MC2-Grenoble – Adieu la mélancolie. Politique et intense !
Par Régine Hausermann
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Luo Ying jeune, perché sur un cube ©Christophe Raynaud de Lage
Après avoir questionné l’identité européenne en 2019 avec « Nous, l’Europe, Banquet des peuples », le metteur en scène Roland Auzet change de continent mais pas de méthode pour questionner la Révolution Culturelle chinoise impulsée par Mao Zedong. Son travail s’inspire du récit autobiographique de Luo Ying « Le Gène du garde rouge – Souvenirs de la révolution culturelle ». L’ancien garde rouge a d’ailleurs participé à la création du spectacle porté par une troupe de jeunes acteurs et actrices français·es d’origine chinoise. Le rythme est intense comme la musique et les effets de lumière. Intense également le questionnement de ces jeunes gens et jeunes filles sur ce qui est arrivé à la Chine entre 1966 et 1976. Deux heures d’un spectacle politique et ludique vigoureusement applaudi, mercredi 9 novembre 2022.
Photo RH
A work in progress
Le spectacle commence par une réunion de travail mouvementée entre le metteur en scène Pierre et sa troupe, dans le hall de la MC2 alors que le public est dans la salle, assistant comme par effraction à cette réunion autour d’une table recouverte d’une nappe plastifiée rouge. La parole circule, en chinois et en français. Les jeunes actrices — majoritaires — et acteurs changent de place, donnent leur avis sur le projet de Pierre – Français et fils de maoïstes – qui veut monter une pièce sur la Révolution Culturelle. Les questions fusent sur la création artistique et sur le drame à représenter, occulté par les successeurs de Mao et souvent idéalisé par la gauche française. « Pourquoi la Chine, incarnant la culture plurimillénaire, après avoir suscité tant d’espoir de progrès et tant d’éloges de réussite économique, a‑t-elle adopté un hyper-capitalisme despotique et prédateur pour les siens et pour le monde ? » C’est la question que pose le spectacle et que se posent la jeune troupe au moment de son entrée dans la salle, venant du hall, après ce long préambule cinématographique. Sur le plateau, ils sont rejoints par une vingtaine de figurant·es qui créent une impression de foule.Photo RH
Plusieurs temporalités en contrepoint
Tantôt l’action se situe pendant la Révolution Culturelle dont les images de foule ‑à dominante rouge — sont projetées sur les grandes parois blanches qui enserrent le plateau. La petite bande encense le grand Timonier, brandit le petit livre rouge, exécute les ordres sans discuter. Luo Ying interprété par un comédien jeune — et resté sur scène pendant le prologue, accroché à sa barre de prise de son — intègre les gardes rouges. Comme 17 millions de camarades, il sera exilé à la campagne et ne rentrera à Pékin qu’à la mort de Mao. Chanceux ! Car plus d’un million sont morts. Tantôt l’action se déroule aujourd’hui. Les jeunes Chinois·es sont alors autant de visages de la Chine du 21ème siècle. Elles ou ils vivent – bien – de la mondialisation, s’accommodent des inégalités sociales et du contrôle étatique. Cette jeune génération s’est enrichie et se révèle avide de plaisirs, de jouissance et de confort matériel. Tantôt les comédien·nes dialoguent avec Pierre dont ils et elles partagent — ou pas — les parti-pris. A un moment il se fait même sortir du plateau. Tantôt enfin, Luo Ying lui-même — l’ancien garde rouge devenu poète et homme d’affaire — discute via un réseau social avec Sidney Rittenberg. Wikipédia nous apprend que Sidney Rittenberg (1921 — 2019) est un journaliste américain qui a vécu en Chine de 1944 à 1980 et travaillé en étroite collaboration avec les dirigeants du Parti communiste chinois ; Mao Zedong bien sûr mais aussi Zhou Enlai. Victime de purges politiques, il a été emprisonné à deux reprises, au total pendant plus de seize ans. Dans le spectacle, il apparaît comme une figure cynique, démoniaque.Luo Ying discute avec Sidney Rittenberg ©Christophe Raynaud de Lage
Les transitions d’une période à l’autre sont brutales – en terme cinématographique, on dirait cut — se traduisent par des musiques souvent agressives : chants révolutionnaires ou airs modernes avec force effets de batterie, chanteuse à la voix puissante déambulant sur scène, au milieu des personnages, avec un clavier électronique. Les mouvements du décor sont également spectaculaires comme les couleurs violentes projetées sur les parois.
©Christophe Raynaud de Lage
Une fresque historique pour dire « Adieu à la mélancolie »
« Sous prétexte d’aller de l’avant, nous feignons d’avoir oublié. Dans notre société, personne n’est indemne. » Luo Ying Le propos est quelquefois didactique. Mais ne faut-il pas aider la jeunesse d’aujourd’hui à se réapproprier son passé, à comprendre que « dans cette société d’anciens gardes rouges, personne ne sortira indemne d’une lutte de tous contre tous, d’une civilisation parfois pire et plus violente que l’état de nature. » Les personnages sortent comme apaisés de cette quête de la tragédie dont ils sont issus et l’une des dernières répliques sera de dire « Adieu à la mélancolie. » Dernière surprise, le poète Luo Ying en chair et en os, accompagnant les comédien·nes au moment du salut final ! Luo Ying, de son vrai nom Huang Nubo, est né dans la province du Gansu, dans l’Ouest, dans une famille de militaires. Sous le pseudonyme de Luo Ying 骆英, il relate le suicide de son père, déclaré « contre-révolutionnaire actif » à la suite des purges maoïstes de la campagne des Cent fleurs, et la mort de sa mère, réduite à la mendicité, intoxiquée au gaz près de dix ans plus tard. Pendant la Révolution culturelle (1966–1976), il est un jeune garde rouge – mais trop jeune pour être armé ou envoyé à la campagne. Il commence à écrire des poèmes à l’âge de 14 ans. Il publie son premier livre en 1978. Un premier recueil de poèmes date de 1992 (Cessez de m’aimer), suivi d’Adieu la mélancolie (1995) et Fleurs naissantes (2003). À partir de 2005, il cherche une nouvelle forme d’expression poétique avec la pratique d’une prose-poème réinventée à partir de la rhapsodie traditionnelle chinoise (fu). Ses nouveaux recueils de poèmes ont pour décor la mutation de la société chinoise en plein essor économique : Errance urbaine (2005), Lapins, lapins (2008, traduit en français par Xu Shuang au Castor Astral en 2013), La Neuvième nuit (2011). Luo Ying est aussi un homme d’affaires à succès, un alpiniste chevronné, un philanthrope engagé dans des œuvres caritatives.© Christophe Raynaud de Lage