Livreurs à vélo. Pourquoi leur combat nous concerne tous

Par Luc Renaud

/

Le combat des livreurs pour leurs rémunérations, la régularisation des sans papiers, leurs conditions de travail, est d’intérêt général. C’est aussi une illustration des objectifs de la loi immigration : accroître la précarité de ces travailleurs pour mieux affaiblir les revendications de tous les travailleurs. La raison d’être de l’opération de police du 27 décembre.

Image principale
« La nasse a été montée spécialement contre nous. » Mohamed Fofana, secrétaire du syndicat CGT des livreurs de Grenoble.

« C’est quand il fait mau­vais que l’on a le plus de com­mandes. » Moha­med Fofa­na raconte un métier, celui de livreur à vélo. Un métier dehors, par tous les temps. Mar­qué par ses temps d’attente, aus­si. Un métier sous la domi­na­tion d’un capi­ta­lisme moderne, le monde de l’ubérisation. « Le retour du tra­vail à la tâche, en fait », note Alain Lavy. Moha­med Fofa­na est secré­taire du syn­di­cat CGT des livreurs de Gre­noble. Alain Lavy est son inter­lo­cu­teur à l’union locale CGT de Gre­noble.

Un métier ciblé… par la police. C’était le 27 décembre, place Vic­tor Hugo, dans le centre de Gre­noble, à 19 heures. « Le moment où il y a le plus de tra­vail en centre ville », pré­cise Moha­med. Les cars de police bouclent la place. Et contrôlent les livreurs. « J’ai été aver­ti et je me suis ren­du sur place ; tout de suite, j’ai dû mon­trer mes papiers. » Moha­med Fofa­na obtem­père, puis se pré­sente comme secré­taire du syn­di­cat et demande des expli­ca­tions. « Vous n’avez pas de ques­tion à nous poser. » Il insiste, on lui indique appli­quer les ordres du minis­tère et on lui rede­mande ses papiers… Bilan de l’opération, des livreurs menot­tés et embar­qués, quatre d’entre eux à des­ti­na­tion de Lyon – « On ne sait pas pour­quoi Lyon » – et les autres à l’hôtel de police de Gre­noble. Cer­tains sont libé­rés, avec des obli­ga­tions de quit­ter le ter­ri­toire (OQTF), mais aus­si des inter­dic­tions de retour sur le ter­ri­toire fran­çais (jusqu’à trois ans de pri­son en cas de non res­pect d’une IRTF). D’autres sont inter­nés en centre de réten­tion admi­nis­tra­tive, on en ignore le nombre. Le même jour, des inter­pel­la­tions ont eu lieu à Voi­ron et à Vienne.

Le retour de Lyon à Gre­noble est à la charge des livreurs. Et les vélos, sont à l’hôtel de police. La soli­da­ri­té joue. Col­lecte pour finan­cer les billets de trains, et accom­pa­gne­ment par des mili­tants CGT pour aller récu­pé­rer les outils de tra­vail des livreurs. A l’hôtel de police, où les vélos sont ren­dus sans dif­fi­cul­té, un agent de police leur lance : « Vous, la CGT, vous ne défen­dez que les étran­gers. » Non en fait, « nous défen­dons les tra­vailleurs, tous, y com­pris les fonc­tion­naires, y com­pris les étran­gers », com­mente Caro­line Audric, la secré­taire de l’union locale CGT.

Les plateformes se gardent des comptes sous le coude

En jan­vier, la mobi­li­sa­tion se pour­suit. Les déci­sions pré­fec­to­rales, OQTF et IRTF, sont contes­tées devant le tri­bu­nal admi­nis­tra­tif. Un ras­sem­ble­ment se déroule le 25 jan­vier – près d’une cen­taine de per­sonnes –, lors des audiences. L’un des livreurs mena­cé d’expulsion a deux enfants, nés en France. Les juge­ments étaient annon­cés pour la pre­mière semaine de février. La CGT a mis une péti­tion en cir­cu­la­tion.

« Cette opé­ra­tion inter­vient après la grève natio­nale des 2 et 3 décembre, elle est signi­fi­ca­tive de la volon­té d’intimidation d’un gou­ver­ne­ment qui assume sa com­pli­ci­té avec les pla­te­formes », constate Alain Lavy. Une stra­té­gie est lim­pide : jouer sur la pré­ca­ri­té des sans papiers pour peser sur les reven­di­ca­tions. « Dès que les livreurs relèvent la tête, les pla­te­formes ont un moyen immé­diat de répres­sion : le blo­cage du compte, une forme de licen­cie­ment sans droits ni pré­avis. » C’est ain­si que, dans la région pari­sienne, Ube­reat a radié quelque deux mille livreurs après une opé­ra­tion « sel­fie pour contrôle des papiers ». « Au moment de la grève, les pla­te­formes ont mis en ligne les comptes qu’elles se gar­daient en attente », pré­cise Moha­med Fofa­na. De quoi inti­mi­der ceux qui relèvent la tête, ten­ter de divi­ser les livreurs entre « légaux » et « illé­gaux », avec l’objectif d’empêcher ces tra­vailleurs de s’organiser, de défendre leurs droits et d’en acqué­rir de nou­veaux.

Les rai­sons d’être, somme toute, de la loi immi­gra­tion écrite sous la dic­tée de la droite et du Ras­sem­ble­ment natio­nal : réduire les reve­nus des tra­vailleurs immi­grés, les contraindre à vivre sous la menace de l’expulsion, pour ain­si consti­tuer une réserve de main d’œuvre qui n’aura d’autre choix pour sur­vivre que d’accepter la sur­ex­ploi­ta­tion. « C’est un moyen effi­cace pour peser sur l’ensemble des reven­di­ca­tions du monde du tra­vail, pour faire accep­ter toutes les remises en cause sur l’argument : « voyez, il y a pire que vous » », note Alain Lavy. En ce sens, « le com­bat des livreurs est celui de tous les tra­vailleurs : le sec­teur de la livrai­son à domi­cile est deve­nu un labo­ra­toire d’expérimentation de la régres­sion sociale, de la régres­sion du droit du tra­vail ».

Et il y a la simple huma­ni­té. Dif­fi­cile à entendre, le témoi­gnage d’un livreur dont la femme s’est noyée en Médi­ter­ra­née ou d’un autre dont l’épouse a été assas­si­née en Tuni­sie lors d’un pogrome raciste. La loi immi­gra­tion, avant sa cen­sure par­tielle par le Conseil consti­tu­tion­nel, vou­lait com­pli­quer le regrou­pe­ment fami­lial.

1000

livreurs

envi­ron tra­vaillent dans l’agglomération gre­no­bloise. Dif­fi­cile à esti­mer, mais peut-être davan­tage, car le chiffre est en constante évo­lu­tion.

La fiction de l’indépendance

Les livreurs sont des tra­vailleurs indé­pen­dants, des autoen­tre­pre­neurs, qui paient leurs coti­sa­tions sociales. Ce ne sont pas des sala­riés. Pour­tant, le lien de subor­di­na­tion avec les pla­te­formes est évident : les livreurs ne sont pas libres de fixer leurs tarifs, rien à voir avec un contrat com­mer­cial. Et s’ils refusent des com­mandes, les pla­te­formes les débranchent. Une forme de licen­cie­ment pour faute, sans contes­ta­tion pos­sible. Des sala­riés sans les droits des sala­riés.

Revenus

Com­bien gagne un livreur à vélo ? Pour la majo­ri­té d’entre eux, « de 5 à 800 euros par mois », estime Alain Lavy. Dif­fi­cile à esti­mer cepen­dant, tant les situa­tions sont dif­fé­rentes. Celle des tra­vailleurs sans papiers, notam­ment, contraints de rever­ser un par­ti de leurs gains au titu­laire de l’inscription sur la pla­te­forme  : « ils ont juste de quoi sur­vivre », sou­ligne Moha­med Fofa­na.

L’aide par l’OQTF

Eric Vaillant, pro­cu­reur de la Répu­blique au tri­bu­nal judi­ciaire de Gre­noble, a indi­qué que le bou­clage ciblé de la place Vic­tor Hugo du 27 décembre avait été opé­ré à sa demande. Et d’ajouter que cela avait per­mis de consta­ter « que les livreurs en situa­tion irré­gu­lière étaient gra­ve­ment exploi­tés par ceux qui leur sous-louaient leur licence ». A sa demande, si ce n’est que le même jour, des livreurs ont été arrê­tés à Vienne, ville qui n’est pas du res­sort du tri­bu­nal de Gre­noble. La consigne venait sans doute de plus haut. Et puis, venir en aide aux exploi­tés, ce n’est sans doute pas non plus leur confis­quer leur outil de tra­vail et les munir d’une obli­ga­tion de quit­ter le ter­ri­toire.

Livreurs-a-velo-CGT-Grenoble/
Les livreurs, lors d’une mani­fes­ta­tion pour la défense des retraites en mars 2023.

Ce que demandent les livreurs CGT

Prix des courses, calcul du temps de travail, régularisations, lutte contre le racisme, conditions de travail… bienvenue au pays de la précarité.

« D’abord le prix des courses. » Quand on lui parle reven­di­ca­tions, Moha­med Fofa­na n’hésite pas. De quoi se nour­rir et se loger. C’était l’exigence mise en avant lors de la grève natio­nale des 2 et 3 décembre. « Comme les temps d’attente ne sont pas comp­ta­bi­li­sés, on peut être connec­té pen­dant huit heures et gagner une dizaine d’euros. » D’où la reven­di­ca­tion CGT d’une prise en compte de l’attente, en même temps que d’une aug­men­ta­tion de la course elle-même. Avec une demande com­plé­men­taire : l’expertise de l’algorithme qui cal­cule temps et rému­né­ra­tions, exper­tise tou­jours refu­sée par les pla­te­formes. Autre reven­di­ca­tion, la régu­la­ri­sa­tion des sans papiers. Les livreurs tra­vaillent, on l’a vu pen­dant la covid, par exemple…

L’opacité de l’algorithme

Le déblo­cage des comptes, aus­si. « On peut se retrou­ver dans l’impossibilité de tra­vailler, sans savoir pour­quoi », note Moha­med Fofa­na. Encore une illus­tra­tion de la fic­tion du « tra­vailleur indé­pen­dant ».

Moha­med Fofa­na évoque le com­por­te­ment de cer­tains clients. « Lorsque des ren­contres avec les réfé­rents des pla­te­formes – tou­jours le lien de subor­di­na­tion de type sala­riat – ils pro­tègent tou­jours le client, par­fois vrai­ment raciste, et pas le livreur », pré­cise Moha­med Fofa­na. D’autant que la mau­vaise note d’un client réduit l’activité pro­po­sée au livreur.

Moha­med Fofa­na évoque encore la prise en compte des assu­rances, mais aus­si la pos­si­bi­li­té pour les livreurs d’attendre à l’abri, de rechar­ger les télé­phones… A la demande du syn­di­cat, un local devrait leur être ouvert par la ville dans le centre de Gre­noble.

Caroline-Alain/
Caro­line Audric et Alain Lavy.
 

Pousser la porte de la bourse…

Les livreurs et leurs revendications sont visibles, sur la place grenobloise. Un processus de longue haleine qui a débouché sur la création d’un syndicat.

Com­ment créer un syn­di­cat, là où la pré­ca­ri­té fait office de sta­tut, là où nombre de tra­vailleurs sont sans papiers ? « Deux d’entre eux sont venus nous voir », se sou­vient Alain Lavy, le cor­res­pon­dant des livreurs à l’union locale CGT.

Ce sont en effet ces tra­vailleurs qui ont com­men­cé à s’organiser, sous l’égide d’une asso­cia­tion, tout d’abord. Une pre­mière grève a été lan­cée en 2021. Sans le sou­tien d’une orga­ni­sa­tion syn­di­cale, elle s’est heur­tée au mépris des pla­te­formes. Les dis­cus­sions se sont alors enga­gées avec la CGT. « Ce n’était pas for­cé­ment simple, note Caro­line Audric, secré­taire de l’union locale, pour cer­tains, pous­ser la porte de la bourse, c’était entrer dans une sorte d’institution, un endroit qu’ils n’imaginaient pas fait pour eux ». Des réunions ont eu lieu dans la rue. Des reven­di­ca­tions locales se sont expri­mées. L’UL CGT a ain­si obte­nu de la ville la pos­si­bi­li­té pour les livreurs de se retrou­ver une fois par semaine dans une salle, à la mai­son des habi­tants, au Vieux temple.

Mobilisés pour le droit à la retraite

Autre démons­tra­tion de l’utilité du syn­di­cat, lorsque les livreurs ont obte­nu avec la CGT le retrait d’une déci­sion de la police muni­ci­pale. Cou­rant 2022, il avait été déci­dé de confis­quer les vélos ne satis­fai­sant pas à une série de normes.

« Ces débats, ces ren­contres ont débou­ché sur des prises de conscience plus larges », sou­ligne Alain Lavy. Et il se fait admi­ra­tif lorsqu’il évoque la par­ti­ci­pa­tion des livreurs aux mani­fes­ta­tions pour les retraites du prin­temps 2023. « Voi­là des tra­vailleurs qui vivent dans la pré­ca­ri­té la plus com­plète, des jeunes qui se mobi­lisent pour le droit à la retraite, – « péda­ler, péda­ler, on ne va pas le faire, jusqu’au cime­tière » – sans connaître, pour cer­tains, ce que sera leur ave­nir dans le pays. »

Ce pro­ces­sus s’est conclu par la créa­tion du syn­di­cat CGT des livreurs de Gre­noble, en sep­tembre der­nier. « C’est un exemple pour nous, riche d’expérience pour tous les syn­di­cats, pour la lutte contre la pré­ca­ri­té », se réjouit Caro­line Audric.

Relever la tête

« Ils nous demandent tou­jours des cha­subles, ils les portent tous, ils nous disent heu­reux d’être visibles… il a fal­lu en recom­man­der », se féli­cite Caro­line Audric. Les livreurs à vélo CGT ne passent pas inaper­çus. Fiers d’être en manif, fiers tout sim­ple­ment d’être syn­di­qués, à la CGT. « C’est un syn­di­cat où il n’y a pas de pro­blème pour le règle­ment de coti­sa­tions à 1 % du reve­nu. »

Solidarité

Contri­buer à ce que des tra­vailleurs puissent s’organiser, c’est le rôle de l’union locale. Qui demande ini­tia­tive et per­sé­vé­rance. « C’est notre ADN, à la CGT, la soli­da­ri­té, c’est ce qui fait notre huma­ni­té », sou­ligne Caro­line Audric. Tout par­ti­cu­liè­re­ment dans des sec­teurs pro­fes­sion­nels tou­chés par la pré­ca­ri­té et la sur­ex­ploi­ta­tion. « Ça montre aus­si la néces­si­té de l’interpro ; la soli­da­ri­té, ce n’est pas seule­ment à l’intérieur de l’entreprise, c’est aus­si pour ceux qu’on ne peut pas se conten­ter de regar­der péda­ler. »

Partager cet article

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *