Sport et cinéma – Mais qui est Alice Milliat (1884–1957) ?

Par Régine Hausermann

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Une question que je ne poserai plus, après avoir vu à La Vence-Scène de Saint-Egrève, le documentaire d’Anne-Cécile Genre, « Les Incorrectes : Alice Milliat et les débuts du sport au féminin » ! Honteuse de l’avoir ignorée jusqu’ici. En colère contre les préjugés sexistes qui l’ont si longtemps invisibilisée, comme tant d’autres femmes, dans tous les domaines. Déterminée à contribuer à la faire connaître…

Ven­dre­di 22 mars à 20h, La Vence-Scène pro­po­sait une séance de ciné­ma gra­tuite pour faire connaître Alice Mil­liat dont un skate-park muni­ci­pal porte le nom depuis sep­tembre 2023. La grande salle n’était pas pleine : dom­mage ! Les jeunes des clubs locaux — gar­çons et filles – auraient été édifié·es sur l’égalité hommes-femmes !

Une pion­nière

Une femme s’est dres­sée contre le Comi­té natio­nal olym­pique dans les années 1920 pour deman­der la par­ti­ci­pa­tion des femmes aux Jeux olym­piques, Alice Mil­liat. Pour elle, « le sport fémi­nin a sa place dans la vie sociale au même titre que le sport mas­cu­lin. Il devrait même pas­ser au pre­mier plan des pré­oc­cu­pa­tions du gou­ver­ne­ment ; je n’exagère pas ». Décla­ra­tion de 1917.

La réponse de Pierre de Cou­ber­tin — una­niment salué pour avoir res­sus­ci­té les JO en 1896… mais pour les hommes uni­que­ment — est élo­quente : « Le rôle de la femme reste ce qu’il a tou­jours été : elle est avant tout la com­pagne de l’homme, la future mère de famille, et doit être éle­vée en vue de cet ave­nir immuable […]. Les Jeux Olym­piques doivent être réser­vés aux hommes, le rôle des femmes devrait être avant tout de cou­ron­ner les vain­queurs… » Une opi­nion lar­ge­ment par­ta­gée dans les fédé­ra­tions spor­tives de l’époque et par tout un cha­cun… et même cha­cune ! 

Premier

Le pre­mier Comi­té inter­na­tio­nal olym­pique, en 1896.

Mais d’où sort-elle ? Née Alice Mil­lion à Nantes, de parents épi­ciers, elle se marie à 20 ans — banal pour l’époque – à Londres — moins banal pour une fille d’origine modeste – avec Joseph Mil­liat, un jeune Nan­tais employé de com­merce, qui meurt quatre ans plus tard. La voi­là veuve, sans enfant, et libre.
On la retrouve à Paris, pra­ti­quant l’aviron au Fémi­na Sport du 14ème arron­dis­se­ment – club créé en 1912, tou­jours en acti­vi­té – et même pré­si­dente du club en 1915. Elle est la pre­mière femme à rem­por­ter le bre­vet Audax rameur 80 km pour avoir réa­li­sé cette dis­tance dans une embar­ca­tion légère et dans le temps impo­sé.

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Alice Mil­liat pra­ti­quant l’aviron au Fémi­na club.

Pen­dant la pre­mière guerre mon­diale, les femmes sont sor­ties du foyer pour rem­pla­cer les hommes par­tis sur le front. Dans ce contexte éman­ci­pa­teur, les res­pon­sables des clubs de sport fémi­nins créent la Fédé­ra­tion des socié­tés fémi­nines spor­tives de France (FSFSF). Alice Mil­liat en est tout d’a­bord tré­so­rière puis secré­taire géné­rale en juin 1918 avant d’ac­cé­der à la pré­si­dence le 10 mars 1919. Le docu­men­taire pro­pose des images de com­pé­ti­tion spor­tive mon­trant des femmes en action. On est frap­pé par la tech­ni­ci­té de leurs gestes spor­tifs et leur joie de vivre.

Une femme et une mili­tante déter­mi­née

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Alice Mil­liat en 1920 (36 ans).

Refus du CIO ! Qu’à cela ne tienne ! La FSFSF diver­si­fie les sports et orga­nise les pre­miers cham­pion­nats de France fémi­nins de foot­ball, de bas­ket-ball, de cross, de nata­tion ou de hockey.

1920 – Créa­tion de la pre­mière équipe de France de foot­ball fémi­nin

Mars 1921 — Alice Mil­liat orga­nise le pre­mier mee­ting d’é­du­ca­tion phy­sique fémi­nin inter­na­tio­nal à Monte-Car­lo entre cinq pays : France, Grande-Bre­tagne, Ita­lie, Nor­vège et Suède. Un suc­cès qui l’amène à créer, le 21 mars, la Fédé­ra­tion spor­tive fémi­nine inter­na­tio­nale (FSFI), dont elle est élue pré­si­dente. Son domi­cile pari­sien rue de Varenne devient le siège social de la Fédé­ra­tion.

1926 — La Suède accueille la seconde édi­tion de ces Jeux olym­piques fémi­nins.

Août 1922 – La FSFI par­ti­cipe à l’or­ga­ni­sa­tion à Paris de Jeux mon­diaux fémi­nins, deux ans avant les Jeux olym­piques offi­ciels. Là encore, le suc­cès ! 20 000 per­sonnes sont venues au stade Per­shing pour assis­ter à ces jeux où se ren­contrent des ath­lètes de cinq pays – dont les Etats-Unis — dans onze com­pé­ti­tions spor­tives. L’IAAF (Asso­cia­tion inter­na­tio­nale des fédé­ra­tions d’athlétisme) doit céder et décide de mettre en place une com­mis­sion qui va conduire à l’existence de com­pé­ti­tions ath­lé­tiques fémi­nines aux niveaux natio­nal et olym­pique en col­la­bo­ra­tion avec la FSFI. C’est ain­si que les épreuves consi­dé­rées par Pierre de Cou­ber­tin comme « inin­té­res­santes, ines­thé­tiques et incor­rectes » vont obte­nir droit de cité.

1928 – Aux JO d’Amsterdam, l’athlétisme appa­raît comme dis­ci­pline olym­pique. Cinq épreuves fémi­nines sont dis­pu­tées pour la pre­mière fois lors d’un évé­ne­ment olym­pique. Et Alice Mil­liat devient la pre­mière femme juge lors des épreuves d’ath­lé­tisme des hommes.

Alice

Jury des épreuves d’athlétisme aux JO d’Amsterdam. Cher­chez l’erreur !

1930 à 1936 — Cham­pion­nats du monde fémi­nins dus à sa téna­ci­té. Mais en 1936, un vent réac­tion­naire et fas­ciste souffle sur l’Europe, IAAF et FSFI sonne la fin de la récréa­tion. Le gou­ver­ne­ment inter­rompt ses sub­ven­tions. Retour des femmes à la mai­son. Alice Mil­liat s’é­puise à trou­ver de nou­velles sources de finan­ce­ment. La Fédé­ra­tion spor­tive fémi­nine inter­na­tio­nale (FSFI) dis­pa­raît de la scène inter­na­tio­nale.

En 1935, malade et moquée pour son pro­jet de lan­ce­ment d’une lote­rie des­ti­née à l’ac­qui­si­tion d’un ter­rain d’en­traî­ne­ment, elle se retire défi­ni­ti­ve­ment de la scène spor­tive. La socié­té patriar­cale a eu rai­son d’elle. Les femmes auront le droit de pra­ti­quer des sports fémi­nins comme la gym­nas­tique qui sied à leur beau­té et n’entrave pas leur devoir de pro­créa­tion.

Jusqu’à sa mort en 1957, elle accepte des tra­vaux de secré­taire bilingue ou de tra­duc­trice pour sub­ve­nir à ses besoins.

Cent ans plus tard, Alice Mil­liat sort de l’ombre

- Récem­ment, plu­sieurs villes, dont sa cité natale de Nantes, ont don­né son nom à des ins­tal­la­tions spor­tives.
- Mars 2021 — Sa sta­tue a été inau­gu­rée face à celle de Pierre Cou­ber­tin à la Mai­son du sport fran­çais qui abrite le siège du Comi­té natio­nal olym­pique. 
- 2015 – Créa­tion d’une Fon­da­tion Alice Mil­liat visant à pro­mou­voir la pra­tique du sport fémi­nin, mais aus­si à faire mieux connaître la grande oubliée du sport fran­çais. Pour Auré­lie Bres­son, pré­si­dente de la Fon­da­tion, « elle a vrai­ment été invi­si­bi­li­sée. C’est une spor­tive qui s’est bat­tue et qui a été un porte-voix pour les femmes […] ; elle avait une vision pro­gres­siste, huma­niste, mais trop en avance sur son temps ».
- 2022 – La future Are­na de la Porte de La Cha­pelle à Paris — 8 000 places devant accueillir des épreuves olym­piques et para­lym­piques lors des Jeux 2024 — a failli por­ter son nom… mais Adi­das a fina­le­ment été pré­fé­ré. Devi­nez pour­quoi ! Lot de conso­la­tion, l’esplanade devant l’Arena s’appellera Espla­nade Alice Mil­liat.
- 2022 – Sor­tie du docu­men­taire « Les Incor­rectes ». Dans le cadre de son pro­gramme « Géné­ra­tion 2024 », Paris 2024 met le film à dis­po­si­tion de tous les éta­blis­se­ments sco­laires et de l’enseignement supé­rieur. Le site pré­sente ce docu­men­taire comme « une oppor­tu­ni­té idéale pour sus­ci­ter la réflexion des jeunes géné­ra­tions sur les valeurs olym­piques et para­lym­piques et les sujets d’inclusion, de res­pect et d’égalité homme-femme à tra­vers l’étude d’un pro­jet artis­tique et cultu­rel ».

U.S.

Ath­lètes aux Jeux olym­piques fémi­nins de 1922.

Quelques dates ins­truc­tives

En 1900, lors de la pre­mière par­ti­ci­pa­tion des femmes aux olym­piades, seules deux dis­ci­plines étaient stric­te­ment fémi­nines, le golf et le ten­nis.
Jusque dans les années 80, la part des femmes par­ti­ci­pant aux Jeux olym­piques ne dépas­sait pas 15%.

Depuis 1991, tout sport qui sou­haite être inclus au pro­gramme des JO doit obli­ga­toi­re­ment com­por­ter des épreuves fémi­nines.

Depuis 2007, la charte olym­pique rend obli­ga­toire leur pré­sence dans tout sport ; un enga­ge­ment ren­for­cé en 2015.
En 2012, lors des jeux de Londres, avec l’introduction de la boxe fémi­nine, la par­ti­ci­pa­tion des femmes a été réa­li­sée dans toutes les dis­ci­plines. La boxe mas­cu­line est pré­sente aux Jeux depuis 1904. Il a fal­lu plus d’un siècle pour vaincre les sté­réo­types de genre !

2024 — La pari­té, enfin ! Les Jeux olym­piques et para­lym­piques de Paris auront une par­ti­ci­pa­tion des femmes à 50%, pour la pre­mière fois dans l’histoire des Jeux.

Lun­di 26 mars 2024 – Au jour­nal de 13h, j’entendais une jour­na­liste plai­der pour deux porte-dra­peaux fémi­nines fran­çaises ! Il n’y en a eu que quatre jusqu’ici.

Beau­coup de pro­grès certes depuis un siècle mais encore beau­coup de pro­blèmes de pari­té – dans les ins­tances du sport, dans la média­ti­sa­tion des sports fémi­nins – et de vio­lences sexistes et sexuelles. Conti­nuons le com­bat !

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