Grenoble. Une « justice » expéditive broyant avocats et militants en Turquie
Par Edouard Schoene
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Dans une première intervention, Maître Émeline Gayet situait la soirée dans le contexte international très chargé par les guerres (Palestine, Europe, Afrique…) et les atteintes aux droits de l’Homme. Me Michèle Girod-Marc, bâtonnière du barreau de Grenoble, a ensuite rendu compte d’une très récente mission en Turquie (mission IDH) avec sa collègue Me Laurence Neel.

Le barreau d’Istanbul (60 000 avocats !) avait sollicité une enquête après la mort de deux journalistes assassinés par des drones. Les avocates grenobloises ont rencontré Me İbrahim Özden Kaboğlu , ancien député, professeur de droit, bâtonnier d’Istanbul et les dix membres de son conseil de l’Ordre, poursuivis pour « propagande terroriste » et « diffusion publique d’informations trompeuses ».
« Ce procès se tenait alors que 1 500 avocats ont des affaires en cours, 500 sont en prison, ont-elles confié. On observe beaucoup de procédures incidentes lors des séances des tribunaux, des renvois, des décisions des juges sans même qu’ils se retirent pour délibérer. Deux avocates en situation de poursuites nous ont raconté leur vie infernale où elles pointent quotidiennement à la police et craignent chaque jour l’emprisonnement. »
La défense dans la justice turque, une mascarade
Joëlle Vernay, militante à la LDH, avocate retraitée et personnalité emblématique du barreau de Grenoble, a quant à elle conté ses multiples engagements depuis quinze ans pour défendre le droit des citoyens turcs à la justice. Elle est en outre revenue sur l’arrestation, en 1999, d’Abdullah Öcalan, président et fondateur du PKK, emprisonné depuis sur l’île déserte d’Imrali. Ses avocats, puis les avocats de ses avocats — et ainsi de suite — ont été mis en prison !
« Nous avons assisté, en 2016, à un procès contre 46 avocats (procès dit du « KCK », NDLR) où nous avions rencontré Me Ramazan Demir », a également raconté Joëlle Vernay. En Turquie, le rôle et les droits de la défense sont quasiment inexistants, selon l’ex-pénaliste. Exemple : des témoins anonymes sont souvent cités à charge pour, au moment de se présenter à la barre, récuser les faits qu’ils prétendaient dénoncer par leurs témoignages.

Me Vernay a enfin cité le procès inique contre Pinar Selek ou encore l’emprisonnement de Selahattin Demirtaş, coprésident du HDP, depuis 2016, malgré trois condamnations de la Cour européenne des droits de l’Homme.
Une militante associative franco-turque (qui souhaitait garder l’anonymat) a par la suite longuement témoigné de ses actions en Turquie où elle séjourne régulièrement plusieurs mois par an. Se présentant comme militante politique d’opposition « pour une République turque, démocratique, laïque, avec un état de droit », celle-ci a dénoncé le fascisme de la religion en Turquie et le silence complice de l’Europe devant les épouvantables atteintes aux libertés dans son pays.
Le public a aussi pu écouter le récit d’une délégation d’avocates de Grenoble ayant séjourné à Istanbul en avril dernier. Elles ont rencontré Selçuk Kozağaçlı, ancien président de l’Association des avocats contemporains, qui a été libéré à l’issue de son procès, après huit ans de prison. Un répit de courte durée puisque ce dernier a été emprisonné dès le lendemain !

Déclaration de l’avocat Selçuk Kozağaçlı, libéré… quelques heures
« Me voici de retour. Nous avons laissé derrière ces murs nos confrères avocats, ainsi que de nombreux compagnons d’opposition. Il serait donc malvenu de dire que nous sommes libres, car même lorsque nous étions enfermés, nous étions en réalité dehors. Et maintenant que nous sommes dehors, une part de nous demeure à l’intérieur. Tout au long du chemin, tout au long des couloirs, une seule pensée m’a accompagnée, celle de Me Ebru Timtig (morte en prison après 238 jours de grève de la faim à l’été 2020, elle avait été condamnée en 2019 à plus de treize ans de prison pour « appartenance à une organisation terroriste », NDLR). C’est ici, dans cette même prison, qu’elle a mené son combat pour un procès équitable. Nos couloirs se faisaient écho, côte à côte. C’est en pensant à Ebru que j’ai franchi cette porte. C’est là où elle l’a laissé, la lutte, que nous la reprendrons. Tant que ce pays n’aura pas conquis le droit à une justice équitable, les avocats, si tel est le prix, accepteront d’être emprisonnés. Quiconque a du respect pour soi-même ne devrait redouter ni ces murs, ni leur chaîne. Après tout, nous sommes tous prisonniers, d’une façon ou d’une autre. N’ayez crainte. Rien, absolument rien, ne justifie la résignation. Nous lutterons. Nous ne pouvons tolérer de vivre ainsi, ni d’être aidés de cette façon. Et il leur en faudra bien plus que dix années pour me détourner de ce chemin. Dix ans, cela ne veut rien dire. Prenez soin les uns des autres, on se reverra souvent, très souvent.
Dans le débat, les intervenants·es ont souligné l’importance pour les citoyens turcs, les avocats en prison ou poursuivis, de la présence en Turquie de soutiens et de la solidarité internationale pour faire reculer l’injustice.