Grenoble. Une « justice » expéditive broyant avocats et militants en Turquie

Par Edouard Schoene

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Les avocates Me Émeline Gayet et Me Joëlle Vernay (LDH), et Zoreh Baharmasi (LDH Iran) comptaient parmi les intervenantes de la réunion publique.
La Ligue de droits de l’Homme (LDH) de Grenoble organisait ce mardi 20 mai, en partenariat avec l’Institut des droits de l’Homme (IDH), l'ordre des avocats de Grenoble et la LDH Iran, une rencontre à la maison des avocats, autour de la situation catastrophique de la justice en Turquie.

Dans une pre­mière inter­ven­tion, Maître Éme­line Gayet situait la soi­rée dans le contexte inter­na­tio­nal très char­gé par les guerres (Pales­tine, Europe, Afrique…) et les atteintes aux droits de l’Homme. Me Michèle Girod-Marc, bâton­nière du bar­reau de Gre­noble, a ensuite ren­du compte d’une très récente mis­sion en Tur­quie (mis­sion IDH) avec sa col­lègue Me Lau­rence Neel.

Me Lau­rence Neel, avo­cate, et Michèle Girod-Marc, bâton­nière du bar­reau de Gre­noble.

Le bar­reau d’Istanbul (60 000 avo­cats !) avait sol­li­ci­té une enquête après la mort de deux jour­na­listes assas­si­nés par des drones. Les avo­cates gre­no­bloises ont ren­con­tré Me İbrah­im Özden Kaboğ­lu , ancien dépu­té, pro­fes­seur de droit, bâton­nier d’Istanbul et les dix membres de son conseil de l’Ordre, pour­sui­vis pour « pro­pa­gande ter­ro­riste » et « dif­fu­sion publique d’informations trom­peuses ». 

« Ce pro­cès se tenait alors que 1 500 avo­cats ont des affaires en cours, 500 sont en pri­son, ont-elles confié. On observe beau­coup de pro­cé­dures inci­dentes lors des séances des tri­bu­naux, des ren­vois, des déci­sions des juges sans même qu’ils se retirent pour déli­bé­rer. Deux avo­cates en situa­tion de pour­suites nous ont racon­té leur vie infer­nale où elles pointent quo­ti­dien­ne­ment à la police et craignent chaque jour l’emprisonnement. »

La défense dans la justice turque, une mascarade

Joëlle Ver­nay, mili­tante à la LDH, avo­cate retrai­tée et per­son­na­li­té emblé­ma­tique du bar­reau de Gre­noble, a quant à elle conté ses mul­tiples enga­ge­ments depuis quinze ans pour défendre le droit des citoyens turcs à la jus­tice. Elle est en outre reve­nue sur l’ar­res­ta­tion, en 1999, d’Ab­dul­lah Öca­lan, pré­sident et fon­da­teur du PKK, empri­son­né depuis sur l’île déserte d’Imrali. Ses avo­cats, puis les avo­cats de ses avo­cats — et ain­si de suite — ont été mis en pri­son !

« Nous avons assis­té, en 2016, à un pro­cès contre 46 avo­cats (pro­cès dit du « KCK », NDLR) où nous avions ren­con­tré Me Rama­zan Demir », a éga­le­ment racon­té Joëlle Ver­nay. En Tur­quie, le rôle et les droits de la défense sont qua­si­ment inexis­tants, selon l’ex-péna­liste. Exemple : des témoins ano­nymes sont sou­vent cités à charge pour, au moment de se pré­sen­ter à la barre, récu­ser les faits qu’ils pré­ten­daient dénon­cer par leurs témoi­gnages.

Me Joëlle Ver­nay — à gauche, aux côtés de Zoreh Bahar­ma­si (LDH Iran) — a tiré à bou­lets rouges sur le fonc­tion­ne­ment de la jus­tice turque.

Me Ver­nay a enfin cité le pro­cès inique contre Pinar Selek ou encore l’emprisonnement de Sela­hat­tin Demir­taş, copré­sident du HDP, depuis 2016, mal­gré trois condam­na­tions de la Cour euro­péenne des droits de l’Homme.

Une mili­tante asso­cia­tive fran­co-turque (qui sou­hai­tait gar­der l’anonymat) a par la suite lon­gue­ment témoi­gné de ses actions en Tur­quie où elle séjourne régu­liè­re­ment plu­sieurs mois par an. Se pré­sen­tant comme mili­tante poli­tique d’opposition « pour une Répu­blique turque, démo­cra­tique, laïque, avec un état de droit », celle-ci a dénon­cé le fas­cisme de la reli­gion en Tur­quie et le silence com­plice de l’Europe devant les épou­van­tables atteintes aux liber­tés dans son pays.

Le public a aus­si pu écou­ter le récit d’une délé­ga­tion d’avocates de Gre­noble ayant séjour­né à Istan­bul en avril der­nier. Elles ont ren­con­tré Sel­çuk Kozağa­çlı, ancien pré­sident de l’Association des avo­cats contem­po­rains, qui a été libé­ré à l’issue de son pro­cès, après huit ans de pri­son. Un répit de courte durée puisque ce der­nier a été empri­son­né dès le len­de­main !

L’a­vo­cat Sel­çuk Kozağa­çlı, arrê­té le len­de­main de sa libé­ra­tion après huit ans de pri­son.
Déclaration de l’avocat Selçuk Kozağaçlı, libéré… quelques heures

« Me voi­ci de retour. Nous avons lais­sé der­rière ces murs nos confrères avo­cats, ain­si que de nom­breux com­pa­gnons d’op­po­si­tion. Il serait donc mal­ve­nu de dire que nous sommes libres, car même lorsque nous étions enfer­més, nous étions en réa­li­té dehors. Et main­te­nant que nous sommes dehors, une part de nous demeure à l’in­té­rieur. Tout au long du che­min, tout au long des cou­loirs, une seule pen­sée m’a accom­pa­gnée, celle de Me Ebru Tim­tig (morte en pri­son après 238 jours de grève de la faim à l’été 2020, elle avait été condam­née en 2019 à plus de treize ans de pri­son pour « appar­te­nance à une orga­ni­sa­tion ter­ro­riste », NDLR). C’est ici, dans cette même pri­son, qu’elle a mené son com­bat pour un pro­cès équi­table. Nos cou­loirs se fai­saient écho, côte à côte. C’est en pen­sant à Ebru que j’ai fran­chi cette porte. C’est là où elle l’a lais­sé, la lutte, que nous la repren­drons. Tant que ce pays n’au­ra pas conquis le droit à une jus­tice équi­table, les avo­cats, si tel est le prix, accep­te­ront d’être empri­son­nés. Qui­conque a du res­pect pour soi-même ne devrait redou­ter ni ces murs, ni leur chaîne. Après tout, nous sommes tous pri­son­niers, d’une façon ou d’une autre. N’ayez crainte. Rien, abso­lu­ment rien, ne jus­ti­fie la rési­gna­tion. Nous lut­te­rons. Nous ne pou­vons tolé­rer de vivre ain­si, ni d’être aidés de cette façon. Et il leur en fau­dra bien plus que dix années pour me détour­ner de ce che­min. Dix ans, cela ne veut rien dire. Pre­nez soin les uns des autres, on se rever­ra sou­vent, très sou­vent.

Dans le débat, les intervenants·es ont sou­li­gné l’importance pour les citoyens turcs, les avo­cats en pri­son ou pour­sui­vis, de la pré­sence en Tur­quie de sou­tiens et de la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale pour faire recu­ler l’injustice.

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