité social et économique (CSE) de l’ADAPA (Accompagner à domicile pour préserver l’autonomie). Le 16 juin, il était en grève.

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Le 16 juin dernier, l'ensemble des personnels de santé manifestaient, soignants, aides à domiciles, hospitaliers... Pour que leur engagement soit reconnu.

« À mon âge, on n’a pas trop le choix des emplois. » Un âge de cin­quante-neuf ans, pour être pré­cis. Eric Per­ri­chet est à lui seul un résu­mé de la déva­lo­ri­sa­tion du sta­tut des aides à domi­cile et auxi­liaires de vie. Un emploi non-recon­nu, condi­tions de tra­vail et salaires avec.

Le 16 juin au matin, Eric était dans la rue. Il par­ti­ci­pait, avec un gros mil­lier de per­sonnes, à une des pre­mières mani­fes­ta­tions post-Covid. Elle avait dû être orga­ni­sée sur le pouce : l’affluence n’était pas pré­vue. Les mani­fes­tants se sont ren­dus du siège gre­no­blois de l’agence régio­nale de san­té, devant lequel ils s’étaient retrou­vés, jusqu’à la pré­fec­ture. Car il s’agissait de récla­mer des moyens pour la san­té, moyens dont on a pu faire la cruelle expé­rience de l’insuffisance. Des moyens, mais aus­si de la recon­nais­sance. Une vraie, en terme de salaires, de for­ma­tion, de condi­tions de tra­vail… pas avec de la bim­be­lo­te­rie sous forme de médailles.

Par­mi tous ceux qui se sont trou­vés en pre­mière ligne face à l’épidémie, Eric et toutes ses col­lègues – la pro­fes­sion est fémi­nine à 97 % – aides à domi­cile et auxi­liaires de vie. En grève, ce 16 juin, à l’appel de la CGT.

Ce qui a fait débor­der le vase, c’est la prime. Elles n’y ont pas droit –  sachant par ailleurs que prime ne vaut pas salaire. « C’est comme une gifle, comme si nous n’existions pas », s’indigne Chan­tal Nadi, secré­taire CGT du comi­té social d’entreprise de l’Adapa. La prime, on en parle pour les hos­pi­ta­liers et dans d’autres sec­teurs d’activité. Pour les aide à domi­cile, le gou­ver­ne­ment a ren­voyé aux dépar­te­ments l’éventuelle pos­si­bi­li­té d’un ver­se­ment. Dans cer­tains dépar­te­ments du Nord de la France, elle pour­rait être ver­sée, à des mon­tants variables. « On nous explique que nous n’intervenons pas auprès de patients, mais d’usagers – presque des clients –, nous ne sommes donc pas des soi­gnants », explique Eric. Ce qui n’enlève rien au côté « pre­mière ligne ». « Au début, fin mars début avril, on ne savait pas trop ce qui allait se pas­ser et on allait au bou­lot la peur au ventre, celle d’attraper le virus mais aus­si de le trans­mettre aux per­sonnes âgées ; ensuite, on s’est habi­tué en sachant aus­si que le bas­sin gre­no­blois était moins tou­ché que d’autres régions. » Au moment où les pro­tec­tions man­quaient dans les hôpi­taux, les aides à domi­cile n’avaient stric­te­ment rien à leur dis­po­si­tion.

11 h 45 d’amplitude journalière ; temps partiels à moins de 800 euros…

Mais c’est sur un autre point qu’Eric Per­ri­chet veut insis­ter. « Pen­dant quelques semaines, nous avons été les seuls contacts de per­sonnes dépen­dantes qui ne rece­vaient plus aucune autre visite », sou­ligne Eric. Avec le sen­ti­ment d’avoir per­mis à cer­taines per­sonnes âgées de se rac­cro­cher à la vie. « On nous l’a dit, sans votre pré­sence, je me serais lais­sé aller. » Eric l’affirme : « nous n’avons pas le savoir faire de per­son­nels soi­gnants, mais nous avons un savoir être qui n’est pas recon­nu par un diplôme, mais qui est essen­tiel dans la vie de ceux que nous accom­pa­gnons ».

Alors le métier aspire à un mini­mum de recon­nais­sance. « C’est de ça dont nous avons besoin. » Ce qui passe par des choix. Au pre­mier rang des­quels l’amélioration des salaires, de la for­ma­tion et des condi­tions de tra­vail. Les salaires, c’est le SMIC. Mais, compte tenu des temps par­tiels, c’est très sou­vent moins de 800 euros par mois. La for­ma­tion est inexis­tante. « C’est d’autant plus pro­blé­ma­tique que le glis­se­ment des tâches – parce qu’il faut bien que ça tourne, une aide soi­gnante est contrainte de pra­ti­quer des actes d’infirmière, comme nous sommes ame­nés à réa­li­ser des actes d’aide soi­gnant ; pas­ser une crème par exemple – finit par poser pro­blème : nous ‘‘ven­dons’’ un ser­vice que nous ne pou­vons com­plè­te­ment four­nir. » Et puis les condi­tions de tra­vail. A com­men­cer par l’amplitude horaire : elle est de 11 h 45 avec des trous dans la jour­née, les frais kilo­mé­triques non rem­bour­sés (ils ne le sont qu’entre deux patients, pas quand on rentre chez soit parce qu’on est en pause) et les plan­nings qui changent du jour au len­de­main.

Une pro­fes­sion non recon­nue. Une pro­fes­sion qui se mobi­lise, aus­si – même si « ce n’est pas si facile de mon­ter une action col­lec­tive, nous ne nous voyons pra­ti­que­ment jamais » – à l’image de l’ensemble des per­son­nels de san­té.

Ce mar­di 16 juin, après la mani­fes­ta­tion du matin de l’ARS à la pré­fec­ture, tout le monde s’est retrou­vé sur le par­vis de l’hôpital Nord en début d’après-midi pour for­mer un cor­tège de cinq mille per­sonnes qui s’est ren­du au Jar­din de ville.

Le 16 juin, l’avenir de la cli­nique des Eaux claires fai­sait par­tie des reven­di­ca­tions des per­son­nels de san­té.

Le CHU veut s’associer à une structure privée

Le CHU engagé dans un partenariat pour reprendre la clinique mutualiste. Qui inclut la participation d’une structure privée à ses choix stratégiques.


L’affaire serait pas­sée inaper­çue si l’info n’avait été don­née le 14 mai sur le site du Tra­vailleur alpin : début mai, le CHU s’apprêtait à conclure un par­te­na­riat avec le groupe pri­vé Vival­to san­té (3e sur le mar­ché des cli­niques) pour reprendre à deux le grou­pe­ment hos­pi­ta­lier mutua­liste ( le GHM, la Mut’ à Gre­noble et la cli­nique Char­treuse à Voi­ron, notam­ment). Accord pré­sen­té dans un docu­ment daté du 6 mai dans lequel on lisait page 21 : « seule la can­di­da­ture de Vival­to san­té a été rete­nue » et, page 24, « l’ambition du groupe [Vival­to san­té] repose sur des valeurs fortes : confiance, audace et enga­ge­ment ». Pas moins.

Et voi­là que le 28 mai, le CHU et l’AGDUC (Asso­cia­tion gre­no­bloise pour la ges­tion de la dia­lyse et des usa­gers por­teurs de mala­dies chro­niques) donnent une confé­rence de presse pour annon­cer… leur accord pour la reprise com­mune du GHM.

L’AGDUC, c’est moins voyant

Que s’est-il pas­sé entre temps ? Les élus se sont mobi­li­sés, le maire de Gre­noble en tête, pour appuyer une « solu­tion locale ». Et le ministre de la San­té, ex méde­cin du CHU de Gre­noble, a sans doute mur­mu­ré à cer­taines oreilles. Dif­fi­cile, dans la période, de faire inter­ve­nir un groupe pri­vé dans la ges­tion d’un CHU.

Car c’est bien de cela dont il s’agit. Le par­te­na­riat envi­sa­gé par la direc­tion du CHU repose sur la créa­tion d’une struc­ture co-diri­gée par les deux par­te­naires pour gérer le GHM. Éco­no­mies d’échelle, mutua­li­sa­tions… qui pour­raient impac­ter le CHU. Une logique que l’on connaît ailleurs. Avec une asso­cia­tion, l’AGDUC en l’occurrence, c’est moins voyant qu’avec le troi­sième groupe d’hospitalisation pri­vé en France.

L’avenir vu par la direction du CHU

Daté du 6 mai, le docu­ment éla­bo­ré par le CHU de Gre­noble expose les moda­li­tés d’un accord avec Vival­to. Sa logique expose la concep­tion du CHU d’un rap­pro­che­ment avec une struc­ture de droit pri­vée, aujourd’hui l’AGDUC – après le chan­ge­ment de fusil d’épaule opé­ré fin mai.

Le pro­jet dit de « Recom­po­si­tion de l’offre sani­taire sur le ter­ri­toire de Gre­noble et Voi­ron » repose sur un constat : « sur le ter­ri­toire, il y a de nom­breuses acti­vi­tés en dou­blon », peut-on lire page 8. Et de citer cinq ser­vices d’urgences, cinq mater­ni­tés dont une à Voi­ron, trois ser­vices de car­dio­lo­gie inter­ven­tion­nelle, deux ser­vices d’onco-radiothérapie…

Ce pro­jet de co-reprise pro­pose d’ailleurs une visée plus large : « l’inscription dans une vision ter­ri­to­riale de l’arc alpin repo­sant sur une stra­té­gie médi­cale coor­don­née tout d’abord entre acteurs du ser­vice public, et, en deuxième lieu, de cli­niques com­mer­ciales expri­mant la volon­té de s’y asso­cier » (page 27).

Les moda­li­tés pra­tiques reposent sur la créa­tion de deux « grou­pe­ments de coopé­ra­tion sani­taire » de droit pri­vé, l’un pour Gre­noble, l’autre pour Voi­ron. Ces deux grou­pe­ments sont diri­gés à part égales par le CHU et le repre­neur qui lui est asso­cié. Ils sont char­gés de la direc­tion des éta­blis­se­ments du GHM rache­tés.

Les pers­pec­tives sont celles de la ratio­na­li­sa­tion. Ain­si peut-on lire page 31 que « s’agissant des équipes médi­cales, des départs de pra­ti­ciens sont envi­sa­geables ».

D’une façon plus géné­rale, le docu­ment indique que la gou­ver­nance sera celle d’un « co-pilo­tage stra­té­gique basé sur un pro­jet médi­cal par­ta­gé en lien avec celui du CHUGA, un bud­get annuel vali­dé et un plan de finan­ce­ment à moyen terme ».

Syl­vie Bal­dac­chi­no est édu­ca­trice spé­cia­li­sée pour enfants por­teurs de han­di­cap.

Ehpad, comment le lien a pu être maintenu

Pendant le confinement, son établissement fermé, le groupement mutualiste dont il dépend a proposé au personnel d’aller travailler dans un Ehpad. Sylvie Baldacchino a rejoint celui de Saint-Georges-de-Commiers. Témoignage.

Dans quel but vous a‑t-on invi­té à venir ren­for­cer les Ehpad ?

Syl­vie Bal­dac­chi­no : Dans les Ehpad de la MFI (Grou­pe­ment mutua­liste de l’Isère), chaque soi­gnant doit pro­di­guer des soins à huit à dix rési­dents, chaque matin. Ce sont cepen­dant des éta­blis­se­ments plu­tôt bien dotés. Il man­quait du per­son­nel, cer­tains étant fra­giles ou en garde d’enfants. Il a fal­lu faire appel à des inté­ri­maires en nombre.

Quel a été ton rôle pré­cis ?

S.B. : En tant que tra­vailleurs sociaux, nous inter­ve­nions auprès des per­sonnes âgées contre le sen­ti­ment d’isolement, pour accom­pa­gner ces femmes et ces hommes, vul­né­rables, qui ne com­pre­naient pas tou­jours les rai­sons de ces mesures excep­tion­nelles. Nous avons déployé des moyens de com­mu­ni­ca­tion entre les rési­dents et leurs proches : appels visio, Wath­sApp, liens télé­pho­niques… mais aus­si, de petits « jour­naux » que les familles pou­vaient envoyer à leur anciens et qui ont très bien fonc­tion­né.

Au pre­mier « décon­fi­ne­ment », il y a eu une polé­mique sur le main­tien de l’isolement des per­sonnes âgées dans les éta­blis­se­ments.

S.B. : Cet épi­sode a été assez mal vécu par le per­son­nel, du direc­teur aux agents d’entretien. C’était une énorme res­pon­sa­bi­li­té qui pesait sur nos épaules. Nous savions que faire de nou­veau entrer les familles, c’était autant de risque d’introduire le virus. L’accusation de « mal­trai­tance » ne pas­sait pas. Cette ouver­ture s’est fina­le­ment faite très dou­ce­ment, en main­te­nant des pro­cé­dures dras­tiques. Il n’y a d’ailleurs pas eu de conflit avec les familles. Cha­cun mesu­rait bien la res­pon­sa­bi­li­té qui nous incom­bait. C’est une grande satis­fac­tion que, dans la dou­zaine d’Ehpad de la MFI en Isère, on n’ait déplo­ré aucun décès dû à la Covid19.

Que retiens-tu de cette expé­rience ?

S.B. : Ce fut une for­mi­dable expé­rience humaine. J’ai pu me rendre compte de la réa­li­té du tra­vail très dif­fi­cile dans ces éta­blis­se­ments. J’ai aus­si res­sen­ti une grande satis­fac­tion d’avoir été un vrai sou­tien aux per­sonnes âgées, à un moment où ma mis­sion sociale auprès des enfants avait dû s’arrêter de manière for­cée.

Pro­pos recueillis par Laurent Jadeau

Mobilisation autour des personnes âgées

Muriel Chaf­fard, ancienne adjointe aux affaires sociales de Fon­taine. « Dans les foyers loge­ment, les mesures d’isolement ont d’abord été assez mal vécues par les familles et les per­sonnes âgées. Les rési­dents ont par­fois eu l’impression d’être infan­ti­li­sés. Les dis­cus­sions ont per­mis d’assouplir les condi­tions. Aucun cas de Covid n’a été recen­sé. Ce qui a été très posi­tif, c’est la grande mobi­li­sa­tion des ser­vices de la ville qui se sont redé­ployés pour offrir des acti­vi­tés nom­breuses et adap­tées à la situa­tion. Il y a eu des concerts ‘‘bal­con’’, des ani­ma­tions par le ser­vice jeu­nesse, des ordi­na­teurs offerts par une entre­prise qui ont per­mis de gar­der le lien avec les familles. Une grande soli­da­ri­té. »

Muriel Chaf­fard.

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