Neyrpic, une histoire ouvrière
Par Luc Renaud
/
Jean Bruyat s’est appuyé sur les très riches archives de René Reale, l’un des acteurs du conflit.
L’ouverture du pôle de vie Neyrpic a dirigé les projecteurs sur la réhabilitation d’une ancienne friche industrielle de Saint-Martin-d’Hères. Ce fut une usine, riche de traditions ouvrières, théâtre d’un conflit au début des années 60. L’émergence d’un capitalisme financier qui allait désindustrialiser la France. Conflit que retrace un livre qui vient de paraître, sous la plume de Jean Bruyat.
C’était un peu les balbutiements du capitalisme financier. Balbutiements, et tout de suite la violence du capital contre les hommes. Nous sommes au tout début des années 60, à Neyrpic, à Saint-Martin-d’Hères et Grenoble, et notamment dans les usines de la Croix Rouge, où vient d’ouvrir le pôle de vie Neyrpic. En 1962, les actionnaires décident de remplacer leur P-DG, Henri Dagallier, par Georges Glasser. Henri Dagallier était du cru, un patron de tradition paternaliste, comme on a pris l’habitude de dire. Il avait négocié avec les syndicats, la CGT en particulier, une réduction du temps de travail, une hausse des salaires, un abaissement de l’âge de départ à la retraite, et la reconnaissance des sections syndicales à l’entreprise. Georges Glasser, P-DG d’Alsthom, un homme qui venait en avion privé de Paris et repartait souvent le soir, est désigné pour remettre l’entreprise dans le droit chemin : dénonciation des accords en huit jours, licenciements dans la foulée. Le conflit dure de 1962 à 1964 et se termine par le licenciement de quatre délégués CGT, Gilbert Biessy – qui deviendra maire communiste d’Echirolles –, Maurice Dumont, Roger Vuillerme et René Reale.Jean Bruyat a grandi dans l’usine de la Galochère avant de devenir instituteur et auteur.
C’est cette histoire ouvrière que raconte Jean Bruyat dans son livre Radioscopie d’un conflit, Neyrpic 1962-1964, ouvrage particulièrement riche d’archives, de tracts, de courriers d’articles de presse. On peut y trouver cette citation de l’Express, dans un article daté du 7 février 1963 : « c’est à travers Neyrpic une histoire exemplaire de la France des affaires, ainsi que le conflit entre la matière grise et l’argent ».
Cet ouvrage faisait l’objet d’une présentation à la médiathèque Langevin de Saint-Martin-d’Hères par son auteur, Nicolas Benoit, secrétaire général de l’union départementale CGT, et Claudine Kahane, adjointe à la culture à la ville de Saint-Martin-Hères, en présence des étudiants de troisième année à l’IUT de Grenoble sur les métiers du livre, qui préparent une exposition sur Neyrpic.
Claudine Kahane, adjointe à la culture de Saint-Martin-d’Hères, ville qui a contribué à l’édition de cet ouvrage.
Jean Bruyat avait toute qualité pour écrire cette histoire : sa mère était concierge de l’usine Neyrpic de la Galochère à Saint-Martin-d’Hères où son père travaillait. Et il a pu s’appuyer sur les archives conservées par l’un des délégués licenciés, René Reale, par la suite devenu son beau père. Aussi est-ce un livre riche d’une histoire intimement vécue qu’il propose, « une histoire ouvrière souvent ignorée », constatait Nicolas Benoit. Mais c’est aussi la résonance avec notre époque qui interpelle. Lorsque Henri Dagallier signe avec la CGT un accord en avance sur son temps, il se fait convoquer par le ministre des Finances de l’époque, Wilfried Baumgartner, et le patron des patrons du moment, Georges Villiers. Cet accord risque de faire école. « Comment ne pas faire le rapprochement avec la convocation par le ministre macroniste des Finances, Bruno Le Maire, qui convoque le PDG de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, pour qu’il « rende des comptes », après la signature de l’accord permettant aux cheminots de cesser leur activité avant la retraite ? »Nicolas Benoit, secrétaire de l’union départementale CGT.
Comment, aussi, ne pas faire le parallèle entre Georges Glasser et le dirigeant imposé par General electric à Grenoble, refusant de parler français et amateur de golf, missionné en 2017 pour fermer l’atelier de production de turbines hydroélectriques, issu du savoir-faire Neyrpic ? Le site de la Galochère est fermé en 1964, puis celui de la Croix-Rouge en 1966. L’entreprise Neyrpic est finalement revendue à Alsthom en 1967 – Alstom depuis 1998 – puis à General electric en 2015, sous l’égide d’Emmanuel Macron, ministre de l’Economie à l’époque. Une opération qui s’est révélée désastreuse pour l’industrie française, selon le magazine économique Challenge.